Voilà qui fait assurément grand bruit et stimule nombre de
commentateurs politiques. Et comme toujours, dans pareille situation, point
la tentation d'exagérer le phénomène, de succomber
aux projections les plus outrancières, en jouant de cette confusion
si fréquemment (et volontairement) entretenue entre «
croissance » et « taille ». Rappelons,
dès lors, cette vérité d'évidence: si l'extrême
gauche séduit 10% de l'électorat (20% selon certains sondages),
cela veut tout de même dire que 90% des électeurs lui préfèrent
autre chose (sans même parler de l'abstention). Comme toute ascension,
cependant, elle mérite analyse. La question est donc de savoir qui
elle est, quelles sont les raisons de son succès et ce que cela
implique.
Un
monstre à deux têtes
Contrairement aux partis de gouvernement, les organisations extrémistes
se posent en forces de rupture avec le système institutionnel existant
(quelle que soit la façon dont ce système est qualifié);
c'est pourquoi il est intéressant de sonder la cohérence
de leur structure et de leur projet, lorsque leur parole vient à
influencer les décisions d'isoloir, dans de significatives proportions.
À première vue, l'extrême gauche politique constitue
le pôle par excellence de la contestation antilibérale et
ce positionnement d'opposant radical suffit à lui conférer
une lisibilité électorale. D'un point de vue structurel,
sa force naît de l'union entre Lutte Ouvrière (LO) et la Ligue
Communiste Révolutionnaire (LCR), deux partis dont les allures de
« secte » ont parfois été mises
en exergue par certaines enquêtes: faible nombre de militants, noyau
sur-idéologisé, commune référence au trotskisme.
Bref, une vocation d'avant-garde éclairée du prolétariat
en lutte qui semble garante d'une certaine unité de vues. À
bien y regarder pourtant, LO et la LCR constituent, chacun avec ses embarras
et ses contradictions, deux partis dont les singularités ne sauraient
être négligées: ni leur culture politique, ni leur
stratégie électorale, ni leur image publique ne permettent
de les confondre tout à fait.
-
D'un côté,
LO a beau se référer à Trotski – lequel, comme Che
Guevara, incarne le communiste parfait et pour cause: le destin n'ayant
permis ni à l'un, ni à l'autre, de gouverner, l'histoire
les a exemptés d'une postérité de tyran, voire de
boucher... –, sa vraie nature ne trompe personne. Il s'agit d'un parti
communiste orthodoxe, clairement marxiste, se référant moins
aux « exclus sociaux », par exemple,
qu'aux plus traditionnels « travailleurs » («
l'armée industrielle de réserve »
de Karl Marx, en quelque sorte); c'est à reculons que ce parti a
récemment abandonné toute référence à
la dictature du prolétariat dans son programme politique. LO est
donc un parti à l'image contrastée. En négatif, son
bolchevisme suscite, au mieux, une certaine condescendance, au pire, le
rejet d'un certain nombre d'intellectuels de gauche sincèrement
pénétrés d'anticommunisme; sa figure de proue politique
(Arlette Laguiller) a vu son crédit personnel écorné
par les dernières élections présidentielles, au motif
(amusant) qu'elle fut le seul candidat à ne pas prôner le
« barrage anti Le Pen » au second
tour.
Toutefois,
sa longévité et son image « peuple »
– très tendance – lui confèrent un véritable crédit
d'image dans les milieux populaires(1)
(l'électorat LO est bien celui qu'entend représenter son
parti préféré: majoritairement masculin, âgé,
peu diplômé, issu de catégories socioprofessionnelles
ouvrières ou employées); en outre, condition nécessaire
et quasi suffisante de popularité électorale, LO est affranchi
de toute participation à quelque gouvernement que ce soit; ce parti
est enfin le dernier représentant à la fois pur (doctrinalement)
et vierge (historiquement), du communisme orthodoxe – l'effondrement du
PCF, institutionnellement compromis dans le « soviétisme
», d'abord, dans la social-démocratie de gouvernement,
ensuite, paraissant scellé par cette succession d'erreurs stratégiques.
Il lui est donc possible de prêcher Marx et Lénine sans avoir
à assumer Staline, ce qui, en termes de positionnement électoraliste,
peut s'avérer avantageux...
