Montréal, 27 septembre 2003  /  No 129  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
ARTS VISUELS: DÉCONNECTÉS ET INATTAQUABLES!
 
par Gilles Guénette
 
  
          Après les groupes qui militent en faveur du logement social, voilà que c'est au tour des artistes en arts visuels de dénoncer le projet de revitalisation urbaine Place Valois dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve à Montréal – un projet qui prévoit des unités d'habitation, quelques commerces et une maison de la culture. Alors que les premiers dénonçaient le fait que les promoteurs n'aient pas eu l'intention de construire de logements sociaux sur chaque mètre-carré de terrain disponible, les seconds disent craindre que la maison de la culture envisagée pour l'endroit soit mal gérée... Difficile de plaire à tous ces êtres socialement engagés!
 
L'Urbaine Urbanité, prise 2 
  
          La semaine dernière donc, une dizaine d'artistes ont occupé le site de la future maison de la culture Hochelaga-Maisonneuve durant quelques jours, histoire de « manifester leur désaccord avec le projet tel qu'il est actuellement pensé »(1). Ils craignent que l'argent ne soit pas « investi » de la bonne manière et que se répète un cas comme celui du Zest – un bar-spectacle du quartier aujourd'hui en faillite malgré les quelques millions de fonds publics injectés dans sa relocalisation. 
  
          Pour la petite histoire, le Zest appartient à l'« entreprise » d'économie sociale Faites de la musique! qui, depuis 1993, s'est donnée comme mission de « participer au développement de la démocratie culturelle au service de la communauté et des artistes des cultures émergentes ». Le Zest venait à peine d'emménager dans ses nouveaux locaux (une vieille caserne de pompiers complètement rénovée en salle de spectacles à géométrie variable capable de prendre la forme d'une salle à l'italienne, d'une salle élisabéthaine à scène centrale, d'un cabaret, d'un lounge multimédia ou d'une salle d'expositions) avant de... fermer. Coût du projet: 4,3 millions $. Rien de trop beau pour les cultures émergentes! 
  
          C'est que l'organisme – qui décrochait en décembre dernier la première notation fiduciaire émise en Amérique du Nord(2) – a dû récemment suspendre ses activités pour une période indéterminée. Le gouvernement Landry lui avait promis un chèque de 700 000 $, mais la somme aurait été balayée sous le tapis des compressions budgétaires par le cabinet Charest depuis la passation des pouvoirs à l'Assemblée provinciale. Nos intervenants de l'économie sociale se retrouvent donc à sec avec un beau building fraîchement rénové, mais temporairement fermé. Tout le monde est mis à pied, on attend la suite des choses. Quand on dit qu'ils font n'importe quoi avec notre fric!  
  
          Mais revenons à nos moutons – euh, nos artistes. C'est contre ce genre de gestion des fonds qu'ils en ont. « Nous ne sommes pas contre la maison de la culture, d'assurer Gilles Bissonnet, artiste-engagé, nous ne faisons que poser des questions ». Pour l'instigateur de cette occupation de la future Place Valois, le modèle actuel des maisons de la culture est à revoir: « Le réseau est déjà sous-financé. Nous, les artistes, voyons défiler les millions sans en bénéficier. » M. Bissonnet devrait savoir que les seuls qui vivent vraiment de l'art dans un système socialisé comme le nôtre sont ceux qui administrent les programmes & subventions et ceux qui ont les reins assez solides pour s'en passer, mais bon... 
  
          L'artiste se questionne: « Pourquoi ne pas construire un bâtiment moins cher et, avec les surplus, faire rouler les artistes? » En d'autres mots, cessez de mettre l'argent dans le béton, mettez-le dans nos poches. « On me dit souvent qu'une maison de la culture, c'est bon pour me faire connaître, ajoute-t-il. Je ne tiens pas à me faire connaître, je veux simplement créer. » Quoi? Qu'est-ce qu'il a dit? « Je ne tiens pas à me faire connaître, je veux simplement créer. » Voilà où quarante ans d'interventionnisme culturel et de « gratuité » culturelle au Québec nous ont menés! Donnez-moi un financement adéquat (et stable, si possible), et de grâce, foutez-moi la paix! 
  
Vase clos climatisé 
  
          Mais qu'est-ce qu'il veut au juste? Rester seul chez lui et être tranquillement payé pour produire des pièces que seuls lui et ses ami(e)s verront? Expérimenter et jouer avec les concepts sans avoir à rendre de compte à personne? Créer sans avoir à s'expliquer? Les artistes subventionnés – surtout du secteur des arts visuels, secteur où oeuvrent M. Bissonnet et ses amis – n'ont pas vraiment besoin de « se faire connaître » au Québec. Leurs principaux « clients » étant les fonctionnaires des différents paliers de gouvernements, ils peuvent très bien vivre en dehors des réalités du marché et faire fi des goûts du grand public. Ils n'ont pas à plaire, ils n'ont qu'à bien savoir expliquer leur démarche créatrice. 
  
