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Saint Pierre me fit tout de suite mauvaise impression: – Qu’est-ce que tu fais ici ? maugréa-t-il d’un ton bureaucratique. Était-ce l’insouciance ou l’habitude des affaires terrestres qui me donna une poussée d’adrénaline virtuelle? je ne sais. Mais je m’entendis répondre: – Je mène une petite enquête pour Le Québécois libre sur le tutoiement et le vouvoiement envers les âmes immortelles créées à l’image de Dieu (Genèse, 1, 27). Le brusque alourdissement de l’atmosphère irréelle et l’expression colérique de saint Pierre me rappelèrent que je n’étais pas confronté à un simple petit bureaucrate demandant ma carte d’assurance maladie. La pensée devait quand même avoir conservé quelque puissance puisque le gardien du paradis parut un moment déstabilisé. Se rabattant sur le vouvoiement, il entreprit de me poser les questions usuelles. L’un après l’autre, les dix commandements de Dieu envahirent les esprits et les écrans. À chaque commandement, saint Pierre tapotait son clavier surréel, me foudroyait du regard, hésitait, pour finalement opiner que j’avais, somme toute, pour un mécréant, mené une vie moralement correcte. Pendant ce temps, un ancien de l’Assemblée des évêques du Québec, pilier de la Conférence catholique canadienne, qui tutoyait Dieu en pleurnichant sur la pénurie d’argent volé pour corriger les injustices sociales, se débattait comme un diable dans l’eau bénite contre des hologrammes accusateurs. À l’instar du dieu de la Genèse, je vis que cela était bon.
Des images de ma vie défilaient sur des milliers d’écrans.
Un accroc se produisit à propos des sixième et neuvième
commandements. Quelques visages de femmes, évanescentes et désirables,
apparurent. Mais saint Pierre constata vite que ma vie et mes péchés
sexuels avaient été essentiellement virtuels: des flirts
littéraires, esthétiques, innocents, et généralement
sans conséquence. Une absolution parcourut les électrons.
Lorgnant les courbes spirituelles d’un ange qui passait, saint Pierre ajouta,
d’un ton complice: – Et César ? demanda-t-il, en appuyant sur chaque syllabe. La question me prit de court. Ma première pensée fut qu’il parlait de la salade du même nom; ma seconde, qu’il avait une dent contre les césariennes. J’avais pourtant assisté à tous mes accouchements et savais fort bien que, de mon vivant, tous mes enfants terrestres étaient nés par la voie naturelle. Du reste, j’appris plus tard que le dernier, en route au moment de ma mort, devait faire de la même manière son entrée dans le monde des vivants. Mes pensées s’exprimèrent à haute voix sans que j’eusse formulé un mot. L’air terrible, saint Pierre fronça ses sourcils bibliques. Un hologramme s’approcha: c’était Brutus assassinant César. De l’Assemblée des évêques montèrent, en même temps qu’un regard foudroyant, deux hologrammes de ce qui aurait pu être – mais qui, grâce à Dieu et au contrôle des armes à feu, n’avait pas été: poursuivie par un violeur, une jeune fille prenait le .38 Special dans son sac à main et abattait l’homme créé à l’image de Dieu; dans une foule subjuguée qu’haranguait Hitler, un simple citoyen sortait un revolver de sa poche et exécutait le tyran.
La voix de saint Pierre tonna:
L’esprit de saint Pierre gronda: Un chœur, formé de l’ancien ministre de la Justice du Canada, de l’ex-premier ministre britannique, de feu le ministre français de l’Intérieur, de tueurs décédés du Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms, du Maréchal Pétain, de Janet Reno et de quelques putes, entonna un Alleluia qui glaça ce qui me restait de sang dans les veines. Instinctivement, je portai la main à ma ceinture, comme pour y prendre un revolver virtuel dans un étui qui n’existait pas.
Je sentis que les carottes étaient cuites, et que je subirais moi-même
un sort identique durant toute l’éternité. Autant, dans ces
conditions, sauver au moins ma dignité d’individu souverain: Tous les hologrammes s’étaient figés dans des postures obliques et menaçantes. Des âmes de femmes en tenue légère se mirent à courir dans tous les sens comme devant une catastrophe annoncée. On entendit un grondement de moteur et deux motos arrivèrent en trombe, chevauchées par les flics noirs du Orphée de Jean Cocteau.
Puis, tout s’immobilisa comme un ordinateur qui se plante. Un afficheur
immatériel clignota: ©Pierre Lemieux 1998
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