Montréal, le 12 septembre 1998
Numéro 20
 
(page 4) 
 
 
  page précédente 
            Vos commentaires           
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
  
LE DROIT D'IGNORER
L'ÉTAT
 
 par Pierre Lemieux
   
   
           Devant les États actuels – tyrannies douces et tranquilles mais tyrannies quand même –, le partisan de la liberté ne souhaite pas tellement renverser l'État des autres, il réclame plutôt le droit d'ignorer l'État, le droit de sécession individuelle. « Vous voulez votre régime d'assurance maladie? Gardez-le, mais ne m'interdisez pas par la force d'en sortir et n'empêchez personne de m'offrir les services pour lesquels je serais prêt à payer avec l'argent que vous me volez. »
Sécession collectiviste, sécession individuelle 
  
          Dans le discours dominant, la sécession se définit en termes collectivistes. On connaît aux États-Unis des instances de sécession communale, où des citoyens décident de se soustraire à une commune (municipalité ou « county ») pour se rattacher à une autre ou en constituer une nouvelle. Au degré supérieur de la sécession, une majorité sépare d'un pays le territoire qu'elle occupe afin de former un autre État. La révolution américaine représente un mouvement sécessionniste mené au nom de la liberté, et on peut espérer que l'avenir en suscitera d'autres: on a aujourd'hui bien plus de raisons de faire sécession que les colons américains de la fin du 18e siècle. Mais, à l'exception peut-être de ceux qui couvent actuellement aux États-Unis, les mouvements sécessionnistes actuels dans le monde (y compris au Québec) ont peu de chose à voir avec la liberté. Les sécessionnistes et les anti-sécessionnistes se querellent plutôt pour savoir quelle majorité opprimera quelle minorité. 
  
          La sécession collective n'épuise pas le contenu du projet sécessionniste. Supposons que la majorité d'un territoire donné souhaite faire sécession mais que la minorité s'y refuse. En vertu de quoi la majorité aurait-elle le droit d'entraîner de force la minorité? La logique de la sécession collective implique le droit de sécession individuelle: si un groupe à le droit de se séparer d'un autre, un sous-groupe a forcément le même droit vis-à-vis du premier, et ainsi de suite, jusqu'à la minorité ultime (et écrasée) qu'est l'individu. 
  
          On doit à Herbert Spencer la formulation classique du droit d'ignorer l'État et de la sécession individuelle: 
« … ceux qui soutiennent que le peuple est la seule source légitime du pouvoir, – que l'autorité législative n'est pas originale, mais déléguée, – ceux-là ne sauraient nier le droit d'ignorer l'État sans s'enfermer dans une absurdité. […] De même qu'un gouvernement ne peut justement agir pour le peuple que lorsqu'il y est autorisé par lui, de même il ne peut justement agir pour l'individu que lors qu'il y est autorisé par lui(1). »
          Si on reconnaît à tous les individus une égale liberté, arguait Spencer, aucun groupe n'a le droit d'en forcer un autre, même minoritaire, à se soumettre à lui. Il n'y a pas de majorité de droit divin. Le droit d'ignorer l'État, le droit de sécession individuelle, s'ensuit logiquement: 
« Comme corollaire à la proposition que toutes les institutions doivent être subordonnées à la loi d'égale liberté, nous devons nécessairement admettre le droit du citoyen d'adopter volontairement la condition de hors-la-loi. Si chaque homme a la liberté de faire tout ce qu'il veut, pourvu qu'il n'enfreigne pas la liberté égale de quelque autre homme, alors il est libre de rompre tout rapport avec l'État, – de renoncer à sa protection et de refuser de payer pour son soutien […] il a par conséquent le droit de se retirer ainsi(2). »
          Les objections que soulève l'idée de sécession individuelle relèvent peut-être davantage de notre conditionnement, de notre accoutumance à l'État, que de la raison et de la logique de l'action humaine. On ne doit quand même pas les sous-estimer puisqu'elles se rapportent à des questions fondamentales et difficiles concernant la nature et l'utilité du pouvoir politique, les avantages éventuels d'un espace de liberté qui serait garanti par l'État, ainsi que la logique et l'évolution des relations sociales et politiques. Ce n'est pas le lieu ici d'examiner le fonctionnement d'un régime où l'option de la sécession individuelle serait acceptée; je voudrais simplement indiquer comment la résistance nécessaire aux États actuels peut s'en inspirer. 
  