-
L'autre
pôle d'extrême gauche est, pour tout, dire, plus difficile
à décrypter. Son « coeur de réseau
» a beau demeurer communiste et trotskiste (ou guevariste,
cela dépend, mais ne change rien au fond), la LCR fédère
volontiers idéologies alternatives et communautarismes marginaux
de toutes sortes – sa nouvelle figure de proue, lui aussi très «
in the market », Olivier Besancenot, se targuant d'ailleurs
volontiers de ce foisonnement. D'un côté, la LCR regroupe
donc des gauchistes, des tiers-mondistes, des chrétiens révolutionnaires,
des guevaristes, des maoïstes et des trotskistes relookés,
voire un peu de tout ça à la fois (une sorte de United
Colors of LCR, en somme). De l'autre, la LCR mange au râtelier
de l'altermondialisme, d'un certain féminisme, des paysans du Larzac,
des étudiants grévistes et bientôt, peut être,
de la Ligue mondiale contre les cors aux pieds (à créer mais
certainement porteur, comme thématique).
Ce
positionnement de conglomérat idéologique l'amène
ainsi à représenter l'avant-garde de la cause antilibérale,
en inséminant la nébuleuse des « mouvements
sociaux » (dont la légitimité médiatique
est très forte); ensuite, ses références iconographiques
tout à fait particulières ne l'empêchent nullement
de s'affranchir allègrement de tout atavisme dictatorial, totalitaire
ou génocidaire (les maoïstes LCR n'ont rien à voir avec
Mao ni avec Pol Pot, pas plus que les « chrétiens
révolutionnaires » avec le Sentier Lumineux péruvien;
les « Chedolâtres » ne connaissent du Che
que son mythe(2);
quant aux trotskistes, s'ils ont jamais lu Trotski, ils n'en révèlent
rien, hors les cénacles somme toute restreints où la pensée
totalitaire peut se livrer telle qu'en elle-même, loin des circonvolutions
et des hypocrisies électoralistes(3)...).
Enfin, en se trouvant un leader à la fois « jeune »
et « peuple », la LCR s'est dotée d'une
star médiatique, chérie de journalistes et d'interviewers
pâmés d'admiration, tout à fait enclins à faire
de « leurs » plateaux de télévision,
une véritable résidence secondaire pour le jeune homme. De
tout cela, résulte un potentiel d'attraction adressé à
un public plutôt surdiplômé, jeune, branché,
plus féminisé que celui de LO. Deux électorats qu'a
priori, tout sépare, du moins si l'on suit les bons vieux canons
rhétoriques de la lutte des classes...
Le mariage électoral entre LO et la LCR est donc un mariage de raison.
En dot, LO apporte quelques implantations locales solides (les départements
du nord de la France) et une expérience éprouvée des
joutes électorales. La LCR est le fer de lance médiatique
de la coalition, l'élément branché et sexy du couple.
Elle lui apporte une visibilité médiatique de tous les instants
et une vocation de porte-parole des exclus à la pointe du combat
néo-humaniste.
La promotion de l'extrême gauche emprunte à un ciment culturel
qui, en France, valorise, éternellement, le mythe de Robin des Bois.
D'autres éléments, plus politiques ou conjoncturels, participent
aussi à l'explication de cette ascension.
La
gauche déifiée
Ni dans ce qu'elle est, ni dans ce qu'elle propose, l'extrême gauche
n'exhibe le moindre caractère de nouveauté. Son actuelle
visibilité se nourrit aux sources de l'antilibéralisme français,
remis au goût du jour par un épouvantail rhétorique
d'environ dix ans d'âge, la fameuse « mondialisation
libérale », devenue, dans les cénacles
intellectuels « progressistes », l'ennemi idéologique
public numéro 1.
Inutile de deviser sur la vacuité de ce concept tel que brandi par
les croisés d'extrême gauche. Il ne contient à peu
près rien et confond à peu près tout. Mais l'avantage
avec les concepts qui ne correspondent à rien, c'est qu'il est parfaitement
inutile de se donner la peine de les définir et qu'en conséquence,
il suffit de les inventer pour leur donner soudainement vie. Nous voici
donc repartis pour un petit tour de train fantôme idéologique,
un manège vraiment effrayant peuplé de multinationales pilleuses,
de spéculateurs infâmes, de travail précaire, d'échanges
inégaux et de « marchandisation de l'humain
». Nouveau? Non, banal.
