En fait, cet anti-bilinguisme est loin d'être nouveau; il date de
bien avant la Révolution américaine. Il suffit de se rappeler
qu'un des buts de la déportation des Acadiens en 1755 était
de les disperser dans les colonies anglaises de la côte américaine
afin de les « assimiler » et d'en faire de bons
petits sujets britanniques.
Encore une fois cette année, lorsque les résultats du recensement
de 2000 au chapitre des langues parlées ont été publiés,
et comme ça avait été le cas avec le recensement de
1990, plusieurs sont montés sur leurs grands chevaux pour nous dire
que le pays est en train de se désintégrer parce que près
d'un résidant sur cinq ne parle pas anglais à la maison.
C'est environ 47 millions de personnes aux États-Unis qui, pour
une raison ou pour une autre, préfèrent communiquer avec
leurs proches dans une langue autre que l'anglais. Les media pundits
sont hystériques; Ils ne comprennent pas pourquoi quelqu'un voudrait
faire une chose semblable aux USA. C'est tellement « un-American
»!
Ce qui est ignoré par tous ces soi-disant spécialistes médiatiques,
c'est que 82% de la population des États-Unis parle anglais à
la maison, et que si l'on additionne quelques chiffres de plus, on se rend
compte que 96% de la population totale (de plus de 5 ans) parle l'anglais
au moins « well ». Pas mal du tout pour
un pays en train de se désintégrer, non?
Calamité
lingustique
Comme d'habitude, se sont les immigrants récemment débarqués
au pays qui sont blâmés pour cette calamité linguistique.
Pourtant, Grosjean indique qu'il y a cent ans, la proportion de la population
qui ne parlait pas anglais était cinq fois plus grande qu'elle ne
l'est aujourd'hui. Mes propres recherches sur la question me portent à
croire que jamais, dans l'histoire de l'Amérique, un si grand pourcentage
de la population n'a été en mesure de s'exprimer en anglais.
Mais ce n'est pas assez. Les pundits sont là, avec toutes
sortes d'experts (on ne sait trop en quoi), à se demander: Qu'allons-nous
faire? Ce qu'ils veulent vraiment dire, c'est: Comment est-ce qu'on pourrait
faire parler ces gens en anglais à la maison, et tout le temps,
sans avoir l'air d'une bande de forcenés totalitaires? Désespérés,
ils finissent toujours par dire quelque chose comme: « Si
ces gens veulent conserver leur culture et leur langue, pourquoi ne retournent-ils
pas d'où ils viennent? Là où ils peuvent profiter
de leur culture tout le temps? »
Je ne sais pas si ces remarques proviennent d'une ignorance de l'histoire
ou si elles sont causées par de la stupidité pure et simple.
Peut être est-ce un peu des deux. Peut-être faut-il être
bilingue pour comprendre qu'il est impossible à la fois de construire
un empire et d'imposer le monoculturalisme, mais je doute que ce soit le
cas.
Question d'avoir un peu de plaisir, supposons que les gens qui choississent
de parler une langue autre que l'anglais à la maison devraient effectivement
retourner d'où ils viennent. Que faire avec les gens des Premières
Nations qui choisissent de parler leur langue ancestrale? Où devraient-ils
s'en aller? Que fait-on avec les Amish, qui se sont installés aux
États-Unis avant que ceux-ci n'existent, et qui parlent ce qu'on
appelle le « Pennsylvania dutch
» entre eux? Que fait-on avec les 200 000 + franco-Louisianais
qui ont maintenu une tradition française dans leur famille malgré
le fait que leurs ancêtres ont été achetés comme
du bétail par Jefferson il y a deux cents ans cette année?
Que fait-on avec les Cadiens? Et les Acadiens de la Nouvelle-Angleterre?
On les renvoie en Acadie? Si oui, on fait quoi avec les Anglais qui sont
là maintenant? Serait-ce à leur tour de retourner d'où
ils viennent? Que fait-on aussi avec les Hawaiiens? Où sont-ils
supposés « retourner »?
N'est-il pas évident que les immigrants récents ne sont pas
les seuls à être bilingues dans ce beau pays?