Guérilla pacifique 
  
          Négligeant les problèmes de l'action collective (il est tentant d'attendre que le voisin se révolte pour en avoir les avantages sans en supporter les coûts), supposons que ceux qui souhaitent simplement vivre leur vie en paix adoptent des stratégies d'affirmation de leur droit d'ignorer l'État. Aux lois liberticides, je ne me soumets que parce que la mafia étatique m'y contraint sous la menace des armes, et que dans la mesure où la révolte ouverte me rendrait la vie impossible. Chaque fois que le rapport avantages-coûts n'est pas trop défavorable – étant entendu que l'affirmation de ma dignité individuelle constitue un avantage en soi –, je formule des déclarations de sécession partielle en refusant les exigences bureaucratiques les plus liberticides, en contestant les papiers d'identité officiels, en harcelant les instances politiques ou bureaucratiques qui me harcèlent – le harcelé en a ras le bol et décide de harceler ses harceleurs –, en demandant formellement ma libération des régimes sociaux obligatoires, et cetera. 
  
          Tout en respectant des règles de bon voisinage en société, le sécessionniste individuel mène ses petites opérations de guérilla pacifique et de déstabilisation contre le fisc et les autres administrations. Il obtient quelques victoires symboliques et bat en retraite quand les flics de l'État mettent la main sur leur revolver. Cette stratégie en est une de légitime défense pacifique et de désobéissance civile au sens fort de Henry David Thoreau(3), faite non pas de petites tricheries puériles, mais d'un refus conscient, public et responsable de l'enrégimentement que lui impose l'État tutélaire. 
  
          Bien sûr, il faut vivre, et plus la société est étatisée, plus il est difficile de subsister en marge du système; mais on peut essayer quand c'est encore possible. Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'il y a, dans le monde, des États bien pire que celui qui se prétend le nôtre, car on n'est pas obligés d'accepter béatement une tyrannie douce. Cela étant, il demeure que le respect de certaines formes par les États occidentaux impose des contraintes et des limites à la révolte individualiste. 
  
          Pour faire un peu de politique-fiction, on peut imaginer que, devant la montée de la tyrannie administrative, un nombre grandissant d'individus réduisent au minimum leur dépendance devant l'État – en évitant l'école publique, en recourant au marché privé chaque fois que c'est possible, en ne quémandant pas de subvention, voire en refusant les allocations familiales et autres minables pots-de-vin du genre. Devant le bureaucrate qui leur réclame des impôts, ils sont dans une position de force: « Je ne vous ai rien demandé; alors pourquoi me forcer, comme la mafia, à contribuer à vos programmes qui ne servent qu'à me réglementer et à m'opprimer? » 
  
          On pourrait alors espérer que se développe un réseau d'individus et libres et responsables, qui se reconnaîtraient mutuellement et créeraient une sorte de société parallèle libre, en marge ou à la limite de la légalité – peut-être via les réseaux informatiques internationaux. À ces individus souverains, clientèle honnête et fiable qui cherche seulement à éviter le quadrillage, le fichage et l'humiliation étatiques, des entreprises proposeraient des services taillés sur mesure: services médicaux parallèles, assurances privées, moyens de paiement, conditions spéciales, etc. Au fur et à mesure qu'elle se développerait, cette société parallèle rendrait plus facile de vivre en marge de la tyrannie tranquille, et saperait la légitimité frauduleuse de l'État. Jusqu'à ce que l'on s'aperçoive que le tyran est nu. La vraie révolution serait en marche. Et point n'est besoin de majorité ni de violence pour l'accomplir. 
  
          La révolution individualiste est une révolte responsable. Elle se fonde davantage sur la reconnaissance du droit sécession individuelle que sur le modèle classique de la substitution d'un pouvoir à un autre. Dans le processus même de cette révolte comme dans ses conséquences, les hommes apprendraient les bienfaits et les exigences de la liberté et de la responsabilité individuelles, dans une dynamique qui mènerait non plus à l'appesantissement de la servitude mais à la découverte de la liberté. 
  
  
1. Herbert Spencer, Le droit d'ignorer l'État (1850), Paris, Belles Lettres, 1993, p. 21 et 22. 
2. Ibid., p. 15 et 17. 
3. Voir mon article «Uncivil Disobedience. Would Henry David Thoreau Have Obeyed Stop Signs in Outremont, Québec», 
     Liberty, juillet 1995, pp. 43-45. 
 
 
 ©Pierre Lemieux 1998 
 
 
 
sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO
page suivante