Montréal, 6 décembre 2003  /  No 134
 
 
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Ce texte traduit par Hervé de Quengo est le quatrième des essais contenus dans le recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses, 4e édition publié par Libertarian Press.  Nous le reproduisons du site d'Hervé de Quengo qui contient de nombreux textes en français d'auteurs libertariens, en particulier de l'École autrichienne.
 
MOT POUR MOT
 
TRANSFORMER LES PIERRES EN PAIN
OU LE MIRACLE KEYNÉSIEN
 
par Ludwig von Mises
(1881-1973)
 
          - I -
  
          Le fonds de commerce de tous les auteurs socialistes est l'idée qu'il existe une abondance potentielle et que le remplacement du capitalisme par le socialisme permettrait de donner à chacun « selon ses besoins ». D'autres auteurs veulent arriver à ce paradis par une réforme du système de la monnaie et du crédit. Selon eux, seuls la monnaie et le crédit font défaut. Ils considèrent que le taux d'intérêt est un phénomène créé de manière artificielle par la rareté tout aussi artificielle des « moyens de paiement ». Dans des centaines, voire des milliers, de livres et de pamphlets, ils s'en prennent de manière passionnée aux économistes « orthodoxes » qui répugnent à admettre que les doctrines inflationnistes et expansionnistes sont saines. Tous les maux, répètent-ils à l'envie, sont causés par les enseignements erronés de cette « science lugubre » qu'est l'économie et par le « monopole du crédit » des banquiers et des usuriers. Libérer la monnaie des chaînes du « restrictionnisme », créer une monnaie libre (Freigeld, dans la terminologie de Silvio Gesell) et accorder un crédit bon marché ou même gratuit, voilà le point principal de leur plate-forme politique. 
 
          Des telles idées plaisent aux masses mal informées. Et elles sont très populaires auprès des gouvernements engagés dans une politique d'accroissement de la masse monétaire en circulation et des dépôts permettant de tirer des chèques. Cependant, les gouvernements et les partis inflationnistes n'ont pas voulu avouer ouvertement leur adhésion à la doctrine des inflationnistes. Alors que la plupart des pays s'engageaient dans la voie de l'inflation et se lançaient dans une politique d'argent facile, les auteurs partisans de l'inflationnisme étaient encore dénoncés comme des « monnayeurs fous ». Leurs doctrines n'étaient pas enseignées dans les universités. 
 
          John Maynard Keynes, feu le conseiller économique du gouvernement britannique, est le nouveau prophète de l'inflationnisme. La « révolution keynésienne » a en réalité consisté à épouser ouvertement les doctrines de Silvio Gesell. Lord Keynes, qui était le plus en vue des Geselliens britanniques, avait également adopté le curieux jargon messianique de la littérature inflationniste et l'avait introduit dans les documents officiels. L'accroissement du crédit, dit le Paper of the British Experts du 8 avril 1943, accomplit le « miracle... de transformer une pierre en pain ». L'auteur de ce document était, bien entendu, Keynes lui-même. On peut dire que la Grande-Bretagne a bien évolué depuis les idées de Hume et de Mill sur les miracles jusqu'à cette affirmation. 
  
- II -
  
          Keynes entra sur la scène politique en 1920 avec son livre, Les Conséquences économiques de la paix. Il essayait de prouver que les sommes exigées pour les réparations étaient bien plus grandes que ce que les Allemands pouvaient se permettre de payer et de « transférer ». Le succès de ce livre fut énorme. La machine de propagande des nationalistes allemands, bien implantée dans tous les pays, présentait activement Keynes comme le plus grand économiste et le plus sage diplomate de Grande-Bretagne. 
 
          Ce serait pourtant une erreur de rendre Keynes responsable de la politique étrangère suicidaire que la Grande-Bretagne poursuivit dans l'entre-deux guerres. D'autres forces, en particulier l'adoption de la doctrine marxiste de l'impérialisme et du « bellicisme capitaliste », furent bien plus importantes dans la montée de la politique d'apaisement. À l'exception d'un petit nombre d'hommes clairvoyants, tous les Britanniques soutenaient la politique qui permit finalement aux nazis de lancer la Seconde Guerre Mondiale. 
 
