Montréal, 20 décembre 2003  /  No 135  
 
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Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.
 
OPINION
 
L'EXTRÊME GAUCHE EN FRANCE: LE MARIAGE 
DE LA RÉVOLUTION ET DU MARKETING
  
par Erwan Quéinnec
  
  
          En France, les prochaines élections régionales devraient consacrer la montée en puissance de l'extrême gauche politique. Déjà pourvue en élus dans diverses assemblées, cette start up électorale pourrait donc faire valoir un taux de croissance de nature à menacer sérieusement les positions détenues par les leaders traditionnels du marché aux voix de gauche. 
 
          Voilà qui fait assurément grand bruit et stimule nombre de commentateurs politiques. Et comme toujours, dans pareille situation, point la tentation d'exagérer le phénomène, de succomber aux projections les plus outrancières, en jouant de cette confusion si fréquemment (et volontairement) entretenue entre « croissance » et « taille ». Rappelons, dès lors, cette vérité d'évidence: si l'extrême gauche séduit 10% de l'électorat (20% selon certains sondages), cela veut tout de même dire que 90% des électeurs lui préfèrent autre chose (sans même parler de l'abstention). Comme toute ascension, cependant, elle mérite analyse. La question est donc de savoir qui elle est, quelles sont les raisons de son succès et ce que cela implique. 
  
Un monstre à deux têtes 
 
          Contrairement aux partis de gouvernement, les organisations extrémistes se posent en forces de rupture avec le système institutionnel existant (quelle que soit la façon dont ce système est qualifié); c'est pourquoi il est intéressant de sonder la cohérence de leur structure et de leur projet, lorsque leur parole vient à influencer les décisions d'isoloir, dans de significatives proportions.  
  
          À première vue, l'extrême gauche politique constitue le pôle par excellence de la contestation antilibérale et ce positionnement d'opposant radical suffit à lui conférer une lisibilité électorale. D'un point de vue structurel, sa force naît de l'union entre Lutte Ouvrière (LO) et la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), deux partis dont les allures de « secte » ont parfois été mises en exergue par certaines enquêtes: faible nombre de militants, noyau sur-idéologisé, commune référence au trotskisme. Bref, une vocation d'avant-garde éclairée du prolétariat en lutte qui semble garante d'une certaine unité de vues. À bien y regarder pourtant, LO et la LCR constituent, chacun avec ses embarras et ses contradictions, deux partis dont les singularités ne sauraient être négligées: ni leur culture politique, ni leur stratégie électorale, ni leur image publique ne permettent de les confondre tout à fait. 
  • D'un côté, LO a beau se référer à Trotski – lequel, comme Che Guevara, incarne le communiste parfait et pour cause: le destin n'ayant permis ni à l'un, ni à l'autre, de gouverner, l'histoire les a exemptés d'une postérité de tyran, voire de boucher... –, sa vraie nature ne trompe personne. Il s'agit d'un parti communiste orthodoxe, clairement marxiste, se référant moins aux « exclus sociaux », par exemple, qu'aux plus traditionnels « travailleurs » (« l'armée industrielle de réserve » de Karl Marx, en quelque sorte); c'est à reculons que ce parti a récemment abandonné toute référence à la dictature du prolétariat dans son programme politique. LO est donc un parti à l'image contrastée. En négatif, son bolchevisme suscite, au mieux, une certaine condescendance, au pire, le rejet d'un certain nombre d'intellectuels de gauche sincèrement pénétrés d'anticommunisme; sa figure de proue politique (Arlette Laguiller) a vu son crédit personnel écorné par les dernières élections présidentielles, au motif (amusant) qu'elle fut le seul candidat à ne pas prôner le « barrage anti Le Pen » au second tour. 

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    Toutefois, sa longévité et son image « peuple » – très tendance – lui confèrent un véritable crédit d'image dans les milieux populaires(1) (l'électorat LO est bien celui qu'entend représenter son parti préféré: majoritairement masculin, âgé, peu diplômé, issu de catégories socioprofessionnelles ouvrières ou employées); en outre, condition nécessaire et quasi suffisante de popularité électorale, LO est affranchi de toute participation à quelque gouvernement que ce soit; ce parti est enfin le dernier représentant à la fois pur (doctrinalement) et vierge (historiquement), du communisme orthodoxe – l'effondrement du PCF, institutionnellement compromis dans le « soviétisme », d'abord, dans la social-démocratie de gouvernement, ensuite, paraissant scellé par cette succession d'erreurs stratégiques. Il lui est donc possible de prêcher Marx et Lénine sans avoir à assumer Staline, ce qui, en termes de positionnement électoraliste, peut s'avérer avantageux... 
      
