Montréal, le 6 juin 1998
Numéro 13
 
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 LEMIEUX EN LIBERTÉ
 
LE CUL
  
par Pierre Lemieux
 
 
          Le Monde du 24-25 mai contenait une jolie photo sur les dessous du Festival de Cannes. On y voit une cliente qui danse nue dans une boîte de nuit (« elle avait, comme dirait Thirion, une poitrine et des fesses à damner le fils de Dieu »(1)). La légende explique: « Il n'y a pas de meilleur rôle pour attirer l'attention des habitués du Cat Corner que de danser nue sur le comptoir de la boîte de nuit cannoise. » On est loin de la pudibonderie nord-américaine. 
          Ce fait divers illustre un paradoxe de la liberté sexuelle. D'une part, l'amour sexuel est un phénomène individualiste: la caresse ne vient jamais de notre main collective, et notre zizi national aurait besoin d'une bonne dose de Viagra étatique pour bander. On ne s'étonne pas, alors, que la rébellion contre Big Brother passe souvent par l'attirance interdite d'un couple – dans 1984 de Orwell, dans THX-1138 de Lucas… 
  
          D'autre part, la corrélation entre la liberté en général (au sens moderne et libertarien du terme) et la liberté sexuelle en particulier est loin d'être nette. On ne trouverait sans doute pas de société totalitaire qui n'ait réprimé la sexualité, de la Russie communiste aux tyrannies islamiques, en passant par la Chine de Mao. Le paradoxe consiste en ceci que l'on connaît des sociétés plus libres qui versent aussi dans la répression sexuelle: l'Angleterre victorienne ou l'Amérique puritaine en donnent de beaux exemples. Et l'on sait des tyrannies administratives modernes où la liberté individuelle est réprimée partout sauf, justement, dans les affaires de cul: la France et la Scandinavie figurent aux premiers rangs. Forniquez, dit le Prince, ça vous empêche de penser. 
  
          Le paradoxe, ce me semble, trouve un début de résolution dans quatre observations: la condition économique des femmes, la tension entre les règles sociales spontanées et la diversité individuelle, les différences de culture et, enfin, l'absence de vraie liberté individuelle dans l'histoire.
  
La biologie de la baise 
 
          Comprendre la sexualité exige d'abord un petit détour par la biologie évolutionniste et la sociobiologie(2). Pourquoi le sexe? est une question qui a longtemps préoccupé les biologistes. Pourquoi les enfants ne naissent-ils pas de parents uniques ou sous une feuille de chou? La raison maintenant admise est que le mélange aléatoire des gènes de deux partenaires sexuels engendre, par un processus d'essais et d'erreurs, une diversité qui, corrigée par la sélection naturelle, rend possible l'évolution et l'amélioration de l'espèce. Encore faut-il que les individus aient envie de copuler, processus qui, du point de vue de Sirius, apparaît non hygiénique et, ma foi, plutôt répugnant. 
  
          L'évolution règle facilement le problème: les individus qui n'ont pas les gènes de l'attirance sexuelle pour l'autre sexe ne baisent pas et ne transmettent pas leurs gènes; les autres ont des enfants qui, comme leurs parents, ne pensent qu'à ça. Quand ils liront Alain Grandbois: « Et ton genou rond comme l'île de mon enfance »(3), ils n'auront en tête que l'injonction de l'Évangile: « Mon ami, monte plus haut. » (Luc, XIV, 10) 
  
          Le sexe est hard-wired dans un cerveau normalement constitué, nous sommes génétiquement programmés pour craquer devant les hanches rondes, la peau douce, les seins et le sexe des femmes. Je parle ici comme digne représentant de mon sexe mais on dit que l'inverse, mutatis mutandis, est tout aussi vrai, ou presque. Ulysse dut ordonner qu'on l'attache au mât de son navire pour ne pas succomber au chant des sirènes: « … et si je vous priais, si je vous commandais de desserrer les nœuds, donnez un tour de plus »(4). Dura sex, sed sex. 
  
          Le jeu de mots était facile mais trop tentant, et ceux qui me reprochent de parler latin devront encore une fois me pardonner. La maxime juridique latine dit : « Dura lex, sed lex » – la loi est dure, mais c'est la loi. Elle évoque la nécessité de se soumettre à la loi soit parce que celle-ci est appuyée par la force soit, comme dans le Criton de Platon, parce que sa légitimité est indiscutable et qu'il faut boire la ciguë quand les larges masses l'ordonnent. Au-delà du jeu de mots, les relations entre la loi et le sexe ne manquent pas d'intérêt. 
 
