L'Urbaine
Urbanité, prise 2
La semaine dernière donc, une dizaine d'artistes ont occupé
le site de la future maison de la culture Hochelaga-Maisonneuve durant
quelques jours, histoire de « manifester leur désaccord
avec le projet tel qu'il est actuellement pensé »(1).
Ils craignent que l'argent ne soit pas « investi »
de la bonne manière et que se répète un cas comme
celui du Zest – un bar-spectacle du quartier aujourd'hui en faillite malgré
les quelques millions de fonds publics injectés dans sa relocalisation.
Pour la petite histoire, le Zest appartient à l'« entreprise
» d'économie sociale Faites de la musique! qui, depuis
1993, s'est donnée comme mission de « participer
au développement de la démocratie culturelle au service de
la communauté et des artistes des cultures émergentes
». Le Zest venait à peine d'emménager dans ses
nouveaux locaux (une vieille caserne de pompiers complètement rénovée
en salle de spectacles à géométrie variable capable
de prendre la forme d'une salle à l'italienne, d'une salle élisabéthaine
à scène centrale, d'un cabaret, d'un lounge multimédia
ou d'une salle d'expositions) avant de... fermer. Coût du projet:
4,3 millions $. Rien de trop beau pour les cultures émergentes!
C'est que l'organisme – qui décrochait en décembre dernier
la première notation fiduciaire émise en Amérique
du Nord(2)
– a dû récemment suspendre ses activités pour une période
indéterminée. Le gouvernement Landry lui avait promis un
chèque de 700 000 $, mais la somme aurait été
balayée sous le tapis des compressions budgétaires
par le cabinet Charest depuis la passation des pouvoirs à l'Assemblée
provinciale. Nos intervenants de l'économie sociale se retrouvent
donc à sec avec un beau building fraîchement rénové,
mais temporairement fermé. Tout le monde est mis à pied,
on attend la suite des choses. Quand on dit qu'ils font n'importe quoi
avec notre fric!
Mais revenons à nos moutons – euh, nos artistes. C'est contre ce
genre de gestion des fonds qu'ils en ont. « Nous ne
sommes pas contre la maison de la culture, d'assurer Gilles Bissonnet,
artiste-engagé, nous ne faisons que poser des questions ».
Pour l'instigateur de cette occupation de la future Place Valois, le modèle
actuel des maisons de la culture est à revoir: « Le
réseau est déjà sous-financé. Nous, les artistes,
voyons défiler les millions sans en bénéficier.
» M. Bissonnet devrait savoir que les seuls qui vivent vraiment
de l'art dans un système socialisé comme le nôtre sont
ceux qui administrent les programmes & subventions et ceux qui ont
les reins assez solides pour s'en passer, mais bon...
L'artiste se questionne: « Pourquoi ne pas construire
un bâtiment moins cher et, avec les surplus, faire rouler les artistes?
» En d'autres mots, cessez de mettre l'argent dans le béton,
mettez-le dans nos poches. « On me dit souvent qu'une
maison de la culture, c'est bon pour me faire connaître, ajoute-t-il.
Je ne tiens pas à me faire connaître, je veux simplement créer.
» Quoi? Qu'est-ce qu'il a dit? « Je ne
tiens pas à me faire connaître, je veux simplement créer.
» Voilà où quarante ans d'interventionnisme
culturel et de « gratuité » culturelle
au Québec nous ont menés! Donnez-moi un financement adéquat
(et stable, si possible), et de grâce, foutez-moi la paix!
Vase
clos climatisé
Mais qu'est-ce qu'il veut au juste? Rester seul chez lui et être
tranquillement payé pour produire des pièces que seuls lui
et ses ami(e)s verront? Expérimenter et jouer avec les concepts
sans avoir à rendre de compte à personne? Créer sans
avoir à s'expliquer? Les artistes subventionnés – surtout
du secteur des arts visuels, secteur où oeuvrent M. Bissonnet et
ses amis – n'ont pas vraiment besoin de « se faire connaître
» au Québec. Leurs principaux « clients
» étant les fonctionnaires des différents paliers
de gouvernements, ils peuvent très bien vivre en dehors des réalités
du marché et faire fi des goûts du grand public. Ils n'ont
pas à plaire, ils n'ont qu'à bien savoir expliquer leur démarche
créatrice.