          Un économiste français très doué, Étienne Mantoux, a analysé point par point le célèbre ouvrage de Keynes. Le résultat de cette étude très détaillée et consciencieuse était dévastatrice pour Keynes l'économiste et le statisticien, ainsi que pour Keynes le diplomate. Les amis de Keynes n'arrivaient pas à trouver de réponse convaincante. Le seul argument que son biographe et ami, le professeur E.A.G. Robinson peut avancer est que cette puissante mise en accusation de la prise de position de Keynes provenait « comme on pouvait l'attendre, d'un Français » (Economic Journal, volume LVII, p. 23). Comme si les effets désastreux de la politique d'apaisement et de défaitisme n'avaient pas aussi produit ses effets en Grande-Bretagne! 
 
          Étienne Mantoux, fils du célèbre historien Paul Mantoux, était le plus brillant des jeunes économistes français. Il avait déjà fait de précieuses contributions à la théorie économique – parmi celles-ci une critique tranchante de la Théorie générale de Keynes, publiée en 1937 dans la Revue d'Économie politique – avant de commencer son ouvrage The Carthaginian Peace or the Economic Consequences of Mr. Keynes (Oxford University Press, 1946). Il ne vécut pas assez longtemps pour voir la publication de son livre. Officier des forces françaises, il fut tué en campagne dans les derniers jours de la guerre. Sa mort prématurée fut un grave coup porté à la France, qui a tragiquement besoin aujourd'hui d'économistes sains et courageux. 
  
- III -
  
          Ce serait également une erreur de faire rendre Keynes responsable des erreurs et des échecs des politiques financières et économiques britanniques. Quand il commença à écrire, la Grande-Bretagne avait abandonné depuis longtemps le principe du laissez-faire. On le devait à des hommes comme Thomas Carlyle et John Ruskin et, plus particulièrement, aux Fabiens. Les gens nés dans les années 1880 et plus tard étaient les simples épigones des socialistes des universités et des salons de la fin de la période victorienne. Ils ne critiquaient pas le système en place, comme leurs prédécesseurs l'avaient fait, mais chantaient les louanges des politiques du gouvernement et des groupes de pression, dont l'insuffisance, la futilité et le caractère nuisible devenaient chaque jour plus évident. 
 
          Le professeur Seymour E. Harris vient de publier un gros volume d'essais de différents auteurs, universitaires et bureaucrates, traitant des doctrines que Keynes a développées dans sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, publiée en 1936. Le titre de ce recueil était The New Economics, Keynes' Influence on Theory and Public Policy [La nouvelle économie, l'influence de Keynes sur la théorie et sur la politique publique] (Alfred A. Knopf, New York, 1947). Il n'est pas important de savoir si le keynésianisme a légitimement droit à l'appellation de « nouvelle économie » ou s'il n'est pas plutôt un retour aux sophismes mercantilistes si souvent réfutés et aux syllogismes de nombreux auteurs voulant rendre les gens heureux avec de la fausse monnaie. Ce qui compte ce n'est pas de savoir si une doctrine est neuve mais si elle est saine. 
 
          Le point remarquable de ce symposium est qu'il n'essaie même pas de réfuter les objections justifiées portées contre Keynes par des économistes sérieux. L'éditeur semble incapable de concevoir qu'un homme honnête et non corrompu puisse être en désaccord avec Keynes. Selon lui, l'opposition à Keynes provient des « intérêts directs que les chercheurs trouvent dans l'ancienne théorie » et de « l'influence prépondérante de la presse, de la radio, de la finance et de la recherche subventionnée ». À ses yeux, les non-keynésiens ne sont qu'une bande de sycophantes corrompus, indigne de la moindre attention. Le professeur Harris adopte ainsi les méthodes des marxistes et des nazis, qui préféraient insulter les critiques et mettre en doute leurs motifs plutôt que de réfuter leurs thèses. 
  