De tous temps, jamais une virgule n'a séparé, sur le thème
de l'antilibéralisme, le discours de l'extrême gauche de celui
de l'extrême droite, et c'est encore le cas aujourd'hui. Ensuite,
tout n'est que question d'accent et d'image de marque: le Front National
étant associé à l'extrême droite, véritable
équivalent de l'antéchrist dans la catéchèse
« social républicaine », il
lui est impossible de représenter la cause antimondialiste; les
« causes justes » ont besoin de jolis
logos(4)...
Au contraire, en tant que représentant adoubé des «
exclus » de tous bords, la LCR peut légitimement revêtir
la panoplie de Zorro et surfer sur la vague d'inconséquence intellectuelle
de la « France qui pense », aveuglée
par son anticapitalisme pathologique.
C'est peu dire, bien entendu, que si la classe politique a longtemps prétendu
rejeter le Front National au nom d'un bannissement normatif des extrêmes,
l'ascension de l'extrême gauche et l'ostensible sympathie dont elle
jouit dans les médias révèlent à quel point
ce que l'on condamne chez le Front National, est moins son côté
« extrême » que son côté «
droite ». Curieuse asymétrie, en outre, si l'on se
met à recenser les atrocités politiques dont chaque camp
devrait revendiquer, en toute honnêteté intellectuelle, la
paternité idéologique. Mais c'est ainsi: en France, le prisme
médiatique limite l'analyse politique au registre des labels symboliques,
des déclarations d'intention, des professions de foi, des manifestations
de repentir et des sourires branchés. Il suffit à un maoïste
d'expliquer qu'il n'a strictement rien à voir avec Mao pour qu'on
le croie sur parole. En y ajoutant un zeste de contrition – la fameuse
« erreur de jeunesse »... –, on peut,
une fois la faute à moitié avouée, recommencer à
expliquer le monde, définir le bien et le mal, faire autorité
morale et, toujours, prôner les idéologies les plus dévastatrices,
l'air de pas y toucher. Les intellectuels français ne ratent jamais
leurs examens… de conscience.
N'en doutons pas, pourtant: si, comme c'est le cas à l'extrême
droite, la majorité des électeurs LCR sont des gens parfaitement
civilisés, le coeur idéologique de la mouvance n'a que mépris
pour le compromis démocratique. La pensée d'extrême
gauche demeure fondamentalement et explicitement totalitaire. Cela ne fait
aucun doute chez LO. Quant à la LCR, au trotskisme et à la
mouvance altermondialiste, elle trouvera rapidement, si ce n'est déjà
fait, le moyen de réhabiliter ses modèles. La tactique est
simple: il suffit d'un peu de négationnisme (du type: Fidel Castro
n'a rien d'un dictateur) voire d'un tantinet d'imagination (j'attends la
théorie qui nous dira que le stalinisme est un pur produit du capitalisme
libéral. Il m'étonnerait fort, d'ailleurs, qu'elle n'existe
déjà...) pour retrouver, lavé de ses péchés
de jeunesse, le chemin de l'Histoire en marche.
« À l'exception d'un Aron et de quelques intellectuels sceptiques,
en tout cas rétifs au fanatisme, la plupart des figures de proue
de la littérature et de la philosophie françaises se sont
définies par rapport aux deux pôles idéologiques que
sont le nationalisme à droite, le socialisme à gauche.
» |
|
Amnésie, irrationalité, inculture socio-économique,
fanatisme antilibéral. Telles sont les mamelles du permanent succès
culturel de la gauche idéologique. Amnésie parce que ce que
l'humanité doit de cauchemardesque aux idéologies révolutionnaires
de tout poil est passé sous silence médiatique; irrationalité
puisque tout le discours de l'extrême gauche se résume à
l'éternelle promesse de paradis terrestre faite aux peuples opprimés;
inculture socio-économique puisque rien de ce qui ressortit à
l'activité humaine n'est ne serait-ce qu'approximativement théorisé
par l'extrême gauche française; celle-ci en est donc réduite
à un communisme de moines bénédictins, prônant
le « partage des richesses » sans
avoir en magasin la moindre théorie susceptible de nous expliquer
comment les créer. Est-ce parce que la collectivisation de l'économie
a donné de substantielles preuves de son inefficacité? Ou
est-ce parce que sa démagogie « progressiste »
l'amenant à vouloir séduire (aussi) l'électorat «
écolo », notre extrême gauche en est réduite
à ne plus rien pouvoir soutenir d'approximativement crédible,
pas même une once de réflexion relative à la question
de la production, si centrale, pourtant, dans la rhétorique marxiste?