          La sociobiologie est la discipline qui applique l'approche de la biologie évolutionniste à l'étude des sociétés animales et humaines. En fait, il est tout aussi juste de dire que c'est la biologie évolutionniste et la sociobiologie qui utilisent la méthode de l'économie dans l'étude des phénomènes d'ordre spontané: d'un côté comme de l'autre, on explique le monde en partant de l'hypothèse que celui qui agit (gène ou individu) maximise la différence entre ses avantages et ses coûts. C'est pourquoi l'économiste se sent chez lui dans la biologie évolutionniste et la sociobiologie: la méthode d'analyse est la même et l'économiste n'a qu'à inclure dans les préférences de l'individu quoi que ce soit qui est donné par la programmation génétique. À ce sujet, le livre de Richard Posner, Sex and Reason(5), est simplement fascinant. 
  
L'ABC de la baise 
 
          Biologiquement, on baise précisément pour la raison que proposait l'Église catholique: pour faire des enfants. L'homosexualité stérile est un phénomène – très minoritaire, il est vrai – qui, semble-t-il, ne contredit pas la biologie évolutionniste et la sociobiologie, pour des raisons que je n'ai pas le temps d'aborder ici. Ce dont il importe toutefois de parler, c'est de l'interaction entre la sexualité animale, génétiquement programmée, et la raison humaine. 
  
          La raison, en effet, change chez l'homme la nature de la sexualité. (Sauf quand le contexte indique le contraire, je prends « homme » au sens du latin homo, c'est-à-dire l'être humain, par opposition à vir, l'homme viril.) L'impact de la raison sur la sexualité est double. 
  
          Premièrement, l'homme spécule, abstrait, fantasme, rêve. Il a transmuté le sexe en amour: c'est le romantisme au sens large. Aux tendances que lui imposent ses gènes, il donne une signification, une dimension, une orientation nouvelles. Que reste-t-il du coït animal quand Ferré écrit (dans « Ta Source »): 
« Ta dune je la vois je la sens qui m'ensable 
Avec ce va-et-vient de ta mer qui s'en va 
Qui s'en va et revient mieux que l'imaginable 
Ta source tu le sais ne s'imagine pas »(6).
          Et Sirius là-haut doit en pâlir d'envie. Comme le note Posner, l'homme réussit à « tromper ses gènes » quand, par exemple, il aime un enfant adoptif autant (ou presque) qu'il s'attache à sa propre progéniture. Cette capacité de tromper ses gènes est peut-être la caractéristique distinctive de l'homme. Du reste, elle joue autant dans la relativisation du désir sexuel que dans sa divinisation par les poètes. « Je pense, donc je baise », aurait pu dire le philosophe; mais aussi, parfois, « je pense, donc je ne baise pas ». 
 
          Deuxièmement, la raison humaine a permis le développement de sociétés humaines sinon plus complexes que les sociétés animales (les colonies d'insectes décrites par Dawkins sont déjà très complexes), du moins profondément ancrées dans le phénomène humain de l'individualisme. C'est à Erich Fromm, je crois, que l'on doit la belle phrase: « L'homme est un animal qui dit “je”. » Bref, nous ne sommes pas des insectes, nonobstant les théories holistes et organicistes de la société. De l'interaction des individus pensants émergent des règles sociales qui n'ont plus grand chose à voir avec leur substrat génétique. Comme l'explique Hayek, la société humaine n'est ni un produit de la nature physique ni le produit des desseins humains: elle est entre les deux, ou au-delà(7). 
  
          Nous sommes maintenant en mesure de comprendre la réponse que Posner donne au paradoxe de la liberté sexuelle en Scandinavie: comment se fait-il que des sociétés enrégimentées comme celles-là aient (jusqu'à récemment, en tout cas) incarné la liberté sexuelle? Il s'agirait, justement, d'une conséquence inattendue de l'interaction sociale: l'augmentation des revenus des femmes sur le marché du travail de même que la générosité de l'État-Providence pour les familles monoparentales auraient libéré la femme de sa dépendance devant le mari et, par conséquent, augmenté la disponibilité des femmes sur le marché des relations sexuelles. 
 
          Dans la perspective libertarienne, cet argument est inquiétant dans la mesure où l'État-Providence – c'est-à-dire le contrôle minutieux de la liberté dans les autres domaines de la vie – aurait contribué au développement de la liberté sexuelle. On se rabat alors sur une deuxième explication du paradoxe de sociétés enrégimentées qui favorisent la liberté sexuelle alors que des sociétés plus libres la répriment. Une société libre s'autorégule au moyen de règles spontanées qui guident l'interaction individuelle (ce sont les fameuses « règles de conduite juste » de Hayek: la morale, l'étiquette, les bonnes manières, ce qui se fait et ne se fait pas) et on peut éventuellement s'attendre à ce que ces règles débordent dans le champ des relations sexuelles. Se pose alors la question, inquiétante aussi, de savoir dans quelle mesure la liberté individuelle peut coexister avec l'absence de conventions sociales étouffantes qui émergeraient pour réguler l'interaction d'individus libres(8). 
  