La
Louisiane
Pour moi, de même que pour plusieurs franco-Louisianais, ce débat,
ou cette « cultural war
», n'a rien à voir avec l'immigration. En tout cas
pas l'immigration récente qui est constamment pointée du
doigt. Ici, la question de la langue est au centre des disputes depuis
environ 1803, et les seules vagues d'immigration qui ont eu un impact sont
celle d'Américains après l'achat de l'État, celle
des forces de l'Union après la Guerre de Sécession, et celle
d'Américains une fois que du pétrole a été
découvert dans le sud de l'État, en 1901. Ironiquement, lorsqu'ils
ont pris le contrôle de la Louisiane, une des premières actions
des Américains a été de passer des lois protégeant
l'anglais car c'était alors une langue minoritaire. Au tournant
du 20e siècle, l'anglais n'était toujours parlé que
par une minorité de résidants en Louisiane.
Cependant, au fur et à mesure que leur nombre a augmenté,
les anglophones ont utilisé le pouvoir politique pour imposer à
tous la langue qu'ils avaient dû protéger par le passé.
Comment? Avec l'école obligatoire, en anglais seulement, dans un
système d'éducation enrégimenté par l'État.
Comme par magie, le « problème » linguistique
a aussi pris de l'ampleur. Comment aurait-il pu en être autrement?
Lorsque l'éducation est privée, les parents, non pas l'État,
décident dans quelle(s) langue(s) leurs enfants sont éduqués.
En fait, avant l'avènement des écoles publiques, c'est précisément
ce qui se passait et à travers le pays, l'école en français,
en allemand, en espagnol, et bilingue était aussi répandue
– sinon plus – que l'école en anglais.
En Louisiane, j'ai même découvert qu'au début des écoles
publiques, plusieurs Cadiens refusaient catégoriquement d'y envoyer
leurs enfants parce que, disaient-ils, elles faisaient des «
rascals » de leurs fils et de mauvaises mères
avec leurs filles. Ils ne percevaient certainement pas l'éducation
« gratuite » comme un « droit »
et ils ne demandaient pas à l'État de leur fournir des écoles
en français. Au lieu de cela, ils ont apparemment choisi, en grand
nombre, de simplement ignorer les écoles du gouvernement pour se
construire leurs propres écoles dans leurs communautés.
À Abbéville, la plus grande ville de ma paroisse, Blanche
Perret a ouvert une école privée en 1870, plusieurs années
avant qu'il n'y ait des écoles publiques dans la paroisse, et on
dit que ses élèves « received a well-rounded
education and especially an appreciation for classical literature, both
French and English. »(2)
En 1870!
Il est vrai que les Cadiens n'étaient pas tous lettrés, mais
selon l'historien Carl Brasseaux, le taux d'alphabétisme chez les
Cadiens était comparable à celui des autres groupes dans
le Sud à l'époque, y compris celui des anglo-Américains.
Ainsi, lorsque l'école est devenue obligatoire, en 1916, plusieurs
enfants cadiens y étaient déjà et l'alphabétisation
connaissait un essor sans précédent dans l'histoire de ce
peuple. Bien entendu, pour les Américains de l'époque, les
Cadiens étaient considérés analphabètes puisque
plusieurs ne pouvaient lire et écrire in English. (Ils pouvaient
lire Bastiat, mais pas Mills. Quel désastre!)
La situation était évidemment inacceptable pour les Américains
qui contrôlaient désormais la politique de l'État.
Après tout, « United we blend »,
était, à l'époque, « One nation,
one flag, one language. »
Question
de langue
En 1921, une nouvelle constitution fut signée pour l'État
et celle-ci stipulait que seul l'anglais était dorénavant
permis dans toutes les écoles de la Louisiane. À travers
le pays, des mesures similaires étaient aussi mises en place.
« Tout ceci pour dire que les racines de la "guerre culturelle" aux
États-Unis ne se trouvent pas dans l'immigration des trente dernières
années, mais plutôt dans le fait que le gouvernement, à
quelque part dans l'histoire, s'est donné pour mandat de s'assurer
que tous les Américains parlent anglais alors qu'il n'avait pas
l'autorité d'imposer une telle chose. » |
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En 1923, la Cour suprême des États-Unis a rendu un jugement
dans un cas qui impliquait un enseignant et l'État du Nébraska.