Quand tout, dans le « programme électoral
», suinte la contradiction flagrante, l'incohérence
absolue, le compromis insoutenable, que reste-t-il? Le fanatisme antilibéral.
Qu'il me soit ici permis de conseiller la lecture d'un livre remarquable,
le Siècle des Intellectuels, de Michel Winock(5).
On y apprend que, tout au long du siècle écoulé, la
production française de valeurs sociales, d'idées dominantes
et de normes morales s'abreuve à la source de l'anticapitalisme
et de l'antilibéralisme (avec, en filigrane, l'antiaméricanisme).
À l'exception d'un Aron et de quelques intellectuels sceptiques,
en tout cas rétifs au fanatisme, la plupart des figures de proue
de la littérature et de la philosophie françaises se sont
définies par rapport aux deux pôles idéologiques que
sont le nationalisme à droite, le socialisme à gauche (pôles
traversés par une kyrielle de thématiques dérivées
parmi lesquelles l'antisémitisme joue aussi un rôle structurant).
Passons sur l'aveuglement, l'immaturité, l'inconséquence
et les compromissions induits par de telles adhésions doctrinales.
Retenons que l'après-Seconde Guerre mondiale consacre le triomphe
de l'idéologie française de gauche (pour des raisons faciles
à comprendre): le communisme (et ses produits dérivés)
atteint ainsi une sorte de zénith jusqu'à ce que l'histoire
confronte la plupart des intellectuels à l'évidence de son
ignominie. Mais une autre tendance, sans doute beaucoup plus fondamentale,
marque l'idéologie française post traumatisme nazi: le basculement
d'une partie non négligeable de la mouvance intellectuelle chrétienne
(singulièrement, catholique), de droite à gauche de l'échiquier
idéologique. Accouplement entre valeurs du Christ et dogme du Progrès
dont le socialisme compassionnel, qui tient aujourd'hui de religion d'État,
porte de troublantes traces d'ADN...
La sympathie des intellectuels à l'endroit des idéologies
« progressistes » et « programmatiques
» (planistes, selon le terme de Hayek), explique en partie
le succès actuel de l'extrême gauche. Mais cela ne suffit
pas. C'est parce que son fer de lance médiatiquement le plus actif
– la LCR – est parvenu à réaliser une habile synthèse
entre antilibéralisme et « socialisme droit de
l'hommiste » que sa visibilité et son crédit
électoral sont aujourd'hui si importants.
Révolution
et marketing
Tout le génie de cette extrême gauche recyclée est
d'avoir activé la thématique victimaire à son profit.
Notre extrême gauche n'est pas méchante et cela la sépare
très singulièrement de ses devancières. Elle ne veut
exterminer personne; elle lutte pour plus de justice, moins d'exclusion
et même plus de liberté. Elle affiche cette vertu sans laquelle
nulle aspiration à la légitimité n'est viable: la
compassion et l'amour de son prochain. Rien à voir avec le terrorisme
qui se déploya en son nom, pas plus qu'avec les casseurs qui accompagnent
ses cortèges, rien à voir non plus, on l'a dit, avec les
bouchers que les grands soirs révolutionnaires ont irrésistiblement
enfanté. L'extrême gauche est une sorte de Journée
mondiale de la jeunesse gauchiste, subtil mélange de révolte
et de joie, de lutte et d'espérance. Une jeunesse parfaite dans
un monde abject.
Mieux: si la LCR cautionne la violence, c'est toujours en catimini, en
ressortant le refrain éculé du désespoir qui pousse
au crime. Le terrorisme palestinien au coeur de Tel Aviv? Officiellement
condamnable, bien sûr mais il faut les comprendre. Le terrorisme
islamiste antiaméricain? Idem. Quant aux travailleurs licenciés
qui séquestrent des patrons ou polluent des rivières en guise
de protestation (a-t-on jamais vu un militant écologiste s'insurger
contre de tels agissements?), quel autre moyen ont-ils de lutter contre
l'oppression capitaliste? Là, franchement, il n'y a rien à
redire, c'est bien fait! On enseigne aux enfants (enfin, on enseignait,
sans doute...) que « qui vole un oeuf, vole un boeuf
». Qui empoisonne une rivière, détruit la propriété
d'autrui, tabasse des opposants ou brûle des effigies est-il capable,
à circonstances historiques données, de se livrer à
des exécutions sommaires? Personne n'aurait évidemment l'idée
de le suggérer.