  • L'autre pôle d'extrême gauche est, pour tout, dire, plus difficile à décrypter. Son « coeur de réseau » a beau demeurer communiste et trotskiste (ou guevariste, cela dépend, mais ne change rien au fond), la LCR fédère volontiers idéologies alternatives et communautarismes marginaux de toutes sortes – sa nouvelle figure de proue, lui aussi très « in the market », Olivier Besancenot, se targuant d'ailleurs volontiers de ce foisonnement. D'un côté, la LCR regroupe donc des gauchistes, des tiers-mondistes, des chrétiens révolutionnaires, des guevaristes, des maoïstes et des trotskistes relookés, voire un peu de tout ça à la fois (une sorte de United Colors of LCR, en somme). De l'autre, la LCR mange au râtelier de l'altermondialisme, d'un certain féminisme, des paysans du Larzac, des étudiants grévistes et bientôt, peut être, de la Ligue mondiale contre les cors aux pieds (à créer mais certainement porteur, comme thématique). 

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    Ce positionnement de conglomérat idéologique l'amène ainsi à représenter l'avant-garde de la cause antilibérale, en inséminant la nébuleuse des « mouvements sociaux » (dont la légitimité médiatique est très forte); ensuite, ses références iconographiques tout à fait particulières ne l'empêchent nullement de s'affranchir allègrement de tout atavisme dictatorial, totalitaire ou génocidaire (les maoïstes LCR n'ont rien à voir avec Mao ni avec Pol Pot, pas plus que les « chrétiens révolutionnaires » avec le Sentier Lumineux péruvien; les « Chedolâtres » ne connaissent du Che que son mythe(2); quant aux trotskistes, s'ils ont jamais lu Trotski, ils n'en révèlent rien, hors les cénacles somme toute restreints où la pensée totalitaire peut se livrer telle qu'en elle-même, loin des circonvolutions et des hypocrisies électoralistes(3)...). Enfin, en se trouvant un leader à la fois « jeune » et « peuple », la LCR s'est dotée d'une star médiatique, chérie de journalistes et d'interviewers pâmés d'admiration, tout à fait enclins à faire de « leurs » plateaux de télévision, une véritable résidence secondaire pour le jeune homme. De tout cela, résulte un potentiel d'attraction adressé à un public plutôt surdiplômé, jeune, branché, plus féminisé que celui de LO. Deux électorats qu'a priori, tout sépare, du moins si l'on suit les bons vieux canons rhétoriques de la lutte des classes...
          Le mariage électoral entre LO et la LCR est donc un mariage de raison. En dot, LO apporte quelques implantations locales solides (les départements du nord de la France) et une expérience éprouvée des joutes électorales. La LCR est le fer de lance médiatique de la coalition, l'élément branché et sexy du couple. Elle lui apporte une visibilité médiatique de tous les instants et une vocation de porte-parole des exclus à la pointe du combat néo-humaniste. 
  
          La promotion de l'extrême gauche emprunte à un ciment culturel qui, en France, valorise, éternellement, le mythe de Robin des Bois. D'autres éléments, plus politiques ou conjoncturels, participent aussi à l'explication de cette ascension. 
 
La gauche déifiée  
 
          Ni dans ce qu'elle est, ni dans ce qu'elle propose, l'extrême gauche n'exhibe le moindre caractère de nouveauté. Son actuelle visibilité se nourrit aux sources de l'antilibéralisme français, remis au goût du jour par un épouvantail rhétorique d'environ dix ans d'âge, la fameuse « mondialisation libérale », devenue, dans les cénacles intellectuels « progressistes », l'ennemi idéologique public numéro 1. 
 
          Inutile de deviser sur la vacuité de ce concept tel que brandi par les croisés d'extrême gauche. Il ne contient à peu près rien et confond à peu près tout. Mais l'avantage avec les concepts qui ne correspondent à rien, c'est qu'il est parfaitement inutile de se donner la peine de les définir et qu'en conséquence, il suffit de les inventer pour leur donner soudainement vie. Nous voici donc repartis pour un petit tour de train fantôme idéologique, un manège vraiment effrayant peuplé de multinationales pilleuses, de spéculateurs infâmes, de travail précaire, d'échanges inégaux et de « marchandisation de l'humain ». Nouveau? Non, banal.  
  