          Il y a quelques années, une reporter télé avait demandé au directeur général d'une nouvelle exposition montréalaise consacrée aux oeuvres de jeunes artistes en arts visuels quelque chose comme: « Pensez-vous que le grand public sera au rendez-vous pour cette première édition? » Ce à quoi il avait répondu (en substance): « Ça n'est pas grave s'il ne vient pas. L'événement aura quand même lieu. »
  
     « Les artistes en arts visuels n'ont pas besoin du grand public pour exister, ils s'adressent avant tout à une petite élite de collègues, d'universitaires, des curateurs de musées, et de galéristes. C'est pour eux qu'ils créent. Le grand public n'est important que dans la mesure où il défraye le coût de leurs "oeuvres". »
 
          Les artistes en arts visuels n'ont pas besoin du grand public pour exister, ils ne s'adressent même pas à lui. Ils visent avant tout à rejoindre une petite élite de collègues, d'universitaires, des curateurs de musées, et de galeristes. C'est pour eux qu'ils créent. Ils n'ont pas à plaire au grand public. Ce dernier ne leur importe que dans la mesure où il défraye les coûts des « oeuvres » qu'ils créent (oeuvres qu'il ne verra généralement pas, il n'y comprendrait rien de toute façon...) On l'invite pour la forme, mais on expose pour l'exposure 
  
          Un lecteur du QL, Gaétan Bouchard, m'écrivait dernièrement qu'on avait installé une « oeuvre d'une laideur incommensurable » devant le palais de justice de Trois-Rivières dans le cadre d'un programme de rénovation. « Un cylindre de béton armé de 15 mètres de hauteur avec, au sommet de ce restant de chantier, deux étrons de bronze ainsi qu'une petite maison de plastique reposant dans une petite chaloupe en stainless steel »... Le témoin témoigne d'un mauvais goût certain! Jugez-en par vous-même: 
  
  
          Dans un bulletin d'information destiné à l'ensemble des occupants de l'édifice, la Direction des communications de la Société immobilière du Québec (propriétaire de la bâtisse) décrivait ainsi l'oeuvre réalisée par l'artiste peintre et sculpteure Lucienne Cornet: « à l'intersection des rues Laviolette et Hart, un arbre-colonne, symbole de la mémoire du lieu où il grandit, gardera en ses branches une barque et une maison qui témoigneront de la présence du fleuve et des rivières ainsi que de l'établissement et du développement de la cité. »(3) Hmm... Profond. Plusieurs n'ont pourtant pas vu la profondeur. 
  
          Depuis son apparition, la sculpture est la cible des plus virulentes critiques de la part d'avocats, de juges et de criminels qui la croisent. Un artiste trifluvien, Jean Beaulieu, y a même apposé une banderole sur laquelle on pouvait lire le mot « imposture ». Ce que la principale intéressée s'est empressée de dénoncer: « C'est un manque de respect évident de faire une chose pareille. Il a vraiment une drôle de mentalité ce gars-là. [...] On peut ne pas aimer quelque chose, mais il faut quand même garder une dose de respect. Oui, on a le droit de ne pas aimer. Mais si on dit qu'une oeuvre n'est pas réussie, il faut avoir des arguments pour venir appuyer une telle affirmation. »(4) 
  
          Eh oui, mieux vaut avoir des arguments de béton pour oser dire quelque chose contre une oeuvre d'art contemporain. Car au fil des ans, les gens du milieu se sont élaborés tout un discours des plus hermétiques pour discuter de leurs oeuvres – et pour empêcher le profane d'en parler. Quiconque n'en connaît pas les moindres nuances se fait traiter de « critique improvisé » s'il a le malheur de porter un jugement négatif. Alors, on évite de se prononcer. Rien n'est jamais questionné en arts visuels(5). Doit-on s'en étonner? Non. De la même façon qu'on ne doit pas se surprendre de voir que tous ces artistes maintenant au-dessus de toute critique sont par hasard... subventionnés. 
  
          Mme Cornet ne veut même pas commenter ses critiques. « Si tout ça s'ouvre sur un débat constructif autour de l'art, je suis d'accord pour embarquer [...] Mais si ça se limite à l'esprit de clocher, moi je n'embarque pas là-dedans. » Et aux citoyens qui trouvent que « c'est abominable de payer autant d'argent pour quelque chose d'aussi laid », la conceptrice du témoin demande de faire preuve de plus d'ouverture devant sa création: « Elle n'est même pas encore toute terminée. La tête de la sculpture va bientôt être illuminée et il y aura une plaque en bas de celle-ci qui livrera un texte poétique et qui aidera sûrement les gens dans leur compréhension de l'oeuvre. » Oooh! Nul doute qu'un beau poème bidon aidera les gens à mieux apprécier le tronc!  
  