C'est là le vecteur communicationnel de la LCR et, en termes de
marketing, c'est remarquablement bien vu. S'amarrer aux mouvements sociaux
plutôt qu'aux groupuscules terroristes (encore que quand il s'agit
de soutenir des mouvements de « libération nationale
» utilisant des méthodes terroristes, le naturel revient
au galop...). Compatir pour la victime sans explicitement chercher à
abattre le bourreau. Ce créneau contestataire / compassionnel se
cristallise dans un décalage saisissant entre l'analyse des problèmes
et la recommandation des solutions politiques à apporter (lorsqu'il
y en a, ce qui est rare, comme nous l'avons vu). Le capitalisme est une
abjection mais faut-il le supprimer? Sans doute chez LO, moins nettement
chez la LCR. Ou alors, indirectement, en supprimant les licenciements.
Loi « sociale » plutôt que révolution
« brutale »...
Autre exemple encore plus saisissant: on sait les accointances existant
entre la mouvance altermondialiste et la LCR. Or, du côté
des altermondialistes, la critique du capitalisme libéral est aussi
radicale qu'absolue (j'ai même entendu, de la part d'un dirigeant
d'ATTAC, qu'il fallait « extirper le libéralisme
des esprits ». Tout un programme!). En infère-t-on
pour autant une destruction révolutionnaire du capitalisme? Du côté
des altermondialistes, je n'ai jamais rien entendu de tel. Ce qui est suggéré,
c'est plutôt la taxe Tobin, soit un prélèvement fiscal
à faible taux sur les mouvements de capitaux internationaux, le
produit de la taxe étant affecté à la cause du développement
dans le monde (toujours le prisme compassionnel…). À bien y regarder,
rien qui invite le « Che » à sortir de
son tombeau...
L'extrême gauche versant démagogique propose donc une cure
de psychothérapie électorale, une bonne séance de
cri primal, pour libérer l'homme de son ressentiment social. Rien
de plus mais cela suffit à remporter des voix quand tout, autour,
est si pâle. Il reste à savoir si cette effervescence peut
réellement fonder une force politique ou si cette montée
en puissance est à l'histoire du pouvoir ce que les boys bands
sont à la musique pop, à savoir, un moment de fièvre
consumériste.
À l'appui de cette seconde thèse, on peut être surpris
qu'une idéologie ayant un accès si fréquent aux médias
ne draine que 10% des voix tandis que l'extrême droite, objectivement
ostracisée, avoisine les 15%. Ce décalage peut être
révélateur: méfiance (croissante?) de l'opinion publique
à l'endroit du landernau médiatique, prise beaucoup plus
solide de l'extrême droite avec les « vrais problèmes
» des gens(6),
imperméabilité de l'opinion aux références
théoriques absconses ou sulfureuses des partis révolutionnaires?
Peut-être. Peut-être pas. Pour l'heure, si l'extrême
gauche tendance LCR semble faire office de défoulement électoral,
d'option « fashionable », fraîche,
divertissante et branchée comme une boisson gazeuse – il n'y a qu'à
voir le Forum Social européen, ses défilés de jeunes
gens en fête, la réappropriation du Carnaval par l'Internationale
révolutionnaire en lutte, pour comprendre que cela manque un peu
de consistance – il convient de ne pas mésestimer l'ampleur de la
crise du modèle social français, si efficacement imputée
au libéralisme et si brutalement ressentie, à de maints égards,
par tant de personnes. Si elle parvient à capitaliser ses succès
électoraux, l'extrême gauche pourra donc devenir une force
pérenne. L'extrême gauche sait entreprendre la protestation.
Saura-t-elle la gérer? Il y a là un cap douloureux, qui suppose
un élargissement de sa base militante et, corrélativement,
soit une édulcoration, soit une rationalisation de son discours.
Au risque de mettre à jour le grand vide de son projet.
Une
menace?
Mais revenons au contexte explicatif de son succès: terreau idéologique
favorable aux thèses de gauche. Concession « marketing
» à la démocratie parlementaire et au droit
de l'hommisme. Le décor est posé.
