Montréal, le 18 juillet 1998
Numéro 16
 
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LEMIEUX EN LIBERTÉ
  
MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE
D'UN CRIMINEL
 
 par Pierre Lemieux
   
  
           Je ne me rappelle plus quel jour ni quelle année je me présentai devant saint Pierre: l’éternité, c’est long, et pas seulement vers la fin. Mais la surprise que j’éprouvai et le déroulement de la rencontre resteront à jamais (c’est le cas de le dire) gravés dans ma mémoire. 

          J’arrivai dans l’antichambre du paradis les doigts encore crispés sur le volant, une cigarette éteinte entre l’index et le majeur. Difficile à décrire en langage terrestre, l’endroit ne ressemblait pas à ce que Homère, Virgile ou Dante avaient raconté. Dans un brouillard lumineux, des machines irréelles projetaient des hologrammes d’un autre monde. Ça et là, autour de claviers éthérés, des âmes de femmes semblaient s’affairer à de « vagues besognes » à la Verlaine (« Âme, te souvient-il… »), mais qui, en l’occurrence, entraînaient des répercussions tangibles parmi les mortels, dont les images dansaient sur des écrans impalpables. Le temps était suspendu et l’espace, ponctuel. Le réel et le virtuel se mêlaient dans une frontière indéfinissable peuplée d’interlocuteurs flous.

Arrivée au paradis de la bureaucratie 
  
          Saint Pierre me fit tout de suite mauvaise impression: 
  
 – Qu’est-ce que tu fais ici ? maugréa-t-il d’un ton bureaucratique. 
 
          Était-ce l’insouciance ou l’habitude des affaires terrestres qui me donna une poussée d’adrénaline virtuelle? je ne sais. Mais je m’entendis répondre: 
 
– Je mène une petite enquête pour Le Québécois libre sur le tutoiement et le vouvoiement envers les âmes immortelles créées à l’image de Dieu (Genèse, 1, 27). 

          Le brusque alourdissement de l’atmosphère irréelle et l’expression colérique de saint Pierre me rappelèrent que je n’étais pas confronté à un simple petit bureaucrate demandant ma carte d’assurance maladie. La pensée devait quand même avoir conservé quelque puissance puisque le gardien du paradis parut un moment déstabilisé. Se rabattant sur le vouvoiement, il entreprit de me poser les questions usuelles. 

          L’un après l’autre, les dix commandements de Dieu envahirent les esprits et les écrans. À chaque commandement, saint Pierre tapotait son clavier surréel, me foudroyait du regard, hésitait, pour finalement opiner que j’avais, somme toute, pour un mécréant, mené une vie moralement correcte. Pendant ce temps, un ancien de l’Assemblée des évêques du Québec, pilier de la Conférence catholique canadienne, qui tutoyait Dieu en pleurnichant sur la pénurie d’argent volé pour corriger les injustices sociales, se débattait comme un diable dans l’eau bénite contre des hologrammes accusateurs. À l’instar du dieu de la Genèse, je vis que cela était bon. 

          Des images de ma vie défilaient sur des milliers d’écrans. Un accroc se produisit à propos des sixième et neuvième commandements. Quelques visages de femmes, évanescentes et désirables, apparurent. Mais saint Pierre constata vite que ma vie et mes péchés sexuels avaient été essentiellement virtuels: des flirts littéraires, esthétiques, innocents, et généralement sans conséquence. Une absolution parcourut les électrons. Lorgnant les courbes spirituelles d’un ange qui passait, saint Pierre ajouta, d’un ton complice: « Entre pécheurs virtuels, on se comprend » – ce qui me vexa tout de même un peu. 
 
          Soudain, le défilement des images ralentit, et on eut dit que le cerbère du paradis savourait déjà une revanche attendue: 

– Et César ? demanda-t-il, en appuyant sur chaque syllabe. 

          La question me prit de court. Ma première pensée fut qu’il parlait de la salade du même nom; ma seconde, qu’il avait une dent contre les césariennes. J’avais pourtant assisté à tous mes accouchements et savais fort bien que, de mon vivant, tous mes enfants terrestres étaient nés par la voie naturelle. Du reste, j’appris plus tard que le dernier, en route au moment de ma mort, devait faire de la même manière son entrée dans le monde des vivants. Mes pensées s’exprimèrent à haute voix sans que j’eusse formulé un mot. 