          Quelques contributions sont écrites dans un langage digne et sont réservées, voire critiques, dans leur appréciation des accomplissements de Keynes. D'autres sont simplement des explosions dithyrambiques. Ainsi, le professeur Paul E. Samuelson nous dit: « Être né en tant qu'économiste avant 1936 était une bénédiction – oui. Mais pas trop longtemps avant! » Et il se met à citer Wordsworth: 
Qu'il était voluptueux de vivre dans cette aube, 
Mais être jeune était véritablement divin!
          Redescendant des hauteurs élevées du Parnasse dans la vallée prosaïque de la science quantitative, le professeur Samuelson nous fournit l'explication exacte de la prédisposition des économistes envers l'évangile keynésien de 1936. Ceux qui avaient moins de 35 ans comprenaient parfaitement, au bout d'un moment, ce qu'il voulait dire; ceux qui aveint plus de 50 ans se montraient imperméables et les économistes entre ces deux limites étaient divisés. Après nous avoir ainsi servi une version réchauffée du thème de la giovanezza de Mussolini, il nous offre encore d'autres slogans éculés du fascisme, comme la « vague du futur ». Cependant, sur ce point, un autre contributeur, M. Paul M. Sweezy, n'est pas d'accord. À ses yeux, Keynes, infecté par « les défauts de la pensée bourgeoise », n'est pas le sauveur de l'humanité mais uniquement le précurseur dont la mission historique est de préparer l'esprit britannique à accepter le marxisme pur et à rendre la Grande-Bretagne idéologiquement mûre pour le socialisme intégral. 
  
- IV -
  
          En ayant recours à la méthode de l'insinuation et en essayant de rendre leurs adversaires suspects par l'utilisation de termes ambigus autorisant diverses interprétations, les partisans de Lord Keynes ne font qu'imiter les procédés de leur idole. Car ce que beaucoup ont appelé avec admiration « le style brillant » et « la maîtrise du langage » n'étaient en réalité qu'astuces rhétoriques bon marché. 
 
          Ricardo, dit Keynes, « conquit l'Angleterre aussi complètement que la Sainte Inquisition avait conquis l'Espagne. » [Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Livre I, Chapitre 3, paragraphe III. NdT] C'est la comparaison la plus vicieuse que l'on puisse imaginer. L'Inquisition, à l'aide d'agents armés et de bourreaux, avait soumis le peuple espagnol par la force. Les théories de Ricardo furent acceptées comme correctes par les intellectuels britanniques sans que la moindre pression ou contrainte soit exercées en leur faveur. Mais en comparant ces deux choses si différentes, Keynes suggère indirectement qu'il y a avait quelque chose de honteux dans le succès des enseignements de Ricardo et que ceux qui les désapprouvent sont des champions héroïques, nobles et intrépides de la liberté, à l'image de ceux qui combattirent les horreurs de l'Inquisition. 
 
          Le plus fameux des aphorismes de Keynes est: « Deux pyramides, deux messes pour un mort, valent deux fois plus qu'une seule. Mais ceci n'est pas vrai de deux voies ferrées reliant Londres à York. » [Idem, Livre III, Chapitre 10, paragraphe VI. NdT] Il est évident que cette boutade, digne d'un personnage d'une pièce d'Oscar Wilde ou de Bernard Shaw, ne prouve nullement la thèse selon laquelle « [c]reuser des trous dans le sol aux frais de l'épargne accroît non seulement l'emploi mais encore le dividende national réel en biens et services utiles. » [Idem, Livre III, Chapitre 16, paragraphe III. NdT] Mais cela place l'adversaire dans la situation délicate de laisser un semblant d'argument sans réponse ou de devoir employer les instruments de la logique et du raisonnement discursif contre un brillant mot d'esprit. 
 
          Un autre exemple de la technique de Keynes nous est fourni par sa description malveillante de la Conférence de la Paix de Paris. Keynes n'était pas d'accord avec les idées de Clemenceau. Il essaya dès lors de ridiculiser son adversaire en dissertant longuement sur ses habits et sur son apparence qui, semble-t-il, ne correspondaient pas aux critères établis par les spécialistes de la confection pour hommes de Londres. Il est difficile de trouver le moindre lien avec le problème des réparations allemandes dans le fait que les chaussures de Clemenceau, « très solides, mais rustiques, étaient en épais cuir noir,et parfois attachées curieusement sur le devant par une boucle qui tenait lieu de lacets. » [Les Conséquences économiques de la paix, Chapitre III. NdT] Après que 15 millions d'êtres humains périrent dans la guerre, les hommes d'État les plus éminents du monde s'étaient rassemblés pour donner à l'humanité un nouvel ordre international et une paix durable... et l'expert financier de l'Empire britannique s'amusait du style rustique des chaussures du Premier Ministre français. 
 