L'enseignant avait été accusé d'avoir fait la leçon
à un enfant de 10 ans en allemand, ce qui était contre une
loi statuant que seul l'anglais pouvait être utilisé pour
enseigner aux enfants qui n'avaient pas terminé leur huitième
année. Dans le jugement de la cour, on peut entre autre lire ceci:
That the state may do much, go very far, indeed, in order to improve the
quality of its citizens, physically, mentally and morally, is clear; but
the individual has certain fundamental rights which must be respected.
The protection of the Constitution extends to all, to those who speak other
languages as well as to those born with English on the tongue. Perhaps
it would be highly advantageous if all had ready understanding of our ordinary
speech, but this cannot be coerced by methods which conflict with the Constitution
– a desirable end cannot be promoted by prohibited means. […] It is well
known that proficiency in a foreign language seldom comes to one not instructed
at an early age, and experience shows that this is not injurious to the
health, morals or understanding of the ordinary child. […] The judgment
of the court belo must be reversed and the cause remanded for further proceedings
not inconsistent with this opinion.(3)
Apparemment, la nouvelle ne s'est pas rendue en Louisiane car ici, ce qui
a suivi, c'est trois, quatre décennies pendant lesquelles les enfants
cadiens ont été ridiculisés, humiliés, punis
(parfois physiquement et sévèrement) pour avoir parlé
français à l'école. Pour plusieurs, il s'agissait
de la seule langue qu'ils connaissaient. Une phrase malheureusement devenue
fameuse est: « I will not speak French on the school
grounds », car plusieurs enfants sont retournés
à la maison ayant à copier la ligne entre 200 et 1000 fois.
D'autres ont dû s'agenouiller sur du riz ou des gravailles dans le
coin de la classe et plusieurs racontent comment, comme un rite de passage,
ils pissaient dans leur robe et pantalon car ils ne savaient pas comment
demander, in English, la permission d'aller à la toilette.
Ces enfants ont aussi appris que leur langue n'était qu'une pauvre
corruption du « vrai » français, un patois
que personne ailleurs ne pourrait comprendre. L'américanisation
des Cadiens était en marche.
Dans son livre Liberalism, Mises a écrit sur le problème
créé par l'école obligatoire dans les régions
où les gens ne parlent pas tous la même langue:
La question de la langue utilisée pour l'instruction revêt
ici une importance cruciale. Une décision dans un sens ou dans un
autre peut, au cours des années, déterminer la nationalité
de la totalité d'une région. Les écoles peuvent rendre
les enfants étrangers à la nationalité de leurs parents
et être utilisées comme moyen d'opprimer des nationalités
dans leur ensemble. Ceux qui contrôlent les écoles ont le
pouvoir de nuire aux autres nationalités et d'obtenir des bénéfices
pour la leur. […] Dans des régions mêlant diverses nationalités,
l'école possède un prix politique de la plus haute importance.
On ne peut lui retirer son caractère politique tant qu'elle demeure
une institution publique et obligatoire. Il ne reste, en fait, qu'une seule
solution: l'État, le gouvernement, les lois ne doivent en aucun
cas s'occuper des écoles et de l'éducation. Les fonds publics
ne doivent pas être utilisés à cette fin. Élever
et instruire la jeunesse doit être l'apanage exclusif des parents
ainsi que des associations et institutions privées.(4)
Ironiquement, si les Cadiens n'avaient pas été conscrits
en grand nombre pour la Seconde Guerre mondiale, plusieurs croiraient probablement
encore toutes ces histoires sur leur langue. En fait, plusieurs ont toujours
honte du français qu'ils parlent, mais ceux qui sont allés
en France et en Afrique du Nord pendant la guerre sont revenus avec une
perception bien différente. Plusieurs ont servi comme interprètes
auprès des officiers alors que d'autres ont servi comme espions
derrière les lignes allemandes, passant pour des paysans français.
Ces Cadiens étaient conscient que leur bilinguisme leur avait permis
de recevoir de meilleurs postes. De plus, ils sont revenus avec la certitude
que leur français était compris par les autres francophones
du monde et ils avaient la preuve que l'État leur avait menti. La
« renaissance française »
de la Louisiane a commencé, en grande partie, grâce à
ces soldats.
Le
retrait de l'État
C'est ici, selon moi, que les Cadiens ont choisi la mauvaise approche pour
solutionner le problème de l'éducation, mais c'est que rendu
là, l'éducation « gratuite » était
désormais perçue comme un « droit ».