          De tous temps, jamais une virgule n'a séparé, sur le thème de l'antilibéralisme, le discours de l'extrême gauche de celui de l'extrême droite, et c'est encore le cas aujourd'hui. Ensuite, tout n'est que question d'accent et d'image de marque: le Front National étant associé à l'extrême droite, véritable équivalent de l'antéchrist dans la catéchèse « social républicaine », il lui est impossible de représenter la cause antimondialiste; les « causes justes » ont besoin de jolis logos(4)... Au contraire, en tant que représentant adoubé des « exclus » de tous bords, la LCR peut légitimement revêtir la panoplie de Zorro et surfer sur la vague d'inconséquence intellectuelle de la « France qui pense », aveuglée par son anticapitalisme pathologique. 
 
          C'est peu dire, bien entendu, que si la classe politique a longtemps prétendu rejeter le Front National au nom d'un bannissement normatif des extrêmes, l'ascension de l'extrême gauche et l'ostensible sympathie dont elle jouit dans les médias révèlent à quel point ce que l'on condamne chez le Front National, est moins son côté « extrême » que son côté « droite ». Curieuse asymétrie, en outre, si l'on se met à recenser les atrocités politiques dont chaque camp devrait revendiquer, en toute honnêteté intellectuelle, la paternité idéologique. Mais c'est ainsi: en France, le prisme médiatique limite l'analyse politique au registre des labels symboliques, des déclarations d'intention, des professions de foi, des manifestations de repentir et des sourires branchés. Il suffit à un maoïste d'expliquer qu'il n'a strictement rien à voir avec Mao pour qu'on le croie sur parole. En y ajoutant un zeste de contrition – la fameuse « erreur de jeunesse »... –, on peut, une fois la faute à moitié avouée, recommencer à expliquer le monde, définir le bien et le mal, faire autorité morale et, toujours, prôner les idéologies les plus dévastatrices, l'air de pas y toucher. Les intellectuels français ne ratent jamais leurs examens… de conscience.  
  
          N'en doutons pas, pourtant: si, comme c'est le cas à l'extrême droite, la majorité des électeurs LCR sont des gens parfaitement civilisés, le coeur idéologique de la mouvance n'a que mépris pour le compromis démocratique. La pensée d'extrême gauche demeure fondamentalement et explicitement totalitaire. Cela ne fait aucun doute chez LO. Quant à la LCR, au trotskisme et à la mouvance altermondialiste, elle trouvera rapidement, si ce n'est déjà fait, le moyen de réhabiliter ses modèles. La tactique est simple: il suffit d'un peu de négationnisme (du type: Fidel Castro n'a rien d'un dictateur) voire d'un tantinet d'imagination (j'attends la théorie qui nous dira que le stalinisme est un pur produit du capitalisme libéral. Il m'étonnerait fort, d'ailleurs, qu'elle n'existe déjà...) pour retrouver, lavé de ses péchés de jeunesse, le chemin de l'Histoire en marche. 
 
     « À l'exception d'un Aron et de quelques intellectuels sceptiques, en tout cas rétifs au fanatisme, la plupart des figures de proue de la littérature et de la philosophie françaises se sont définies par rapport aux deux pôles idéologiques que sont le nationalisme à droite, le socialisme à gauche. »
  
          Amnésie, irrationalité, inculture socio-économique, fanatisme antilibéral. Telles sont les mamelles du permanent succès culturel de la gauche idéologique. Amnésie parce que ce que l'humanité doit de cauchemardesque aux idéologies révolutionnaires de tout poil est passé sous silence médiatique; irrationalité puisque tout le discours de l'extrême gauche se résume à l'éternelle promesse de paradis terrestre faite aux peuples opprimés; inculture socio-économique puisque rien de ce qui ressortit à l'activité humaine n'est ne serait-ce qu'approximativement théorisé par l'extrême gauche française; celle-ci en est donc réduite à un communisme de moines bénédictins, prônant le « partage des richesses » sans avoir en magasin la moindre théorie susceptible de nous expliquer comment les créer. Est-ce parce que la collectivisation de l'économie a donné de substantielles preuves de son inefficacité? Ou est-ce parce que sa démagogie « progressiste » l'amenant à vouloir séduire (aussi) l'électorat « écolo », notre extrême gauche en est réduite à ne plus rien pouvoir soutenir d'approximativement crédible, pas même une once de réflexion relative à la question de la production, si centrale, pourtant, dans la rhétorique marxiste?  
 
