Montréal, le 10 octobre 1998
Numéro 22
 
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LEMIEUX EN LIBERTÉ
  
LE BON MINISTRE ET
LES MÉCHANTES BANQUES
 
 par Pierre Lemieux
   
   
           La Presse du 29 septembre publiait une lettre ouverte de Marcel Côté à son copain, le bon ministre des Finances, au sujet des méchantes banques. L'auteur raconte avoir dépensé, durant un mois de vacances en Europe, 13 840,19 dollars qu'il a portés sur une carte de crédit bancaire. Il a ensuite fait une passe à la banque en payant le solde moins un dollar, amenant celle-ci à considérer, comme ses conditions de crédit le prévoient, l'ensemble du montant comme ayant fait l'objet d'un prêt durant un mois et à calculer les intérêts correspondants.
          Il est banal de pester contre les banques: tout ce qu'il y a de populiste-étatiste s'en donne à cœur joie. Ce qui rend intéressante la diatribe de Marcel Côté est qu'elle provient d'un homme intelligent et généralement reconnu comme défenseur de la libre entreprise. Je ne voudrais pas avoir l'air d'attaquer un compagnon de route, mais il me semble y avoir là une contradiction qui ne rend pas justice à trois siècles d'analyse économique et à plusieurs décennies de philosophie libertarienne. 
  
Une question d'information 
 
          M. Côté reproche aux banques non pas de violer les termes de leur contrat, mais de n'annoncer leurs conditions qu'en petits caractères. On doit se demander si ces conditions ne sont pas déjà très bien connues des consommateurs, comme le suggère le fait, rapporté par M. Côté, que même sa belle-sœur le savait. 
  
          Mais le principal argument économique à ce sujet est d'un autre ordre. Comme le marché même, l'information n'est jamais parfaite, ne serait-ce que parce qu'elle coûte quelque chose, et que les bits d'information potentiels sont en nombre presque infinis. La question est de savoir quelle institution, du marché (c'est-à-dire les relations interindividuelles libres) ou de l'État (c'est-à-dire les obligations coercitives), transmet l'information de la manière la plus efficace en fonction des préférences individuelles. 
  
          Depuis le développement de l'analyse des choix publics au cours des 40 dernières années, les économistes savent que les processus politiques et bureaucratiques sont notoirement inefficaces dans la transmission de l'information. L'individu demeurera « rationnellement ignorant » des informations politiques puisqu'il n'a qu'une chance infinitésimale de changer les choix publics. Les élections et les sessions parlementaires présentent au consommateur politique des dizaines de milliers de pages de fine print toujours incompréhensible, souvent trompeur, parfois manipulateur. Certes, plus de citoyens ont lu l'endos de leur état de compte bancaire que le rapport de la Commission Mackay! 
  
          Pour les belles-sœurs qui n'auraient pas lu le fine print de leur entente avec les banques, l'article de M. Côté offre des renseignements très utiles, qui illustrent les possibilités de la production privée d'information dans l'intérêt du consommateur. Mais le but de l'article va bien au-delà de cette communication libre d'information, et l'auteur fait bien plus que de demander au bon ministre d'informer le bon peuple. Il propose de nouvelles réglementations coercitives: « Réglementez les banques et en particulier leurs pratiques de prêts aux particuliers. Elles manquent encore de maturité ou sont trop gourmandes pour s'autoréglementer. » 
  
          De nouveaux contrôles imposés par des politiciens et des bureaucrates qui ont la maturité qui nous manque? Faire corriger la gourmandise des banques par ceux qui volent la moitié de ce que les gens produisent et gagnent? Idée originale s'il en fut! Pourquoi les économistes aiment-ils conseiller le Prince contre ses sujets au lieu de prévenir les sujets contre les visées du Prince? Se pourrait-il que les économistes qui se réclament des « plus démunis » en conseillant le Prince trouvent leur compte dans les contrats et les faveurs dont celui-ci les récompense? 
  
          Dans le cas qui nous occupe, plafonner de force le taux d'intérêt réduirait le crédit à la disposition de ceux qui n'ont pas les moyens de faire un chèque de 13 840,19 dollars. Les banques (qui représentent leurs clients épargnants) ne seront pas disposées à prêter autant, ou à prêter aux clients les plus risqués, si le rendement qu'elles touchent est réduit. Simple question d'offre et de demande. 
  
La déréglementation comme solution 
  
          Ce que l'histoire et la théorie démontrent à l'excès, c'est que les individus sont en général beaucoup plus « démunis » devant les réglementations coercitives et la propagande de l'État que devant les conditions contractuelles qu'offrent des entreprises concurrentielles avec qui personne n'est forcé de faire des affaires. 
  
          Cela étant, je ne voudrais pas avoir l'air de défendre inconditionnellement les banques. D'une part, et sur un plan anecdotique, je fais partie d'une minorité invisible de vagabonds haut de gamme et de mésadaptés étatiques qui ne sont pas satisfaits des services uniformisés, numérisés, numéro-d'assurance-socialisés, qu'offrent les banques. 
  
          D'autre part (et ceci n'est sans doute pas sans relation avec cela), l'industrie bancaire et financière est, depuis des décennies, l'une des plus réglementées, au Canada comme ailleurs dans le monde. Cette réglementation a longtemps servi aux banques à se prémunir contre la concurrence soit des banques étrangères, soit des autres types d'institutions financières. Peut-être les banques se retrouvent-elles maintenant coincées entre une concurrence croissante d'un côté et, de l'autre côté, les réglementations et contrôles étouffants dont elles sont l'objet? Dans ce cas, c'est de déréglementation, et non pas de nouveaux contrôles, dont il faudrait parler. 
  
          Ou peut-être les banques, encore protégées contre la concurrence – et contre leurs propres actionnaires – par les contrôles de la propriété étrangère et de la concentration de l'actionnariat, font-elles partie d'un complexe étatique-financier qui les protège contre la vraie concurrence et qui, par exemple, leur permettrait de demander à leurs clients des conditions de crédit qu'un véritable marché libre éliminerait rapidement? Dans ce cas, ce sont ces privilèges corporatistes ou protectionnistes qu'il convient de critiquer, au lieu de ressasser le fétiche médiéval des « pratiques usurières des banques ». 
  
          Les populistes-étatistes choisissent d'attaquer la liberté des banques (c'est-à-dire ce qu'elles ont de liberté contractuelle avec leurs clients) plutôt que les privilèges étatiques dont elles ne devraient pas bénéficier. 
  
          La défense de la libre entreprise ne relève pas de quelque fantaisie pro-establishment qui prend la couleur du terrain comme l'espion de César. Elle relève plutôt d'un corpus de théorie économiques et de preuves empiriques qui enseignent que les relations libres et volontaires sont, du point de vue de la satisfaction des préférences individuelles, plus efficaces que les interventions autoritaires. La défense de la libre entreprise se situe dans un contexte méthodologique et philosophique en dehors duquel elle devient incompréhensible et incohérente. 
  
          En négligeant les fondements et la cohérence de la liberté individuelle, on glisse naturellement sur la pente démagogique en critiquant des entreprises politiquement incorrectes pour les mauvaises raisons. Je crains que, de nos défenseurs incohérents du marché libre, on dise un jour la même chose que ce que Sean Gabb observe fort justement du Parti conservateur britannique: d'une économie mixte en quasi faillite, il a fait un État policier assez prospère. 
  
  
 ©Pierre Lemieux 1998 
 
 
 
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