          L’air terrible, saint Pierre fronça ses sourcils bibliques. Un hologramme s’approcha: c’était Brutus assassinant César. De l’Assemblée des évêques montèrent, en même temps qu’un regard foudroyant, deux hologrammes de ce qui aurait pu être – mais qui, grâce à Dieu et au contrôle des armes à feu, n’avait pas été: poursuivie par un violeur, une jeune fille prenait le .38 Special dans son sac à main et abattait l’homme créé à l’image de Dieu; dans une foule subjuguée qu’haranguait Hitler, un simple citoyen sortait un revolver de sa poche et exécutait le tyran. 

          La voix de saint Pierre tonna: « Avez-vous respecté les édits de César? » Les circuits électroniques qui nous entouraient répercutèrent l’injonction évangélique: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (Luc, 20, 25). » 
 
Avant que ne s’ouvrent les portes du cyberparadis 
  
          Un hologramme s’anima et remplit cette salle de cinéma aux dimensions de l’univers. On m’y voyait au milieu de la forêt, le jour de mon cinquante-et-unième anniversaire de naissance. Les images se succèdent au ralenti: le reflet de la lune dans le lac, les lueurs du feu de camp qui dansent sur les visages, la bouteille de champagne que l’on ouvre, le jour qui se lève. Deux jeunes femmes causent près d’une Jeep dans un sentier baigné de soleil. Plus loin, en contrebas de la colline, je m’exerce au tir avec une arme qu’il est interdit, sauf aux agents de César, de transporter. 

          L’esprit de saint Pierre gronda: « Tu as violé les dispositions du code pénal, bafoué le contrôle des armes à feu, les impératifs de la lutte au crime, les diktats de la santé publique et les privilèges de César. Aussi longtemps que je serai ici, tu n’entreras pas au paradis. » Et il répéta trois fois la sentence cathodique: « Tu as désobéi aux ordres de César ! » 

          Un chœur, formé de l’ancien ministre de la Justice du Canada, de l’ex-premier ministre britannique, de feu le ministre français de l’Intérieur, de tueurs décédés du Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms, du Maréchal Pétain, de Janet Reno et de quelques putes, entonna un Alleluia qui glaça ce qui me restait de sang dans les veines. Instinctivement, je portai la main à ma ceinture, comme pour y prendre un revolver virtuel dans un étui qui n’existait pas. 

          Je sentis que les carottes étaient cuites, et que je subirais moi-même un sort identique durant toute l’éternité. Autant, dans ces conditions, sauver au moins ma dignité d’individu souverain: « En effet, répondis-je hautement, je m’étais dit qu’à cinquante et un ans, aucun chrétien, aucun pion étatique ne viendrait me dire quoi faire et m’empêcher de mener une activité pacifique d’homme libre. » 

          Tous les hologrammes s’étaient figés dans des postures obliques et menaçantes. Des âmes de femmes en tenue légère se mirent à courir dans tous les sens comme devant une catastrophe annoncée. On entendit un grondement de moteur et deux motos arrivèrent en trombe, chevauchées par les flics noirs du Orphée de Jean Cocteau. 

          Puis, tout s’immobilisa comme un ordinateur qui se plante. Un afficheur immatériel clignota: « System error. Reset. » L’ancien président de l’Office de la langue française toussota. Un puissant souffle virtuel balaya le paysage, et des hologrammes agonisants furent secoués d’un dernier tremblement. La voix électronique d’un coq chanta, et l’hologramme de saint Luc prononça, en mots de lumière, les paroles de l’Évangile: 

« … et le Seigneur, se retournant, fixa son regard sur Pierre. Et Pierre se ressouvint de la parole du Seigneur, qui lui avait dit: “Avant que le coq ait chanté aujourd’hui, tu m’auras renié trois fois.” (Luc, 22, 61) »           L’image de saint Pierre tressaillit, vacilla et s’éteignit net, volatilisée dans le cybervide. Les portes du cyberparadis s’ouvrirent devant moi. 
  
 
©Pierre Lemieux 1998 
 
 
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