Il y a quelques années, une reporter télé avait demandé
au directeur général d'une nouvelle exposition montréalaise
consacrée aux oeuvres de jeunes artistes en arts visuels quelque
chose comme: « Pensez-vous que le grand public sera
au rendez-vous pour cette première édition? »
Ce à quoi il avait répondu (en substance): «
Ça n'est pas grave s'il ne vient pas. L'événement
aura quand même lieu. »
« Les artistes en arts visuels n'ont pas besoin du grand public pour
exister, ils s'adressent avant tout à une petite élite de
collègues, d'universitaires, des curateurs de musées, et
de galéristes. C'est pour eux
qu'ils créent. Le grand public n'est important que dans la mesure
où il défraye le coût de leurs "oeuvres". » |
|
Les artistes en arts visuels n'ont pas besoin du grand public pour exister,
ils ne s'adressent même pas à lui. Ils visent avant tout à
rejoindre une petite élite de collègues, d'universitaires,
des curateurs de musées, et de galeristes. C'est pour eux
qu'ils créent. Ils n'ont pas à plaire au grand public. Ce
dernier ne leur importe que dans la mesure où il défraye
les coûts des « oeuvres » qu'ils créent
(oeuvres qu'il ne verra généralement pas, il n'y comprendrait
rien de toute façon...) On l'invite pour la forme, mais on expose
pour l'exposure.
Un lecteur du QL, Gaétan Bouchard,
m'écrivait dernièrement qu'on avait installé une «
oeuvre d'une laideur incommensurable » devant
le palais de justice de Trois-Rivières dans le cadre d'un programme
de rénovation. « Un cylindre de béton
armé de 15 mètres de hauteur avec, au sommet de ce restant
de chantier, deux étrons de bronze ainsi qu'une petite maison de
plastique reposant dans une petite chaloupe en stainless steel
»... Le témoin témoigne d'un mauvais
goût certain! Jugez-en par vous-même:
Dans un bulletin d'information destiné à l'ensemble des occupants
de l'édifice, la Direction des communications de la Société
immobilière du Québec (propriétaire de la bâtisse)
décrivait ainsi l'oeuvre réalisée par l'artiste peintre
et sculpteure Lucienne Cornet: « à l'intersection
des rues Laviolette et Hart, un arbre-colonne, symbole de la mémoire
du lieu où il grandit, gardera en ses branches une barque et une
maison qui témoigneront de la présence du fleuve et des rivières
ainsi que de l'établissement et du développement de la cité.
»(3)
Hmm... Profond. Plusieurs n'ont pourtant pas vu la profondeur.
Depuis son apparition, la sculpture est la cible des plus virulentes critiques
de la part d'avocats, de juges et de criminels qui la croisent. Un artiste
trifluvien, Jean Beaulieu, y a même apposé une banderole sur
laquelle on pouvait lire le mot « imposture ».
Ce que la principale intéressée s'est empressée de
dénoncer: « C'est un manque de respect évident
de faire une chose pareille. Il a vraiment une drôle de mentalité
ce gars-là. [...] On peut ne pas aimer quelque chose, mais il faut
quand même garder une dose de respect. Oui, on a le droit de ne pas
aimer. Mais si on dit qu'une oeuvre n'est pas réussie, il faut avoir
des arguments pour venir appuyer une telle affirmation. »(4)
Eh oui, mieux vaut avoir des arguments de béton pour oser dire quelque
chose contre une oeuvre d'art contemporain. Car au fil des ans, les gens
du milieu se sont élaborés tout un discours des plus hermétiques
pour discuter de leurs oeuvres – et pour empêcher le profane d'en
parler. Quiconque n'en connaît pas les moindres nuances se fait traiter
de « critique improvisé
» s'il a le malheur de porter un jugement négatif.
Alors, on évite de se prononcer. Rien n'est jamais questionné
en arts visuels(5).
Doit-on s'en étonner? Non. De la même façon qu'on ne
doit pas se surprendre de voir que tous ces artistes maintenant au-dessus
de toute critique sont par hasard... subventionnés.
Mme Cornet ne veut même pas commenter ses critiques. «
Si tout ça s'ouvre sur un débat constructif autour
de l'art, je suis d'accord pour embarquer [...] Mais si ça se limite
à l'esprit de clocher, moi je n'embarque pas là-dedans.
» Et aux citoyens qui trouvent que « c'est
abominable de payer autant d'argent pour quelque chose d'aussi laid
», la conceptrice du témoin demande de faire
preuve de plus d'ouverture devant sa création: « Elle
n'est même pas encore toute terminée. La tête de la
sculpture va bientôt être illuminée et il y aura une
plaque en bas de celle-ci qui livrera un texte poétique et qui aidera
sûrement les gens dans leur compréhension de l'oeuvre.
» Oooh! Nul doute qu'un beau poème bidon aidera les
gens à mieux apprécier le tronc!
