Montréal, le 10 octobre 1998
Numéro 22
 
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LIBRE EXPRESSION
 
POIVRE: PAS SEULEMENT
DANS MON ASSIETTE*
 
 par Claire Joly
  
  
          L'histoire des manifestants anti-Suharto aspergés de poivre de Cayenne par des agents de la GRC, durant la conférence de l'APEC à Vancouver l'an dernier, refait surface dans les médias. Certains s'interrogent sur le rôle de Jean Chrétien dans cette affaire surnommée « Peppergate »  
  
          En voyant des images de l'incident à la télévision, j'eus une illumination. Une bonbonne de poivre de Cayenne, voilà ce qu'il me faut! D'autant plus que, dans les mains de la police qui s'en servait pour repousser les manifestants, cette substance semblait très efficace. C'est que je crains de marcher dans la rue une fois la nuit tombée. Je ne gare jamais ma voiture dans un stationnement souterrain. J'évite de voyager dans le métro après 11 heures  
  
          J'en ai assez de la peur et de me comporter en victime. En me procurant une petite bonbonne de poivre de Cayenne, je me sentirais un peu moins vulnérable, davantage en mesure de me défendre contre les agressions le cas échéant. Toutefois, mon enthousiasme naïf fut de courte durée. Transporter cet appareil dans mon sac à main afin de me protéger contre d'éventuels actes criminels ferait de moi... une hors-la-loi!! 
Une arme prohibée 
 
          Au Canada, les bonbonnes de gaz sous pression contenant l'agent chimique Oleorésin Capsicum, surnommé « poivre de Cayenne », sont des « armes prohibées » au sens de la loi lorsqu'elles sont conçues comme moyen de frapper d'incapacité une autre personne – y compris de possibles agresseurs. Depuis des années, il est strictement interdit au simple citoyen d'en posséder. Au moment d'écrire ces lignes, il restait toutefois légal de se procurer cette même substance en bonbonne vendue généralement comme défense contre les chiens. 
  
          Par ailleurs, le ministère canadien de la Justice se propose d'amender le Code criminel de sorte que toutes les bonbonnes de poivre de Cayenne de moins de 224 ml (7.5 onces) seront bientôt considérées comme « armes prohibées », qu'elles soient vendues en vue de se protéger des chiens ou non. Les bonbonnes de plus grande dimension destinées, en théorie, à maîtriser les animaux sauvages seraient exclues de la nouvelle réglementation. La logique implacable d'Ottawa derrière cet amendement est que la petite bonbonne – celle que j'aimerais transporter dans mon sac à main – constituerait une « arme » susceptible d’être utilisée à des fins criminelles. 
  
          Curieux, je crois me souvenir d'un incident dans le métro de Montréal où un homme avait assassiné un passager à coups de marteau. À ce que je sache, la possession de marteaux, de quelque dimension que ce soit du reste, n'avait pas été interdite, réglementée ou restreinte par la suite. Les criminels ne cesseront pas de commettre des délits demain matin, que l'on interdise la possession sans autorisation de pepper spray ou de marteaux. 
  
Une défense jugée illégitime 
  
          En théorie, je pourrais encore me procurer légalement une bonbonne de poivre de Cayenne de grande dimension en me promettant de ne l'utiliser que contre les animaux sauvages. Si je devais m'en servir contre un Homo sapiens agressif, je risquerais alors d'être prise en flagrant délit « d'illégitime défense ». Je me demande également comment j'arriverais à loger dans mon sac à main un objet de la dimension d'un contenant de mousse à raser, alors que les petites bonbonnes sont beaucoup moins encombrantes et ont la taille d'un gros briquet. 
  
          De toute manière, il y a gros à parier que, tôt ou tard, l'Oleorésin Capsicum en contenant de plus de 224 ml sera banni et deviendra introuvable pour le commun des Canadiens. Un bureaucrate ou un politicien particulièrement astucieux aura découvert, pour notre bien collectif, que les bonbonnes de cette taille sont susceptibles elles aussi d'être utilisées à des fins criminelles. 
  
          L'État n'arrivera jamais à me protéger d'une bande d'adolescents paumés, d'un prédateur sexuel, ou même d'un chien hargneux. En vérité, une petite bonbonne de poivre de Cayenne ne constitue pas une assurance tous risques contre les agressions non plus. Mais pourquoi m'interdire de posséder un tel appareil qui me permettrait peut-être de me défendre dans des situations qui, je l'espère, ne se présenteront jamais? Pourquoi m'interdire de garder dans mon sac à main une bonbonne de poivre, même si elle ne devait jamais servir qu'à calmer un peu mon angoisse de marcher dans la rue le soir? 
  
          Il ne semble pas exister en ce moment de produit en aérosol aussi efficace que le poivre de Cayenne pour se défendre des agresseurs... ni pour repousser des manifestants d'ailleurs. En décrétant illégales les bonbonnes de poivre et tous les appareils de ce type sous prétexte de me protéger des actes criminels, l'État me laisse encore plus démunie et vulnérable qu'auparavant. Quel paradoxe inquiétant. 
  
  
(*) Interrogé sur l'incident où des manifestants anti-Suharto furent aspergés de poivre de Cayenne 
      par des agents de la GRC, le premier ministre du Canada s'est contenté de dire 
      quelque chose comme: « For me, pepper, I put it on my plate! » 
  
 
 
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