Montréal, le 5 décembre 1998
Numéro 26
 
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            Vos réactions         
 
 
 
 
 
 
 
 
     « The world is filled with willing people; some willing to work, the others willing to let them. »  
 
           Robert Frost
  
 
  
 
 
 
 
 BILLET
  
OH INDÉPENDANCE!
OH JOIE!
  
par Brigitte Pellerin
   
  
          Joie. Comme dans « Joies et Misères ». Ou comme dans Les p'tits bonheurs et les grands malheurs du vendeur autonome. Oui, vous avez bien lu: vendeur. Même si la seule mention du mot « vendre » déplaît souverainement à la plupart des latins-au-sang-chaud que nous sommes... reste que, like it or not, c'est comme ça que ça marche.  
  
          Vendeurs, sommes-nous donc. Si, si. Notre marchandise, dites-vous? Mais voyons; nous-mêmes, pardi! Pardon, quel est notre marché? Bof, le monde, tiens. Pourquoi pas? C'est beau, hum? Il me semble que ça sonne TELLEMENT occupé... que c'est en presque trop beau pour être vrai.  
  
          Et c'est ce qu'on oublie toujours de souligner quand il s'agit de s'adresser à ce groupe hétéroclite – et toujours plus nombreux – des travailleurs dits indépendants. On oublie de mentionner que primo, on parle bien de vente et que secundo, c'est loin d'être toujours jojo. Comme disent les Anglos: It's no picnic. Pas besoin de vous dire que ça me fait, plus souvent qu'autrement, dresser les cheveux sur la tête. 
Dur, dur, d'être indépendant 
 
          Ne vous méprenez pas, ici. Ce qui me fatigue, ce n'est pas le fait qu'on se gourre d'appellation, mais plutôt cette manie de tenter, par tous les moyens, de faire oublier aux travailleurs indépendants qu'ils sont dans un autre bateau que les salariés. 
  
          Il y a une différence fondamentale (plus qu'une, en fait, mais commençons par la plus évidente) entre travailler de façon régulière pour un patron bien identifiable et qui nous rémunère gentiment mais surtout, SURTOUT, régulièrement, et travailler au hasard des contrats. Vous l'aurez évidemment compris: il y a un aspect « sécuritaire » au salariat que les travailleurs autonomes ne connaissent pas. 
  
          Par contre, il y a un aspect « liberté » au travail autonome que les salariés ne connaissent pas. Enfin, la plupart d'entre eux, vous en conviendrez. Voilà; c'est ici que se trouve le chaînon manquant. 
  
          Je radote souvent le même truc que je me fais un malin plaisir à répéter encore une fois: on n'est libre que dans la mesure où l'on prend les responsabilités qui viennent avec la liberté. Dans le cas présent, prendre ses responsabilités veut tout simplement dire qu'on accepte le fait que le travail autonome ressemble étrangement à des montagnes russes, et que lorsqu'on est dans le bas de la côte, il faut organiser ses flûtes en conséquence et résister à la tentation d'aller brailler à l'agence gouvernementale la plus près de chez nous. 
  
          Chaque fois que je m'ouvre la bouche pour causer de mes petites occupations simili-professionnelles, je me butte à cette même réaction qui me fait invariablement grimacer. Ceux à qui je raconte qu'au lieu d'être au chômage comme tout le monde, je préfère – et de loin – taponner à gauche et à droite, butinant joyeusement de contrats en grenailles; ceux-là donc à qui j'avoue être « à mon compte » s'écarquillent bien grand les yeux et me dégoulinent d'envie drette là, sans autre forme de cérémonie. 
  
          « Wow, ça doit être cool d'être son propre patron. Qu'est-ce que je donnerais pour être débarrassé du mien... Pas d'horaire, pas de boss, pas de comptes à rendre... Maudite chanceuse. » 
  
          Ce à quoi, vous vous en doutez bien, j'ai une répartie un tantinet moins rose. Je n'ai pas d'horaire: ça veut dire que je travaille – virtuellement – tout le temps. Pas de boss: oui, mais pas de chèque steady non plus... et ne parlons pas d'avantages sociaux, ça me donne des étourdissements. Pas de comptes à rendre: sauf aux fonctionnaires de l'impôt qui n'ont pas encore réussi à comprendre ce que ça mange en hiver, un travailleur autonome. Quant aux recenseurs de StatCan, c'est la crème de la crème. Attendez d'être sur leur liste, et vous allez comprendre. 
  
          Non, je ne vous en dis pas plus. C'est une surprise que, bien honnêtement, je ne vous souhaite pas. C'est comique au début, mais ça devient franchement énervant après quelques mois. 
  
Joies et Misères de l'autonomie 
  
          Pourquoi je cause travail autonome cette semaine? Bien, parce que c'est à la mode, maintenant – merci Mario. Pas le choix, il arrive toujours un moment où il faut suivre la vague et ajouter son grain de sel au débat, si tant est qu'il y ait la moindre discussion qui ressemble à un débat en cette contrée-bientôt-enneigée qu'est ce coin d'Amérique. 
  
          Et franchement, je dois vous avouer que je redoute quelque chose. Oui, j'ai un peu peur que les prochaines « réformes » applicables au monde du travail contribuent à atténuer les différences essentielles qu'il y a entre le statut de travailleur autonome et celui de salarié. Différences essentielles, parce que sans elles, on se retrouve tous pareils. 
  
          N'allez pas me détester pour ça (il y a bien d'autres raisons à votre disposition), mais s'il y a une chose que je ne souhaite pas, c'est qu'on soit tous pareils, avec les mêmes accès aux mêmes programmes de soins dentaires. D'abord parce que j'aime bien choisir ce qui me convient – et je suis parfaitement prête à payer le VRAI prix attaché au style de vie que j'entends mener – et ensuite parce qu'un environnement où tout le monde se ressemble doit être furieusement ennuyant. 
  
          Les différences rendent la vie piquante et intéressante. Plus on les aplanit, plus on écrase les chances que sortent du troupeau des individus qui ont VÉRITABLEMENT quelque chose à dire. Et pour reprendre le bon mot de Blaise Pascal: « À mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent point de différence entre les hommes. » 
  
          Eh oui, je dois l'avouer, j'ai une peur bleue de la grisaille. 
 
 
 
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