Guidés par des politiciens cadiens (très charismatiques),
les Cadiens ont assimilé la notion que si les écoles leur
avaient volé leur langue, c'était maintenant aux écoles
à la rétablir. Ils ont donc commencé à faire
pression pour avoir des cours de français dans les écoles
et plus tard, pour avoir accès à des programmes d'immersion
française.
L'éducation bilingue, en Louisiane, ce n'est pas pour les immigrants
afin qu'ils apprennent l'anglais. C'est de l'immersion française
pour des enfants qui sont, pour la plupart, unilingues anglophones et qui
ont des parents qui croient que l'État leur « doit »
quelque chose.
Tout ceci pour dire que les racines de la « guerre culturelle
» aux États-Unis ne se trouvent pas dans l'immigration
des trente dernières années, mais plutôt dans le fait
que le gouvernement, quelque part dans l'histoire, s'est donné pour
mandat de s'assurer que tous les Américains parlent anglais alors
qu'il n'avait pas l'autorité d'imposer une telle chose.
Ce qui me trouble le plus dans tout ça, c'est que même certains
libertariens voient un « problème » dans
le fait qu'un résident sur cinq ne parle pas anglais à la
maison. Mais pourquoi? Plusieurs se lamentent qu'à une certaine
époque il était plus facile d'assimiler les immigrants, expliquant
comment, en trois générations, les immigrants passaient de
monolingues dans une langue autre que l'anglais, à bilingues, à
monolingues en anglais. Le fait que le processus n'a été
possible qu'avec un système d'éducation étatisé,
anticonstitutionnel et en anglais seulement semble échapper à
ceux qui voit la guerre linguistique comme le résultat de l'immigration
récente et le bilinguisme comme une maladie que ces gens amènent
avec eux.
Bien sûr, l'immigration des dernières années a provoqué
l'élargissement de l'État, mais la même chose est vraie
pour, entre autre, le Canada et la France. « They all
want to come here », est un mythe américain qu'il
est temps de démystifier. Plus l'État offre de services et
plus les immigrants vont en profiter. Il ne faut quand même pas être
une cent watts pour comprendre cela.
Et puis, les libéraux ont beau chanter les louanges de la diversité
dans ce pays, les écoles, elles, sont toujours très unilingues
anglophones et très monoculturelles à l'américaine.
Réciter le « pledge of allegiance
» en anglais, en français ou en espagnol
n'accomplit-il pas la même chose, c'est-à-dire de mouler les
enfants en bons petits sujets américains? Comme je l'ai écrit
dans une version anglaise de cet article, « Immigrants
used to come here expecting nothing but the chance to pursue happiness;
they knew they had to catch it themselves. They came here to be free, not
to be free of responsibilities. »
N'est-il pas temps pour nous de reconsidérer le rôle de l'État
dans l'éducation de nos enfants? N'est-il pas temps pour nous tous
de reprendre en main l'éducation de nos enfants et de leur enseigner
la, ou les langues, que nous voulons? Cela va autant pour les parents francophones
du Québec qui désirent l'immersion anglaise pour leur rejetons
que pour les francophones de la Louisiane qui désirent une éducation
en français pour leurs enfants. C'est à nous de reprendre
la responsabilité d'éduquer nos enfants et d'enlever à
l'État ce pouvoir qu'il n'aurait jamais dû avoir. Sans compter
que sans le contrôle de l'État sur l'éducation, la
plus grosse bataille de la guerre culturelle cesserait d'exister, tout
simplement, et ce n'est certainement pas moi qui va m'en désoler.
1.
François Grosjean, Life With Two Languages, Cambridge: Harvard
University Press, 1982, p. 65. >> |
2.
Vermilion Historical Society, History of Vermilion Parish, (Vermilion Hsitorical
Socitety, 1983), p. 64. >> |
3.
Meyer v. State of Nebraska, 262 U.S. 390 (1923) at http://ccat.sas.upenn.edu/~haroldfs/540/handouts/supcourt/mnebrask.html.
>> |
4.
Ludwig von Mises, Liberalism: the Classical Tradition, New York:
Foundation for Economic Education, 1996, 114-15. Traduction par Hervé
de Quengo, en ligne à http://herve.dequengo.free.fr/index1.htm.
>> |
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