Montréal, le 19 décembre 1998
Numéro 27
 
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  NUMÉRO SPÉCIAL:
LIBERTÉ, CROYANCES ET RELIGION
 
L'ÉGLISE MODERNE
ET LA CHARITÉ DÉVOYÉE*
 
par Jean-Luc Migué
  
  
          L'enseignement social de l'Église de chez nous doit nous attrister autant que nous réjouir. Il est vrai qu'au sein de notre culture collectiviste, l'Église reste l'une des rares institutions à perpétuer l'enseignement des vertus de responsabilité individuelle, d'entraide et de charité. Elle retient aussi avec bonheur la croyance dans la vertu des relations et des organisations volontaires et communautaires, bénévoles et commerciales. En cela, elle perpétue l'enseignement traditionnelle de l'Église depuis la Genèse jusqu'à la dernière encyclique Centesimus Annus de Jean Paul II. L'économie de la création contenue dans le « Croissez, emplissez la terre et soumettez-la » est forcément l'économie de l'échange et de la prospérité, par laquelle on acquiert ce que le prochain met librement à notre disposition. Pas de création sans libre marché. 
L'Église et le libre marché 
  
          Centesimus Annus loue en particulier l'homme innovateur, « pour sa capacité de connaître en temps utile les besoins des autres hommes et l'ensemble des facteurs de production les plus aptes à les satisfaire » (CA, p.32). L'encyclique affirme le rôle irremplaçable du « marché libre », de la propriété, du profit, de la responsabilité et de la créativité que le régime de marché implique. Elle pose que ce sont les agents du marché qui sont moraux ou immoraux, mais aussi que le régime de marchés renforce l'éthique parce qu'il repose sur la liberté des individus, sur leur volonté de se dépasser au service des autres. Suivant la tradition implantée par Rerum Novarum, le Saint-Père reprend l'idée que « le caractère social de l'homme ne s'épuise pas dans l'État », qui, en envahissant l'ordre marchand et l'ordre communautaire a plutôt affaibli les communautés naturelles et volontaires, familiales, associatives, caritatives, religieuses et culturelles. 
 
          Il y donc lieu de distinguer l'enseignement sain et analytiquement fondé de l'Église universelle des doctrines faciles et superficielles d'une large partie de l'élite cléricale de chez nous. Notre Église locale baigne le plus souvent dans l'électoralisme et l'incohérence, en prônant le recours étendu aux pouvoirs publics pour transférer la richesse des uns aux autres, pour créer de l'emploi et stabiliser l'économie. Les diplômés du cours classique se souviennent que la parabole du bon Samaritain, du moins telle qu'enseignée par nos directeurs spirituels, soulignait que la charité désignait un acte individuel, le sacrifice de soi  pour le bien d'autrui.  Le message à gogo des évêques parle maintenant de lois et de programmes gouvernementaux, de justice sociale par l'action politique, de charité publique avec l'argent des autres. On attend toujours qu'on nous démontre les fondements évangéliques de ces fétiches doctrinaux. Qu'il suffise de souligner le contraste entre ces doctrines go-gauches et le message de don de soi qu'on prêchait en 1950 aux étudiants des collèges. Saint Vincent de Paul doit se retourner dans sa tombe. 
 
          Il faut convenir malheureusement que la « doctrine sociale » de l'Église est souvent incohérente. À peine quelques décennies avant Centesimus Annus, l'encyclique Populorum Progressio proclamait, sous la plume du pape Paul VI, que « la seule initiative individuelle et le simple jeu de la concurrence ne sauraient assurer le succès du développement. (...) Des programmes sont donc nécessaires pour encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer l'action des individus et des corps intermédiaires. Il appartient aux pouvoirs publics de choisir, voire d'imposer les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d'y parvenir, et c'est à eux de stimuler toutes les forces regroupées dans cette action commune. » 
 
          Faut-il conclure à l'impossible doctrine sociale de l'Église? Vraisemblablement. L'enseignement chrétien s'adresse aux cœurs et aux esprits des hommes, non pas aux institutions humaines qui les traduisent. Lorsque l'Église hiérarchique se permet de déborder ce territoire spirituel, elle perd son autorité et s'assimile dès lors aux groupes de pression, voire même aux partis politiques. Comme elle ne possède pas de compétence particulière pour analyser les institutions, elle risque de verser dans l'incohérence et l'ineptie, comme en témoignent plus d'une lettre des évêques canadiens sur l'économie. 
 