     « En ayant recours à la méthode de l'insinuation et en essayant de rendre leurs adversaires suspects par l'utilisation de termes ambigus autorisant diverses interprétations, les partisans de Lord Keynes ne font qu'imiter les procédés de leur idole. »
  
          Quatorze ans plus tard, il y eut une autre conférence internationale. Cette fois, Keynes n'était pas un simple conseiller annexe, comme en 1919, mais l'une des principales figures. Concernant cette Conférence économique mondiale de Londres en 1933, le professeur Robinson remarque: « De nombreux économistes du monde entier se souviendront [...] de la représentation de 1933 à Covent Garden en l'honneur des délégués de la Conférence économique mondiale, dont la conception et l'organisation étaient dues en grande partie à Maynard Keynes. » 
 
          Les économistes qui n'étaient pas au service de l'un de ces gouvernements lamentablement ineptes de 1933, qui ne figuraient donc pas parmi les délégués et n'avaient pas assisté à la délicieuse soirée de ballet, se souviendront de la Conférence de Londres pour d'autres raisons. Elle constitua en effet l'échec le plus spectaculaire, dans l'histoire des affaires internationales, des politiques néomercantilistes soutenues par Keynes. Comparé à ce fiasco de 1933, la Conférence de Paris de 1919 apparaît comme une grande réussite. Mais Keynes ne publia aucun commentaire sarcastique sur les manteaux, les chaussures et les gants des délégués de 1933. 
  
- V -
  
          Bien que Keynes considérait « l'étrange prophète Silvio Gesell qui a été injustement méconnu » comme un précurseur, ses propres enseignements différent considérablement de ceux de Gesell. Ce que Keynes lui a emprunté ainsi qu'à la foule des autres propagandistes pro-inflationnistes n'était pas le contenu de leur doctrine, mais leurs conclusions pratiques et les tactiques qu'ils utilisaient pour saper l'influence de leurs adversaires. Ces stratagèmes sont les suivants: 
    a) Tous les adversaires, c'est-à-dire tous ceux qui ne considèrent pas l'accroissement du crédit comme la panacée, sont mis dans le même sac et appelé orthodoxes. Il est sous-entendu qu'il n'y a pas de différences entre eux. 
      
    b) On suppose que l'évolution de la science économique a connu son apogée avec Alfred Marshall et s'est terminée avec lui. Les découvertes de l'économie subjectiviste moderne sont écartées. 
     
    c) Tout ce que les économistes ont fait, de David Hume jusqu'à nos jours, pour clarifier les conséquences des modifications de la quantité de monnaie et des substituts monétaires est simplement ignoré. Keynes ne s'est jamais attelé à la tâche sans espoir de réfuter leurs enseignements par le raisonnement.
          Sur tous ces points, les participants du symposium ont adopté la technique de leur maître. Leur critique vise un corps de doctrine créé par leur propre imagination, qui ne ressemble en rien aux théories proposées par des économistes sérieux. Ils passent sous silence tout ce que les économistes ont dit sur la conséquence inévitable de l'accroissement du crédit. Ils donnent l'impression de n'avoir jamais entendu quoi que ce soit de la théorie monétaire du cycle économique. 
 
          Pour apprécier l'ampleur du succès que la Théorie générale de Keynes a rencontré dans les cercles universitaires, il faut prendre en compte les conditions qui prévalaient à l'université dans l'enseignement de l'économie durant la période de l'entre-deux-guerres. 
 
          Parmi les tenants des chaires d'économie au cours des toutes dernières décennies, seule une poignée d'entre eux était de véritables économistes, c'est-à-dire des hommes parfaitement au courant des théories développées par l'économie subjectiviste moderne. Les idées des anciens économistes classiques, tous comme ceux des économistes modernes, étaient caricaturées dans les manuels et dans les classes: on parlait d'économie démodée, orthodoxe, réactionnaire, d'économie bourgeoise ou d'économie de Wall Street. Les enseignants tiraient fierté d'avoir réfuté pour toujours les doctrines abstraites de l'École de Manchester et du laissez-faire. 
 