Il faut plus, toutefois. D'une part, il convient de ne jamais oublier que
derrière les partis de facture étatiste, poignent des intérêts
corporatistes. Notons ici que la nébuleuse d'extrême gauche
est liée à un syndicalisme radical, ayant prospéré
sur l'un des thèmes favoris de la rhétorique antilibérale
française: la réforme des services publics. Entre la vague
de privatisation des entreprises des secteurs concurrentiels et les tentatives
de réforme (plus ou moins abouties) des services publics plus traditionnels
et des institutions de protection sociale, il y a motif, pour quelques
syndicalistes actifs, à embraser les consciences politiques, de
manière à protéger leurs rentes (le syndicat SUD étant
emblématique de ce courant). Difficile aussi, parfois, de distinguer
certaines associations du « mouvement social »
d'une sorte d'intersyndicale d'exclus...
Autre facteur important (et évident) du succès prévisible
de l'extrême gauche: elle offre une alternative électoralement
crédible au vote protestataire. La cible est ici clairement identifiée
et personne n'en ignore la nature. Si quelqu'un a peur de la mouvance d'extrême
gauche, ce sont bien entendu les partis de la « gauche
de gouvernement ». Clairement, le vote LCR marche sur
les plates-bandes des Verts (peu ou prou la même clientèle
électorale) et du Parti Socialiste. Quant à LO, elle peut
bénéficier d'un effet d'entrain lui permettant d'enfoncer
un peu plus le PCF, voire de contrarier le Front National. Ne négligeons
pas, toutefois, la frange des électeurs LCR « modérés
» qui auront quelques scrupules à apporter leurs voix
à un parti parfois présenté comme stalinien (LO) et,
vice versa, tous les communistes orthodoxes qui ne pardonneront pas au
« mouvement social » sa couleur gauchiste.
Reste que la balance entre convertis et déserteurs devrait être
très favorable à l'extrême gauche et qu'électoralement,
la « gauche modérée »
acquittera la quasi-totalité de la facture.
Mais la question fondamentale porte bien entendu sur l'effet de cette ascension
électorale sur la cause (et la pratique) de la liberté. L'ascension
de l'extrême gauche constitue-t-elle un nouveau coup de poignard
dans son corps déjà meurtri? Sans doute convient-il, ici,
de rester mesuré:
-
En premier
lieu, la canonisation de la démocratie comme alpha et oméga
d'une vie politique parfaite occulte le probable délabrement de
la fonction du vote, chez nombre d'électeurs français. Le
vote n'est-il pas principalement, aujourd'hui, une activité récréative
dominicale, à mettre en concurrence avec d'autres activités
récréatives dominicales? En tout état de cause, assimiler
vote et adhésion idéologique est, aujourd'hui, très
hasardeux.
-
Un signe
clair du déplacement du centre de gravité de la morale dominante
à gauche de l'échiquier idéologique français
réside en ce que la gauche de gouvernement souffre d'un complexe
d'infériorité doctrinale pour ainsi dire avoué, par
rapport à sa frange extrémiste, personne n'y trouvant d'ailleurs
quoi que ce soit à redire. Si, à droite, ce type de complexe
existe aussi, c'est évidemment de manière beaucoup plus clandestine
(et, sans doute, moins systématique), le simple fait d'accepter
de discuter avec un responsable du Front National étant presque
toujours assimilé à une dangereuse concession faite au fascisme(7).
On
peut observer un paradoxe intéressant entre les relations «
je t'aime, moi non plus » qui caractérisent
gauche radicale et modérée et celles, plutôt «
je te hais, mais j'ai besoin de toi » propres
à leur pendant droitier: proximité sentimentale et fossé
électoral chez les premiers; rupture idéologique (feinte
ou sincère) mais tentatives épisodiques de rapprochement
électoral (en sous-main) chez les seconds. De tout cela, il faut
conclure ce que l'on sait déjà: puisque l'extrême gauche
est idéologiquement légitime, ses idées le sont aussi,
ce qui n'est a priori pas une bonne nouvelle pour la cause de la
liberté.
-
Ce dernier
constat doit être amendé. L'extrême gauche sait mieux
que moi ce que son succès électoral doit à sa marginalité
politique. Gouverner, de nos jours, c'est organiser son suicide électoral,
à moins d'être le seul maître à bord (il suffit
d'associer un parti minoritaire à une coalition de gouvernement
pour l'affaiblir presque irrésistiblement). D'autre part, quand
bien même aurait-on un leader d'extrême gauche à la
présidence de la République (hypothèse invraisemblable
mais passons), que cela changerait-il? Eh bien, vraisemblablement, pas
grand-chose.