          C'est le cas de la doctrine corporatiste, plus ou moins officialisée depuis Rerum Novarum et Quadragesimo Anno. Dans cette perspective, les « grands corps intermédiaires », composés des employeurs et des employés, se rassemblent sous l'œil paternel des « responsables de la société » qui dirigent l'État, pour déterminer l'allocation des ressources et leur partage entre les membres de la société. Chez nous, cette forme de despotisme bienveillant s'appelle « les sommets », mais aussi les tables de négociation préparatoires aux décrets. Les bons analystes savent que cet aménagement aboutit invariablement aux antipodes de l'enseignement chrétien, c'est-à-dire à la cartellisation de l'économie et à la domination des groupes d'intérêts les plus puissants et les plus bruyants sur l'intérêt commun. En voulant supprimer la concurrence, cette forme de conspiration se fait toujours aux dépens de la masse rationnellement apathique. Y a-t-il vraiment un observateur assez naïf pour croire que le décret, disons de la construction, s'inspire de la doctrine chrétienne? Or le cadre institutionnel de cette industrie correspond rigoureusement au modèle corporatiste. Dans tous les cas, des transferts de richesse s'opèrent de la masse des gens aux groupes stratégiquement placés. 
 
          L'Église est manifestement mal placée pour analyser les institutions sociales, l'administration publique en particulier. Sauf si le jugement est évident, comme c'est le cas du nazisme, du marxisme ou de la multitude de versions du collectivisme généralisé. Il était facile aussi de condamner la « théologie de la libération », cette forme de solidarité commandée de chacun selon ses besoins. L'Église a alors lucidement reconnu que la charité suivant Marx n'allait pas régler les relations humaines selon le plan chrétien. 
 
          La culture collectiviste dominante a, à ce jour, interdit à l'Église de proclamer que si le marché n'est pas en soi une institution chrétienne, il est le seul mode d'organisation conciliable avec le christianisme. Les paragraphes qui suivent sur la neutralité éthique du capitalisme devraient pourvoir inspirer les évêques et le Saint-Père pour leur prochain mandement sur la société. 
 
La neutralité éthique du capitalisme 
 
          Les bons économistes savent depuis Robins (1932), certainement depuis Becker, que la rationalité postulée par la discipline économique n'implique pas de calcul mesquin, qu'elle incorpore l'altruisme tout autant que l'égoïsme parmi les finalités des acteurs sociaux, qu'elle ne fait qu'exprimer la cohérence des gens. Les agents économiques poursuivent des finalités variées; ils maximisent leur utilité, point. Si bien que le souci d'aider les autres appartient tout autant que l'égoïsme et la malice à la fonction d'utilité. La proposition clé de l'enseignement économique est donc la suivante: Les vertus de coordination et de croissance du mécanisme marchand seraient rigoureusement les mêmes, ne différeraient pas d'un iota dans une société peuplée d'acteurs saints et purement altruistes. Qu'on se trouve en présence d'une économie composée d'agents parfaitement désintéressés ou au contraire peuplée des plus mesquins et matérialistes calculateurs, la théorie économique n'aurait rien à changer à son enseignement. Le marché est neutre vis-à-vis les finalités poursuivies par ses participants. 
 
          Pour le démontrer, peut-être n'est-il pas superflu de faire l'exercice formel d'une économie libre imaginaire, peuplée de saints hommes engagés dans la seule production de services philanthropiques. La pensée conventionnelle prédirait qu'alors le régime de prix associé au marché s'effondrerait par suite de l'absence du mobile « profit ». La perspective superficielle colportée par cette vision postulerait par exemple que le producteur s'abstiendrait de demander le prix maximum à ses clients; qu'il renoncerait à minimiser le salaire versé à ses employés. En l'absence de maximisation du profit dans une société de purs altruistes, les conclusions de la théorie économique deviendraient insoutenables. Les corollaires de l'analyse en matière d'efficacité tomberaient aussi. 
 
          Or cette logique est foncièrement fausse. Le fait est que la recherche du rendement maximum, et donc le souci de payer les salaires les plus bas et d'obtenir les prix les plus hauts, caractériseraient la société d'altruistes, exactement comme la nôtre. Les incitations resteraient les mêmes. Sans doute les profits ainsi réalisés par notre communauté de saints hommes seraient-ils affectés à des objets nobles et philanthropiques, plutôt que de servir les fins souvent égoïstes et matérialistes des hommes réels. Mais, c'est là la seule différence. 
 
          Ainsi l'entrepreneur voué à la seule fin de supprimer les ravages d'une maladie maximiserait les profits, de façon à consacrer le maximum de ressources à ce louable objectif. Toutes les autres finalités seraient subordonnées à cette fin, y compris le bien-être des employés et le niveau de vie de ses clients. Rien dans cette logique n'implique qu'il n'ait aucun souci du bien-être de ses employés ou de ses clients, seulement que dans sa fonction d'utilité il les range plus bas. 
 