          Quand tout, dans le « programme électoral », suinte la contradiction flagrante, l'incohérence absolue, le compromis insoutenable, que reste-t-il? Le fanatisme antilibéral. Qu'il me soit ici permis de conseiller la lecture d'un livre remarquable, le Siècle des Intellectuels, de Michel Winock(5). On y apprend que, tout au long du siècle écoulé, la production française de valeurs sociales, d'idées dominantes et de normes morales s'abreuve à la source de l'anticapitalisme et de l'antilibéralisme (avec, en filigrane, l'antiaméricanisme). À l'exception d'un Aron et de quelques intellectuels sceptiques, en tout cas rétifs au fanatisme, la plupart des figures de proue de la littérature et de la philosophie françaises se sont définies par rapport aux deux pôles idéologiques que sont le nationalisme à droite, le socialisme à gauche (pôles traversés par une kyrielle de thématiques dérivées parmi lesquelles l'antisémitisme joue aussi un rôle structurant).  
  
          Passons sur l'aveuglement, l'immaturité, l'inconséquence et les compromissions induits par de telles adhésions doctrinales. Retenons que l'après-Seconde Guerre mondiale consacre le triomphe de l'idéologie française de gauche (pour des raisons faciles à comprendre): le communisme (et ses produits dérivés) atteint ainsi une sorte de zénith jusqu'à ce que l'histoire confronte la plupart des intellectuels à l'évidence de son ignominie. Mais une autre tendance, sans doute beaucoup plus fondamentale, marque l'idéologie française post traumatisme nazi: le basculement d'une partie non négligeable de la mouvance intellectuelle chrétienne (singulièrement, catholique), de droite à gauche de l'échiquier idéologique. Accouplement entre valeurs du Christ et dogme du Progrès dont le socialisme compassionnel, qui tient aujourd'hui de religion d'État, porte de troublantes traces d'ADN... 
 
          La sympathie des intellectuels à l'endroit des idéologies « progressistes » et « programmatiques » (planistes, selon le terme de Hayek), explique en partie le succès actuel de l'extrême gauche. Mais cela ne suffit pas. C'est parce que son fer de lance médiatiquement le plus actif – la LCR – est parvenu à réaliser une habile synthèse entre antilibéralisme et « socialisme droit de l'hommiste » que sa visibilité et son crédit électoral sont aujourd'hui si importants. 
 
Révolution et marketing  
 
          Tout le génie de cette extrême gauche recyclée est d'avoir activé la thématique victimaire à son profit. Notre extrême gauche n'est pas méchante et cela la sépare très singulièrement de ses devancières. Elle ne veut exterminer personne; elle lutte pour plus de justice, moins d'exclusion et même plus de liberté. Elle affiche cette vertu sans laquelle nulle aspiration à la légitimité n'est viable: la compassion et l'amour de son prochain. Rien à voir avec le terrorisme qui se déploya en son nom, pas plus qu'avec les casseurs qui accompagnent ses cortèges, rien à voir non plus, on l'a dit, avec les bouchers que les grands soirs révolutionnaires ont irrésistiblement enfanté. L'extrême gauche est une sorte de Journée mondiale de la jeunesse gauchiste, subtil mélange de révolte et de joie, de lutte et d'espérance. Une jeunesse parfaite dans un monde abject. 
 
          Mieux: si la LCR cautionne la violence, c'est toujours en catimini, en ressortant le refrain éculé du désespoir qui pousse au crime. Le terrorisme palestinien au coeur de Tel Aviv? Officiellement condamnable, bien sûr mais il faut les comprendre. Le terrorisme islamiste antiaméricain? Idem. Quant aux travailleurs licenciés qui séquestrent des patrons ou polluent des rivières en guise de protestation (a-t-on jamais vu un militant écologiste s'insurger contre de tels agissements?), quel autre moyen ont-ils de lutter contre l'oppression capitaliste? Là, franchement, il n'y a rien à redire, c'est bien fait! On enseigne aux enfants (enfin, on enseignait, sans doute...) que « qui vole un oeuf, vole un boeuf ». Qui empoisonne une rivière, détruit la propriété d'autrui, tabasse des opposants ou brûle des effigies est-il capable, à circonstances historiques données, de se livrer à des exécutions sommaires? Personne n'aurait évidemment l'idée de le suggérer. 
 
