Montréal, le 18 juillet 1998
Numéro 16
 
(page 3) 
 
 
  page précédente 
            Vos commentaires           
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 

 
LE MARCHÉ LIBRE
 
EDGE CITIES: LA NOUVELLE FRONTIÈRE
  
par Pierre Desrochers
  
 
          Tysons Corner est une banlieue située à l'ouest de Washington, en Virginie. À l'instar de certains noyaux urbanisés tels que l'on en retrouve dans la région montréalaise à l'intersection des autoroutes 15 et 440 ou 40 et 25, on y compte plusieurs tours à bureaux, de nombreux centres commerciaux et des complexes de condominiums. Tysons Corner est toutefois d'une tout autre échelle que la banlieue montréalaise. On y compte ainsi bien plus d'espaces à bureaux que dans les centres-villes de Miami ou de la Nouvelle-Orléans. En fait, « TC » n'est rien de moins que la plus grande agglomération urbaine entre Washington et Atlanta.
          Tysons Corner occupe une place particulière dans le domaine des études urbaines depuis que le journaliste-chercheur Joel Garreau l'a consacrée archétype des Edge Cities(1). Selon Garreau, une Edge City est une agglomération urbaine située à la périphérie des villes traditionnelles et répondant à au moins cinq critères: 
1) au moins cinq millions de pieds carrés d'espace à bureaux; 
2) au moins six cent mille pieds carrés d'espace de vente au détail; 
3) une population qui augmente après 9 heures le matin les jours ouvrables; 
4) une destination se prêtant simultanément au travail, au commerce et aux loisirs; 
5) un site qui était encore résidentiel ou rural il y a une trentaine d'années.
          Garreau, en spécialiste de la formule-choc, soutient donc que nous assistons à une redéfinition fondamentale de nos banlieues. Or s'il est vrai que les Edge Cities sont tout le contraire de ce qu'avaient prévu les aménagistes des années cinquante et soixante, il n'en demeure pas moins que le phénomène est beaucoup plus ancien et que de tout temps les agglomérations dynamiques ont généré des villes satellites. Le phénomène est facile à comprendre. Lors de toute période de croissance urbaine, certaines entreprises trouvent plus avantageux de se relocaliser en banlieue pour bénéficier de plus d'espace tout en continuant à profiter des avantages qu'assure la proximité d'une grande ville. Verdun et Hochelaga ont ainsi été des satellites de Montréal avant d'être absorbées par l'avancée de la trame urbaine. 
  
          L'émergence des villes satellites contemporaines sonne toutefois le glas des schémas d'aménagement conçus par quatre générations d'architectes et d'urbanistes qui s'étaient donnés pour mission de sauver les citadins en  éradiquant les villes. Comme le rappelle l'historien Robert Fischman, en résumant la pensée des pères de l'urbanisme contemporain Ebenezer Howard, Frank Lloyd Wright et Le Corbusier: « Les vieilles cités étaient des cancers généralisés parce qu'elles étaient devenues des moyens d'exploitation. Le système capitaliste avait donné le contrôle du cadre bâti à des milliers de spéculateurs et de propriétaires, chacun cherchant à augmenter ses profits. Parce que les décisions individuelles des propriétaires étaient nécessairement à courte vue et désordonnées, il ne pouvait en résulter qu'un chaos destructeur. L'idéologie du laisser faire avait créé une métropole à son image: désordonnée, hideuse, inhumaine. Pour Howard, Wright et Le Corbusier, la grande ville symbolisait l'égoïsme, un environnement bâti par l'appât du gain. »(2) 
  
          L'histoire de l'urbanisme contemporain est donc celle d'idéologues s'étant donnés pour mission de remodeler le comportement humain par une redéfinition de leur environnement physique. On a ainsi construit à travers les  États-Unis des autoroutes pour vider les villes, détruit nombre de quartiers pour y construire des complexes d'habitations à loyers modiques et instaurer une séparation stricte des fonctions urbaines (travail, loisir, résidence). Et comme nous le savons tous, le principal résultat de la médecine des experts a été de détruire complètement le coeur et le tissu social des principales villes américaines(3). Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les villes canadiennes sont en bien meilleur état, car elles ont beaucoup moins goûté à la médecine des urbanistes et des planificateurs que les métropoles américaines(4) 
  
          Les Edge Cities sont toutefois la revanche du capitalisme américain. Elles n'ont pas été planifiées par des experts à l'emploi d'agences gouvernementales, mais par des développeurs risquant leur propre argent. Comme Garreau l'a abondamment souligné dans son ouvrage, ces derniers se sont contentés de répondre à la demande des consommateurs et ont de ce fait recréé une certaine forme d'urbanité banlieusarde. Le résultat n'est évidemment pas toujours plaisant du point de vue esthétique, notamment aux yeux de ceux qui détestent les espaces de stationnement et la congestion routière. Il ne faut toutefois pas oublier que les politiques publiques des dernières décennies ont tout fait pour favoriser l'automobile et que les développeurs se sont adaptés aux incitatifs en place. 
  
          De toute façon, les Edge Cities ne sont encore que d'immenses chantiers. Le résultat sera sans doute beaucoup plus satisfaisant dans quelques décennies. Après tout, Amsterdam n'était au XVIIe siècle qu'un immense chantier que plusieurs chroniqueurs de l'époque trouvait hideux. 

  
[ndlr: Notre chroniqueur effectue présentement un stage à l'Institute for Humane Studies qui est situé au coeur de Fairfax (Virginie), une autre Edge City située au sud-ouest de Tysons Corner.] 
  
  
  
1. Joel Garreau, Edge City. Life on the New Frontier, New York, Doubleday, 1991. Voir aussi cet article dans Wired. 
2. Robert Fishman, Urban Utopias in the Twentieth Century: Ebenezer Howard, Frank Lloyd Wright and Le Corbusier, 
    New York, Basic Books, 1977, p. 231 (notre traduction). 
3. L'ouvrage classique sur le sujet est évidemment The Death and Life of Great American Cities de Jane Jacobs, 
    New York, Random House, 1961. 
4. Voir notamment John Sewell, The Shape of the City: Toronto Struggles with Modern Planning, 
     Toronto, University of Toronto Press, 1993. 
  
 
 

sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO
page suivante