          L'antagonisme entre les deux écoles de pensée se focalisa en pratique sur le traitement du problème syndical. Les économistes traités d'orthodoxes enseignaient qu'une hausse permanente des taux salariaux pour tous ceux qui désirent toucher un salaire n'est possible que dans la mesure où la quantité de capital investi par tête et la productivité du travail augmentent. Si – par un décret du gouvernement ou sous la pression des syndicats – les taux de salaire minimums sont fixés au-dessus du niveau auquel aurait conduit un marché libre, il en résulte un phénomène de chômage permanent massif. 
 
          Presque tous les professeurs des universités à la mode attaquèrent vivement cette théorie. Au cours de l'histoire économique des deux cents dernières années, telle que l'interprètent ces doctrinaires soi-disant « hétérodoxes », la montée sans précédent des taux de salaire et des niveaux de vie réels seraient la conséquence du syndicalisme et de la législation pro-syndicale du gouvernement. Le syndicalisme était, selon eux, très avantageux pour les véritables intérêts de tous les salariés et de toute la nation. Selon eux, seuls des apologistes malhonnêtes des intérêts manifestement injustes d'exploiteurs insensibles pourraient trouver quelque chose à redire sur les actes violents des syndicats. La préoccupation principale du gouvernement populaire, disent-ils, devrait être d'encourager autant que possible les syndicats et de leur prêter toute l'assistance dont ils ont besoin pour combattre les intrigues des employeurs et pour fixer des taux de salaire de plus en plus hauts. 
 
          Mais dès que les gouvernements et les législatures eurent investi les syndicats de tous les pouvoirs dont ces derniers avaient besoin pour faire respecter les taux de salaire minimums, les conséquences prédites par les économistes « orthodoxes » apparurent: le chômage d'une partie considérable des forces potentielles de travail fut prolongé année après année. 
 
          Les doctrinaires « hétérodoxes » étaient plongés dans la perplexité. Le seul argument qu'ils avaient avancé contre la théorie « orthodoxe » était d'en appeler à leur propre interprétation fallacieuse de l'expérience. Mais désormais les événements s'étaient développés précisément comme l'avait prédit « l'École abstraite ». La confusion régnait au sein des « hétérodoxes ». 
 
          C'est à ce moment que Keynes publia sa Théorie générale. Quel soulagement pour les « progressistes » embarrassés! Ici, au moins, ils avaient quelque chose à opposer à la vision « orthodoxe ». La cause du chômage n'était pas les politiques du travail inopportunes, mais les défauts du système monétaire et du système du crédit. Nul besoin de se préoccuper plus longtemps de l'insuffisance de l'épargne, ni de l'accumulation du capital ou des déficits publics. Au contraire. La seule méthode pour éliminer le chômage était d'augmenter la « demande effective » au travers de la dépense publique, financée par l'accroissement du crédit et par l'inflation. 
 
          Les politiques recommandées par la Théorie générale étaient précisément celles que proposaient les « monnayeurs fous » depuis longtemps et que la plupart des gouvernements avaient adoptées lors de la dépression de 1929 et des années suivantes. Certains pensent que les écrits précédents de Keynes ont joué un rôle important dans le processus qui convertit les gouvernements les plus puissants du monde aux doctrines de la dépense insouciante, de l'accroissement du crédit et de l'inflation. Nous pouvons laisser ce point mineur en suspens. En tout cas, on ne peut nier que les gouvernements et les peuples n'ont pas attendu la Théorie générale pour entreprendre des politiques « keynésiennes » – ou, de façon plus précise, « Geseliennes ». 
  