À coup de 1% 
  
          Le témoin est offert à l'appréciation des occupants et des visiteurs du palais de justice grâce à la politique gouvernementale d'intégration des arts à l'architecture – communément appelée Politique du 1% et sans doute calquée sur les Fonds Régionaux pour l'Art Contemporain français qui célèbrent cette année leur 20e anniversaire (voir L'ANNIVERSAIRE DES FRAC OU LE FRIC-FRAC DE LA CULTURE, le QL, no 128). Le Québec est maintenant « riche » de plus de 2000 oeuvres d'art contemporain disséminées un peu partout sur son territoire et réalisées grâce à cette politique. Le genre de politique, justement, qui conforte les artistes contemporains dans leur volonté de ne pas nécessairement « se faire connaître ». 
  
          Autre politique du même genre, le programme d'acquisition d'oeuvres d'art contemporain de Loto-Québec qui vise aussi à « stimuler la création québécoise en arts visuels ». Vingt-quatre ans après sa création, la Collection Loto-Québec comprend 3000 oeuvres (des croûtes, pour la plupart) provenant de 800 artistes d'ici. La collection est renouvelée à raison de 200 nouvelles pièces par année et la société d'État y consacre annuellement un centième de 1% de son chiffre d'affaires. 
  
          Depuis 1985, Loto-Québec a investi près de 4 millions de dollars dans l'achat de ces oeuvres d'art. À cette somme s'ajoutent les montants consacrés à l'intégration d'oeuvres à l'architecture de nouveaux bâtiments, comme les casinos, et certaines actions ponctuelles telles que l'acquisition de quatre oeuvres majeures de Jean-Paul Riopelle, dont L'Hommage à Rosa Luxembourg (cette femme honorée étant, comme on sait, une militante communiste allemande). Au total, c'est plus de 7 millions $ en fonds publics que Loto-Québec a versés au milieu québécois des arts visuels au cours des 18 dernières années. 
 
          « Pourquoi s'en faire?, diront certains. Si des artistes veulent vivre en dehors de toute contrainte et faire ce qu'ils veulent, pourquoi les en empêcher? » Parce que c'est vous et moi qui payons pour ces douteuses croûtes et sculptures. C'est nous qui « collectivement » achetons toutes ces oeuvres que nous n'accrocherions même pas dans notre remise. Installeriez-vous Le témoin dans votre cour? Même si la chose vaut 70 000 $? Moi non plus.  
  
          Le milieu de l'art contemporain est complètement noyauté par des artistes et des fonctionnaires-décideurs pour qui les gribouillages et les monochromes sont de rigueur. Un secteur des arts visuels réellement « soumis » aux réalités du marché serait beaucoup moins déconnecté de notre réalité, à vous et à moi. Il produirait des oeuvres qui répondraient beaucoup plus à nos goûts – pas seulement à ceux des créateurs ou de leur principal acheteur, l'État. Il produirait peut-être plus d'art qui nous intéresserait. De l'art qu'on achèterait. De l'art qu'on se déplacerait pour aller voir. Il attirerait peut-être autre chose que des parasites et des artistes ratés. 
  
  
1. Jérôme Delgado, « Nouvelle maison de la culture contestée – Des artistes manifestent dans Hochelaga-Maisonneuve », La Presse, 17 septembre 2003, p. C-8.  >>
2. Faites de la Musique! recevait la note « Bien » de RCP & Partners (RCP), une agence européenne de notation fiduciaire, ce qui lui permettait de signer des accords de sous-traitance avec les organisations publiques et para-publiques. Cette note confirmait également que FDM était suffisamment fiable pour lever des fonds auprès du grand public même si l'organisation, qui s'autofinance à plus de 50 %, n'a jamais tenu de campagne publique de souscriptions en presque dix ans d'existence.  >>
3. Direction des communications de la Société immobilière du Québec, Info-Projet, mai 2003.  >>
4. Stéphan Frappier, « Trop laide, l'oeuvre d'art! », La Presse, 22 septembre 2003, p. B-8.  >>
5. Ce qui est bien triste parce que ce n'est pas le nombre d'atrocités qui manque! Pour vous en convaincre, allez faire un petit tour sur Artexte, le Centre d'information en art contemporain. On y collectionne de l'information relative à tous les aspects des arts visuels contemporains. Allez dans « Base de données – Art public » et faites des recherches parmi les quelque 1000 oeuvres d’art public, permanentes ou éphémères, réalisées depuis 1964 au Canada, repertoriées. Des heures de plaisir!  >>
 
 
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