          C'est là le vecteur communicationnel de la LCR et, en termes de marketing, c'est remarquablement bien vu. S'amarrer aux mouvements sociaux plutôt qu'aux groupuscules terroristes (encore que quand il s'agit de soutenir des mouvements de « libération nationale » utilisant des méthodes terroristes, le naturel revient au galop...). Compatir pour la victime sans explicitement chercher à abattre le bourreau. Ce créneau contestataire / compassionnel se cristallise dans un décalage saisissant entre l'analyse des problèmes et la recommandation des solutions politiques à apporter (lorsqu'il y en a, ce qui est rare, comme nous l'avons vu). Le capitalisme est une abjection mais faut-il le supprimer? Sans doute chez LO, moins nettement chez la LCR. Ou alors, indirectement, en supprimant les licenciements. Loi « sociale » plutôt que révolution « brutale »...  
  
          Autre exemple encore plus saisissant: on sait les accointances existant entre la mouvance altermondialiste et la LCR. Or, du côté des altermondialistes, la critique du capitalisme libéral est aussi radicale qu'absolue (j'ai même entendu, de la part d'un dirigeant d'ATTAC, qu'il fallait « extirper le libéralisme des esprits ». Tout un programme!). En infère-t-on pour autant une destruction révolutionnaire du capitalisme? Du côté des altermondialistes, je n'ai jamais rien entendu de tel. Ce qui est suggéré, c'est plutôt la taxe Tobin, soit un prélèvement fiscal à faible taux sur les mouvements de capitaux internationaux, le produit de la taxe étant affecté à la cause du développement dans le monde (toujours le prisme compassionnel…). À bien y regarder, rien qui invite le « Che » à sortir de son tombeau... 
 
          L'extrême gauche versant démagogique propose donc une cure de psychothérapie électorale, une bonne séance de cri primal, pour libérer l'homme de son ressentiment social. Rien de plus mais cela suffit à remporter des voix quand tout, autour, est si pâle. Il reste à savoir si cette effervescence peut réellement fonder une force politique ou si cette montée en puissance est à l'histoire du pouvoir ce que les boys bands sont à la musique pop, à savoir, un moment de fièvre consumériste. 
 
          À l'appui de cette seconde thèse, on peut être surpris qu'une idéologie ayant un accès si fréquent aux médias ne draine que 10% des voix tandis que l'extrême droite, objectivement ostracisée, avoisine les 15%. Ce décalage peut être révélateur: méfiance (croissante?) de l'opinion publique à l'endroit du landernau médiatique, prise beaucoup plus solide de l'extrême droite avec les « vrais problèmes » des gens(6), imperméabilité de l'opinion aux références théoriques absconses ou sulfureuses des partis révolutionnaires?  
 
          Peut-être. Peut-être pas. Pour l'heure, si l'extrême gauche tendance LCR semble faire office de défoulement électoral, d'option « fashionable », fraîche, divertissante et branchée comme une boisson gazeuse – il n'y a qu'à voir le Forum Social européen, ses défilés de jeunes gens en fête, la réappropriation du Carnaval par l'Internationale révolutionnaire en lutte, pour comprendre que cela manque un peu de consistance – il convient de ne pas mésestimer l'ampleur de la crise du modèle social français, si efficacement imputée au libéralisme et si brutalement ressentie, à de maints égards, par tant de personnes. Si elle parvient à capitaliser ses succès électoraux, l'extrême gauche pourra donc devenir une force pérenne. L'extrême gauche sait entreprendre la protestation. Saura-t-elle la gérer? Il y a là un cap douloureux, qui suppose un élargissement de sa base militante et, corrélativement, soit une édulcoration, soit une rationalisation de son discours. Au risque de mettre à jour le grand vide de son projet. 
 
Une menace?  
 