Le
raisonnement vaut pour un leader d'extrême droite. Un peu d'État-providence
par ci, de politique européenne par là, beaucoup de communication
partout et puis, la gestion au quotidien, l'expédition des affaires
courantes puisque gouverner, c'est cela, qui que l'on soit, quoi que l'on
veuille. A fortiori lorsqu'on ne dispose plus de la moindre marge
de manoeuvre budgétaire et que l'intégration internationale
– plutôt que la mondialisation – limite pour le meilleur (la construction
européenne comme barrage aux folies national-totalitaires) et pour
le nettement moins bien (l'inexorable condamnation des sociétés
occidentales au modèle de l'État-providence) le champ des
possibles politiques.
La question de l'articulation politique-liberté n'est pas réductible
au discours du politique sur la liberté et cela est heureux, dans
un pays qui ne pourra pas se cacher éternellement les considérables
dégâts de son socialisme matriciel. Constat abrupt mais inexorable.
La radicalisation de l'opinion publique (toute relative, ne l'oublions
pas: l'indifférence l'emporte largement sur la rébellion...)
sert d'abord d'exutoire à l'impuissance politique. Impasse compréhensible
puisque, même lorsqu'on est converti au modèle social-démocrate,
il est impossible de ne pas voir que plus de protection sociale et de service
public implique qu'on soit capable de faire preuve d'un minimum de continence
fiscale et sociale, de façon à préserver le dynamisme
et la compétitivité des entreprises « capitalistes
», les seules à être capables de créer
suffisamment de richesses pour tous. Et qu'il y a longtemps qu'en la matière,
en France, le rouge est mis.
Alors, puisque seule la libération de la société et
de l'économie françaises constitue une voie raisonnable de
« progrès », doit-on y croire? Les idées
de la liberté demeurent impopulaires, certes, mais cela n'est pas
irréversible. Il reste à produire une analyse quant à
leurs chances de percée électorale ainsi que sur les inférences
politiques d'une certaine (et, à mon avis, intéressante)
perméabilité française aux idées non conformistes.
Quand l'aveuglement politique (et culturel) aura fini de manger son pain
blanc, qui sait, peut-être y viendra-t-on?
1.
Il convient de se rappeler qu'avant l'entre deux tours présidentiel,
la gentille Arlette avait été médiatiquement canonisée,
au point de devenir une espèce de Jeanne d'Arc du prolétariat
en lutte. >> |
2.
Le symbole de Che Guevara est emblématique, à la fois des
contradictions de ce mouvement et de son inconséquence. Évidemment,
la LCR se targue d'un pacifisme immaculé, tout à fait conforme
à son image de parti « gentil ». Or, parmi
les figures mythiques auxquelles elle aime se référer, Guevara
figure indiscutablement en tête de liste. Beau symbole de paix et
d'amour, assurément, que ce guérillero maniaco-belliciste,
véritable entrepreneur en guerres civiles, superviseur zélé
de l'épuration castriste, sans parler de ses méthodes de
« libération » de la paysannerie bolivienne...
>> |
3.
Voir à ce propos l'excellent article (signé «
Liberus ») intitulé « Trotski dans le texte
», sur le site de l'association « Liberté,
j'écris ton nom », www.liberté-chérie.com.
>> |
4.
Reconnaissons en outre que le discours antimondialiste d'extrême
droite, pour virulent qu'il est, ne représente pas le thème
vedette de la rhétorique national-populiste. >> |
5.
Précisons qu'il s'agit d'un livre d'histoire des idées, qui
ne témoigne d'aucun prosélytisme particulier. >> |
6.
Souvenons nous de la phrase de Laurent Fabius (ex-premier ministre socialiste
français), à propos du Front National: « le
FN pose les bonnes questions, mais y apporte de mauvaises réponses
». >> |
7.
Encore que sur ce point, les choses tendent à se calmer quelque
peu. Le triomphe de la thématique sécuritaire aux dernières
élections présidentielles ne peut en effet laisser les politiques
indifférents à certaines réalités sociétales:
or, c'est la première fois depuis des lustres qu'une coalition politique
remporte une élection sur un thème 100% « droitier
». >> |
|