À
coup de 1%
Le témoin est offert à l'appréciation des occupants
et des visiteurs du palais de justice grâce à la politique
gouvernementale d'intégration des arts à l'architecture –
communément appelée Politique du 1% et sans doute calquée
sur les Fonds Régionaux pour l'Art Contemporain français
qui célèbrent cette année leur 20e anniversaire (voir
L'ANNIVERSAIRE DES FRAC OU LE FRIC-FRAC DE LA CULTURE,
le QL, no 128). Le Québec est
maintenant « riche » de plus de 2000 oeuvres d'art
contemporain disséminées un peu partout sur son territoire
et réalisées grâce à cette politique. Le genre
de politique, justement, qui conforte les artistes contemporains dans leur
volonté de ne pas nécessairement « se
faire connaître ».
Autre politique du même genre, le programme d'acquisition d'oeuvres
d'art contemporain de Loto-Québec qui vise aussi à «
stimuler la création québécoise en arts visuels
». Vingt-quatre ans après sa création, la Collection
Loto-Québec comprend 3000 oeuvres (des croûtes, pour la
plupart) provenant de 800 artistes d'ici. La collection est renouvelée
à raison de 200 nouvelles pièces par année et la société
d'État y consacre annuellement un centième de 1% de son chiffre
d'affaires.
Depuis 1985, Loto-Québec a investi près de 4 millions de
dollars dans l'achat de ces oeuvres d'art. À cette somme s'ajoutent
les montants consacrés à l'intégration d'oeuvres à
l'architecture de nouveaux bâtiments, comme les casinos, et certaines
actions ponctuelles telles que l'acquisition de quatre oeuvres majeures
de Jean-Paul Riopelle, dont L'Hommage à Rosa Luxembourg (cette
femme honorée étant, comme on sait, une militante communiste
allemande). Au total, c'est plus de 7 millions $ en fonds
publics que Loto-Québec a versés au milieu québécois
des arts visuels au cours des 18 dernières années.
« Pourquoi s'en faire?, diront certains. Si des artistes
veulent vivre en dehors de toute contrainte et faire ce qu'ils veulent,
pourquoi les en empêcher? » Parce que c'est vous
et moi qui payons pour ces douteuses croûtes et sculptures. C'est
nous qui « collectivement » achetons toutes ces
oeuvres que nous n'accrocherions même pas dans notre remise. Installeriez-vous
Le témoin dans votre cour? Même si la chose vaut 70
000 $? Moi non plus.
Le milieu de l'art contemporain est complètement noyauté
par des artistes et des fonctionnaires-décideurs pour qui les gribouillages
et les monochromes sont de rigueur. Un secteur des arts visuels réellement
« soumis » aux réalités du marché
serait beaucoup moins déconnecté de notre réalité,
à vous et à moi. Il produirait des oeuvres qui répondraient
beaucoup plus à nos goûts – pas seulement à ceux des
créateurs ou de leur principal acheteur, l'État. Il produirait
peut-être plus d'art qui nous intéresserait. De l'art qu'on
achèterait. De l'art qu'on se déplacerait pour aller voir.
Il attirerait peut-être autre chose que des parasites et des artistes
ratés.
1.
Jérôme Delgado, « Nouvelle maison de la culture contestée
– Des artistes manifestent dans Hochelaga-Maisonneuve », La Presse,
17 septembre 2003, p. C-8. >> |
2.
Faites de la Musique! recevait la note « Bien » de RCP &
Partners (RCP), une agence européenne de notation fiduciaire, ce
qui lui permettait de signer des accords de sous-traitance avec les organisations
publiques et para-publiques. Cette note confirmait également que
FDM était suffisamment fiable pour lever des fonds auprès
du grand public même si l'organisation, qui s'autofinance à
plus de 50 %, n'a jamais tenu de campagne publique de souscriptions en
presque dix ans d'existence. >> |
3.
Direction des communications de la Société immobilière
du Québec, Info-Projet,
mai 2003. >> |
4.
Stéphan Frappier, « Trop laide, l'oeuvre d'art! », La
Presse, 22 septembre 2003, p. B-8. >> |
5.
Ce qui est bien triste parce que ce n'est pas le nombre d'atrocités
qui manque! Pour vous en convaincre, allez faire un petit tour sur Artexte,
le Centre d'information en art contemporain. On y collectionne de l'information
relative à tous les aspects des arts visuels contemporains. Allez
dans « Base de données – Art public » et faites des
recherches parmi les quelque 1000 oeuvres d’art public, permanentes ou
éphémères, réalisées depuis 1964 au
Canada, repertoriées. Des heures de plaisir! >> |
|