- VI -
  
          La Théorie générale de Keynes de 1936 n'a pas inauguré une nouvelle ère de politiques économiques: elle a plutôt marqué la fin de cette période. Les politiques recommandées par Keynes étaient déjà très proches du moment où leurs conséquences inévitables apparaîtraient clairement et où leur poursuite serait impossible. Même les keynésiens les plus fanatiques n'ont pas osé dire que la misère actuelle de l'Angleterre serait l'effet d'une trop grande épargne et d'une dépense insuffisante. L'essence des politiques économiques « progressistes » tant vantées au cours des dernières décennies était de s'approprier une part sans cesse croissante des hauts revenus afin d'employer les fonds ainsi levés pour financer le gaspillage public et pour subventionner les membres des groupes de pression les plus puissants. Aux yeux des « hétérodoxes », tout type de politique, aussi évidente puisse être son insuffisance, se justifiait comme moyen de conduire à plus d'égalité. Ce procédé touche désormais à sa fin. Avec les taux d'imposition pratiqués et les méthodes appliquées pour contrôler les prix, les profits et les taux d'intérêt, le système s'est lui-même détruit. Même la confiscation de tout penny au-dessus de 1 000 livres par an ne procurera aucune augmentation perceptible des rentrées fiscales britanniques. Les Fabiens les plus fervents ne peuvent pas ne pas comprendre que, dès lors, les fonds destinés à la dépense publique doivent être pris aux mêmes personnes qui sont supposées en profiter. La Grande-Bretagne a atteint à la fois la limite de l'expansionnisme monétaire et celle de la dépense publique. 
 
          La situation des États-Unis n'est pas fondamentalement différente. La recette keynésienne pour faire grimper les taux de salaire ne marche plus. L'accroissement du crédit, appliquée dans des proportions jusqu'alors inconnues par le New Deal, différa pour un court instant les conséquences des mauvaises politiques du travail. Durant l'intervalle, le gouvernement et les leaders syndicaux purent se vanter des « gains sociaux » qu'ils avaient obtenus pour « l'homme ordinaire ». Mais les conséquences inévitables de l'accroissement de la quantité de monnaie et des dépôts est maintenant devenue visible: les prix montent de plus en plus. Ce qui se passe aujourd'hui aux États-Unis est l'échec final du keynésianisme. 
 
          Il n'y a pas de doute que le public américain s'éloigne des idées et des slogans keynésiens. Leur prestige diminue. Il y a encore quelques années, les politiciens discutaient naïvement du montant du revenu national en dollars, sans tenir compte des changements que l'inflation créée par le gouvernement avaient apportés au pouvoir d'achat du dollar. Les démagogues précisaient le niveau auquel ils voulaient conduire le revenu national (en dollars). Aujourd'hui, ce mode de raisonnement n'est plus populaire. « L'homme ordinaire » a finalement appris que l'augmentation de la quantité de dollars ne rendait pas l'Amérique plus riche. Le professeur Harris fait encore l'éloge du gouvernement Roosevelt pour avoir augmenté les revenus en dollars. Mais une telle logique keynésienne ne se rencontre plus aujourd'hui que dans les salles de cours. 
 
          Il y a encore quelques enseignants qui racontent à leurs étudiants qu'une « économie peut se soulever elle-même à la force de ses propres poignets » et que « nous pouvons dépenser tout en nous dirigeant vers la prospérité. »(1) Mais le miracle keynésien n'arrive pas à se matérialiser. Les pierres ne se transforment pas en pain. Les panégyriques des auteurs érudits qui ont contribué à la production du volume dont nous parlons se contentent de confirmer la phrase d'introduction de l'éditeur selon laquelle « Keynes pouvait éveiller chez ses disciples une ferveur quasi religieuse envers son approche économique, ferveur qui pouvait être exploitée efficacement pour la propagation de la nouvelle économie. » Et le professeur Harris de continuer: « Keynes, de fait, apportait la Révélation. » 
 
          Il est inutile de discuter avec des gens qui sont conduits par « une ferveur quasi religieuse » et croient que leur maître « apportait la Révélation ». L'une des tâches de l'économie est d'analyser soigneusement chaque plan inflationniste, ceux de Keynes et de Gesell tout autant que ceux de leurs innombrables prédécesseurs, de John Law au Major Douglas. Et pourtant, personne ne doit s'attendre à ce qu'un argument logique, ou la moindre expérience, puisse ne serait-ce qu'ébranler la ferveur quasi religieuse de ceux qui croient au salut par la dépense et l'accroissement du crédit. 
  
  
1. Cf. Lorie Tarshis, The Elements of Economics, New York, 1947, p. 565.  >> 
 
 
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