          Mais revenons au contexte explicatif de son succès: terreau idéologique favorable aux thèses de gauche. Concession « marketing » à la démocratie parlementaire et au droit de l'hommisme. Le décor est posé. 
 
          Il faut plus, toutefois. D'une part, il convient de ne jamais oublier que derrière les partis de facture étatiste, poignent des intérêts corporatistes. Notons ici que la nébuleuse d'extrême gauche est liée à un syndicalisme radical, ayant prospéré sur l'un des thèmes favoris de la rhétorique antilibérale française: la réforme des services publics. Entre la vague de privatisation des entreprises des secteurs concurrentiels et les tentatives de réforme (plus ou moins abouties) des services publics plus traditionnels et des institutions de protection sociale, il y a motif, pour quelques syndicalistes actifs, à embraser les consciences politiques, de manière à protéger leurs rentes (le syndicat SUD étant emblématique de ce courant). Difficile aussi, parfois, de distinguer certaines associations du « mouvement social » d'une sorte d'intersyndicale d'exclus... 
 
          Autre facteur important (et évident) du succès prévisible de l'extrême gauche: elle offre une alternative électoralement crédible au vote protestataire. La cible est ici clairement identifiée et personne n'en ignore la nature. Si quelqu'un a peur de la mouvance d'extrême gauche, ce sont bien entendu les partis de la « gauche de gouvernement ». Clairement, le vote LCR marche sur les plates-bandes des Verts (peu ou prou la même clientèle électorale) et du Parti Socialiste. Quant à LO, elle peut bénéficier d'un effet d'entrain lui permettant d'enfoncer un peu plus le PCF, voire de contrarier le Front National. Ne négligeons pas, toutefois, la frange des électeurs LCR « modérés » qui auront quelques scrupules à apporter leurs voix à un parti parfois présenté comme stalinien (LO) et, vice versa, tous les communistes orthodoxes qui ne pardonneront pas au « mouvement social » sa couleur gauchiste. Reste que la balance entre convertis et déserteurs devrait être très favorable à l'extrême gauche et qu'électoralement, la « gauche modérée » acquittera la quasi-totalité de la facture. 
 
          Mais la question fondamentale porte bien entendu sur l'effet de cette ascension électorale sur la cause (et la pratique) de la liberté. L'ascension de l'extrême gauche constitue-t-elle un nouveau coup de poignard dans son corps déjà meurtri? Sans doute convient-il, ici, de rester mesuré: 
  • En premier lieu, la canonisation de la démocratie comme alpha et oméga d'une vie politique parfaite occulte le probable délabrement de la fonction du vote, chez nombre d'électeurs français. Le vote n'est-il pas principalement, aujourd'hui, une activité récréative dominicale, à mettre en concurrence avec d'autres activités récréatives dominicales? En tout état de cause, assimiler vote et adhésion idéologique est, aujourd'hui, très hasardeux.

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  • Un signe clair du déplacement du centre de gravité de la morale dominante à gauche de l'échiquier idéologique français réside en ce que la gauche de gouvernement souffre d'un complexe d'infériorité doctrinale pour ainsi dire avoué, par rapport à sa frange extrémiste, personne n'y trouvant d'ailleurs quoi que ce soit à redire. Si, à droite, ce type de complexe existe aussi, c'est évidemment de manière beaucoup plus clandestine (et, sans doute, moins systématique), le simple fait d'accepter de discuter avec un responsable du Front National étant presque toujours assimilé à une dangereuse concession faite au fascisme(7)

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    On peut observer un paradoxe intéressant entre les relations « je t'aime, moi non plus » qui caractérisent gauche radicale et modérée et celles, plutôt « je te hais, mais j'ai besoin de toi » propres à leur pendant droitier: proximité sentimentale et fossé électoral chez les premiers; rupture idéologique (feinte ou sincère) mais tentatives épisodiques de rapprochement électoral (en sous-main) chez les seconds. De tout cela, il faut conclure ce que l'on sait déjà: puisque l'extrême gauche est idéologiquement légitime, ses idées le sont aussi, ce qui n'est a priori pas une bonne nouvelle pour la cause de la liberté. 
      