Liberté sexuelle, ici et ailleurs 
 
          Pour échapper au dilemme, on peut, en troisième lieu, expliquer les différences de liberté sexuelle selon les pays par la culture qui s'est développée dans chacun. La boîte noire de la culture est dangereuse parce qu'elle explique tout et rien, mais on doit sans doute admettre que la diversité des cultures est, au-delà du nationalisme et du protectionnisme étatiques, un produit de la raison humaine et de la diversité individuelle. Que les filles dansent nues dans les bars de Cannes tandis que des Américaines asexuées crient au harcèlement quand un homme les regarde ailleurs qu'au milieu du front n'est peut-être pas étranger à la diversité des cultures. 
  
          Quelle place doit occuper la liberté sexuelle dans une philosophie de la liberté? Là dessus, je crois, le libertarianisme propose la seule réponse satisfaisante. La liberté sexuelle est, ni plus ni moins, une composante de la liberté individuelle: chaque individu est libre de faire de son corps ce qui lui plaît, et cela inclut la liberté contractuelle de vendre ses services de travail à qui il veut ou de baiser avec qui est consentant, à des conditions qui ne sont déterminées que par les parties à l'échange. 
  
          Dans cette perspective, il convient de distinguer la liberté sexuelle et la diversité des pratiques sexuelles. Certes, en permettant l'expérimentation de nouveaux modes de relations, la liberté favorise la diversité dans le domaine de la sexualité comme ailleurs. Cette diversité n'est toutefois pas chaotique: une société libre est régulée par des règles de conduite qui ne reposent pas sur la coercition étatique mais sur la liberté de chacun de choisir ses relations sociales, des règles de conduite que, par conséquent, on viole librement à ses risques et périls. 
  
          Les superindividus de Ayn Rand n'ont que faire des règles et usages sociaux. Dans The Fountainhead(9) ou dans Atlas Shrugged(10), les héros randiens apparaissent souvent désincarnés, irréels, mais ils expriment des passions excentriques et flamboyantes qui se terminent souvent au lit. Fortes dans la vie, plutôt maso dans l'amour, les héroïnes randiennes ne représentent qu'une variante possible des relations amoureuses. Comment ces personnages se comporteraient dans la vraie vie – c'est-à-dire dans une société libre réelle – reste à voir. 
  
          Ce qui m'amène à la quatrième hypothèse (la plus satisfaisante, je crois) pour expliquer le paradoxe de la liberté sexuelle dans des États répressifs et de sociétés plus libres s'accommodant bien du puritanisme. C'est tout simplement que ce genre de comparaison n'a pas grand sens quand on l'applique aux sociétés occidentales contemporaines, qui se caractérisent toutes par un degré de tyrannie administrative à peu près égal (tout en étant globalement plus libres que les tyrannies islamiques, fascistes ou totalitaires). Comparer, disons, la Suède, la France, le Canada et les États-Unis quant à la liberté sexuelle ne nous dit rien sur ce que produirait la liberté dans une véritable société libre. 
 
          Mon intuition est que, dans ce domaine comme dans d'autres, la liberté nous maintiendrait sur la fine crête qui sépare l'ordre sclérosé du chaos désordonné, l'inhibition constante de l'orgasme permanent. 
 
 
1. André Thirion, Révolutionnaires sans Révolution, Paris, Laffont, 1972, p. 226.  >>
2. Un ouvrage classique à ce sujet est Richard Dawkins, The Selfish Gene, Oxford, Oxford University Press, 1976 (nouvelle édition révisée: 1989).  >>
3. Alain Grandbois, « Avec ta robe… », Les Îles de la nuit, Montréal, Éditions de l'Hexagone, 1963.  >>
4. Homère, Odyssée, chant XII.  >>
5. Cambridge, Harvard University Press, 1994.  >>
6. Léo Ferré, La Mauvaise Graine, Paris, Livre de Poche, 1995.  >>
7. Friedrich Hayek, Law, Legislation, and Liberty, vol. 1: Rules and Order, Chicago, University of Chicago Press, 1973: trad. fr.: Droit, législation et liberté, vol. 1: Règles et ordre, Paris, PUF, 1973.  >>
8. J'ai posé cette question dans mon article « Of French Caryatids and American Rednecks », Liberty, janvier 1998, disponible à http://www.pierrelemieux.org/artfrance.html; et, aussi, dans « Chaos et anarchie », in Alain Albert (sous la direction de), Chaos and Society, Amsterdam, IOS Press, 1995, p. 211-238.  >>
9. Ayn Rand, The Fountainhead, New York, New American Library, 1943.  >>
10. Ayn Rand, Atlas Shrugged, New York, Penguin, 1957.  >>
 
   
 
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