          En réalité, cette logique confirme ce que l'analyse postule: la maximisation du profit n'est que l'objectif instrumental. Et les saints et les pécheurs recherchent le profit; ils ne diffèrent que par l'usage qu'ils font du profit réalisé. Le mobile profit repose, non pas sur un postulat matérialiste et égoïste, mais sur l'omniprésence de finalités, de buts de la part des agents. Le profit de l'entrepreneur n'est jamais la fin ultime de ses efforts, de ses accomplissements. Il ne fait que servir à ses yeux la poursuite de ses objectifs ultimes de consommation. La moralité ou l'immoralité de la recherche du profit dépend entièrement de la moralité ou de l'immoralité des objectifs de consommation recherchés. La leçon d'analyse qu'enseigne l'économique est donc que le capitalisme est un régime éthiquement neutre, qu'il favorise la réalisation efficace de finalités de toutes les couleurs éthiques, dont les finalités chrétiennes. 
 
          Il faut ajouter maintenant qu'en un sens le régime capitaliste protège la société contre les torts découlant des tendances malicieuses d'un grand nombre de ses membres. S'il est vrai que les participants du marché peuvent s'adonner à toutes sortes de comportements déplorables, il est aussi vrai que le régime de droits de propriété inhérent à la concurrence capitaliste interdit aux égoïstes et aux immoraux de refiler le poids de leurs faiblesses et de leurs dépravations à leurs voisins. Dans un régime où les droits de propriété sont protégés et donc exclusifs, l'appât du gain, l'envie ou la malice, si peu exemplaires qu'ils soient, ne représentent aucun danger pour les autres et s'avèrent anodins. 
 
          En l'absence de droits de propriété par contre, c'est-à-dire là où l'allocation et le partage des ressources se font par l'État monopole, l'appât du gain des uns retire par la force aux autres l'accès aux ressources rares et ainsi leur transfère le fardeau de leur égoïsme. 
 
La vaie nature du capitalisme 
  
          On trouve l'illustration la plus convaincante de cette dynamique dans les phénomènes de sexisme et de racisme, si décriés de nos jours. L'employeur imbu de préjugés sexistes et racistes est impuissant à refiler le coût de ses préjugés à ses employés ou à ses clients. En se privant d'une main-d'œuvre productive et peu chère pour des considérations sexistes ou racistes, il se pénalise lui-même, réduit ses profits et prête flanc à la concurrence éventuelle des employeurs libres de préjugés,  qui ne tarderont pas à la supplanter sur le marché de la consommation et du capital. En régime de concurrence capitaliste, les préjugés sont sans importance, parce que les victimes potentielles peuvent toujours trouver à s'employer chez le producteur voisin. Au contraire, dans les secteurs d'activités monopolisés par l'État ou cartellisés par ses réglementations (cartels d'entreprises comme le taxi ou de travailleurs comme les monopoles syndicaux coercitifs), les préjugés de l'employeur sont en quelque sorte récompensés en ce que lui, l'employeur, n'en porte pas le fardeau, qui est plutôt refilé aux employés victimes de préjugés en salaires réduits et en occasions d'emploi rétrécis. En monopolisant l'économie, l'État confère à des groupes le pouvoir de transférer le coût de leur égoïsme et de leurs préjugés à leurs victimes. Ils l'exploiteront allègrement. 
 
          Le capitalisme sert donc d'instrument pour minimiser les conséquences de ce que les hommes ne soient pas des saints, et donc qu'ils ne poursuivent pas toujours des fins nobles. Les conséquences de la mesquinerie des hommes sont sans effets sur leurs voisins en régime de marchés, tant que l'État ne confère pas de pouvoir de monopole aux uns et aux autres, c'est-à-dire le pouvoir de refiler aux autres le poids de leur malice. 
 
          Les do-gooders déploreront peut-être que les finalités ultimes soient en fait matérialistes, qu'il faut donc changer l'homme, et substituer par l'État des finalités philanthropiques à la mesquinerie des hommes. Outre que cette ambition est parfaitement utopique, comme le confirme l'histoire des totalitarismes du XXe siècle, on doit reconnaître qu'une société n'est jamais plus altruiste que ne le sont ses membres. Aucune organisation sociale ne peut se construire sur le postulat de la compassion universelle, de l'amour. L'illusion que les gens seront plus généreux par l'État que par le marché n'est qu'une illusion. Parce que la logique de l'État repose sur le redistributionnisme forcé en faveur des groupes les plus puissants, l'allocation par l'État devient moins vertueuse que ne l'est la population elle-même. La prospérité capitaliste, elle, est indépendante des principes éthiques de ses participants. Et la vertu globale est au moins aussi grande qu'elle ne l'est chez les individus. 
  
  
(*) Ce texte s'inspire d'un exposé fait par Israel M. Kirzner aux assises de la Société Mont-Pèlerin, 
      à Cancun, en janvier 1997. 
  
  
 
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