  • Ce dernier constat doit être amendé. L'extrême gauche sait mieux que moi ce que son succès électoral doit à sa marginalité politique. Gouverner, de nos jours, c'est organiser son suicide électoral, à moins d'être le seul maître à bord (il suffit d'associer un parti minoritaire à une coalition de gouvernement pour l'affaiblir presque irrésistiblement). D'autre part, quand bien même aurait-on un leader d'extrême gauche à la présidence de la République (hypothèse invraisemblable mais passons), que cela changerait-il? Eh bien, vraisemblablement, pas grand-chose. 

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    Le raisonnement vaut pour un leader d'extrême droite. Un peu d'État-providence par ci, de politique européenne par là, beaucoup de communication partout et puis, la gestion au quotidien, l'expédition des affaires courantes puisque gouverner, c'est cela, qui que l'on soit, quoi que l'on veuille. A fortiori lorsqu'on ne dispose plus de la moindre marge de manoeuvre budgétaire et que l'intégration internationale – plutôt que la mondialisation – limite pour le meilleur (la construction européenne comme barrage aux folies national-totalitaires) et pour le nettement moins bien (l'inexorable condamnation des sociétés occidentales au modèle de l'État-providence) le champ des possibles politiques.
          La question de l'articulation politique-liberté n'est pas réductible au discours du politique sur la liberté et cela est heureux, dans un pays qui ne pourra pas se cacher éternellement les considérables dégâts de son socialisme matriciel. Constat abrupt mais inexorable. La radicalisation de l'opinion publique (toute relative, ne l'oublions pas: l'indifférence l'emporte largement sur la rébellion...) sert d'abord d'exutoire à l'impuissance politique. Impasse compréhensible puisque, même lorsqu'on est converti au modèle social-démocrate, il est impossible de ne pas voir que plus de protection sociale et de service public implique qu'on soit capable de faire preuve d'un minimum de continence fiscale et sociale, de façon à préserver le dynamisme et la compétitivité des entreprises « capitalistes », les seules à être capables de créer suffisamment de richesses pour tous. Et qu'il y a longtemps qu'en la matière, en France, le rouge est mis. 
 
          Alors, puisque seule la libération de la société et de l'économie françaises constitue une voie raisonnable de « progrès », doit-on y croire? Les idées de la liberté demeurent impopulaires, certes, mais cela n'est pas irréversible. Il reste à produire une analyse quant à leurs chances de percée électorale ainsi que sur les inférences politiques d'une certaine (et, à mon avis, intéressante) perméabilité française aux idées non conformistes. Quand l'aveuglement politique (et culturel) aura fini de manger son pain blanc, qui sait, peut-être y viendra-t-on? 
 
 
1. Il convient de se rappeler qu'avant l'entre deux tours présidentiel, la gentille Arlette avait été médiatiquement canonisée, au point de devenir une espèce de Jeanne d'Arc du prolétariat en lutte.  >>
2. Le symbole de Che Guevara est emblématique, à la fois des contradictions de ce mouvement et de son inconséquence. Évidemment, la LCR se targue d'un pacifisme immaculé, tout à fait conforme à son image de parti « gentil ». Or, parmi les figures mythiques auxquelles elle aime se référer, Guevara figure indiscutablement en tête de liste. Beau symbole de paix et d'amour, assurément, que ce guérillero maniaco-belliciste, véritable entrepreneur en guerres civiles, superviseur zélé de l'épuration castriste, sans parler de ses méthodes de « libération » de la paysannerie bolivienne...  >>
3. Voir à ce propos l'excellent article (signé « Liberus ») intitulé « Trotski dans le texte », sur le site de l'association « Liberté, j'écris ton nom », www.liberté-chérie.com>>
4. Reconnaissons en outre que le discours antimondialiste d'extrême droite, pour virulent qu'il est, ne représente pas le thème vedette de la rhétorique national-populiste.  >>
5. Précisons qu'il s'agit d'un livre d'histoire des idées, qui ne témoigne d'aucun prosélytisme particulier.  >>
6. Souvenons nous de la phrase de Laurent Fabius (ex-premier ministre socialiste français), à propos du Front National: « le FN pose les bonnes questions, mais y apporte de mauvaises réponses »>>
7. Encore que sur ce point, les choses tendent à se calmer quelque peu. Le triomphe de la thématique sécuritaire aux dernières élections présidentielles ne peut en effet laisser les politiques indifférents à certaines réalités sociétales: or, c'est la première fois depuis des lustres qu'une coalition politique remporte une élection sur un thème 100% « droitier »>>
 
 
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