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La pensée libérale a toujours entretenu une relation d'amour-haine envers le phénomène religieux, certains penseurs s'évertuant à condamner le sectarisme, d'autres s'appuyant sur la foi et les Écritures pour défendre la liberté. On n'adhère bien sûr pas à une religion après avoir évalué sa concordance doctrinale avec le libertarianisme, mais plutôt parce qu'on nous a inculqué cette croyance depuis notre tendre enfance, parce que la société autour de nous en est imprégnée, par conformisme et paresse intellectuelle, ou parce qu'on éprouve vraiment ce sentiment indéfinissable qu'est la foi. Les religions étant de vastes capharnaüms remplis de courants contradictoires, les opinions sur tout autre sujet peuvent toujours être rationalisées d'une façon ou d'une autre. Il y a ainsi des chrétiens de gauche (nos bons évêques québécois), d'extrême-gauche (les partisans de la Des alternatives pour les non-croyants Pour les non-croyants toutefois, on peut présumer que le choix d'une philosophie de vie dépend moins de considérations émotives ou sociales et plus d'une évaluation rationnelle de la concordance avec ses propres valeurs. Puisque les philosophies naturalistes ou matérialistes (c'est-à-dire pour lesquelles il n'y a rien – ou on ne peut rien connaître – au-delà de l'univers physique dans lequel nous vivons) placent par nécessité la réalité immanente et l'être humain au centre de leurs préoccupations, le point de vue par rapport à la liberté individuelle devient alors beaucoup plus déterminant. C'est la façon d'organiser sa vie ici-bas qui compte avant tout, non l'obéissance à des commandements qui nous ouvriront les portes du Paradis après la mort. Le libertarien désireux d'élargir sa quête de sens s'assurera donc d'adhérer à un courant philosophique qui prescrit un rôle prépondérant pour la liberté dans sa vision plus large de l'évolution des sociétés humaines, de la vie et de l'univers. Alors qu'il y a des milliers de sectes et de mouvements religieux, les philosophies matérialistes se comptent sur les doigts de la main. Celle qui, historiquement, a connu le plus de succès, est bien sûr le communisme. Pour des raisons évidentes, il est inutile de discuter ici de sa pertinence. L'humanisme contemporain (à distinguer de l'humanisme de la Renaissance, le mouvement littéraire et philosophique qui rejetait la scolastique et s'inspirait des valeurs universelles de l'Antiquité) est probablement l'autre courant naturaliste qui connaît la plus grande vogue au 20e siècle. On trouve facilement des revues humanistes comme Humanist in Canada ou Free Inquiry dans les magasins de presse de Montréal. L'Association humaniste du Canada a été fondée en 1968 par un médecin montréalais célèbre pour sa lutte en faveur de la légalisation de l'avortement, Henry Morgentaler. La philosophie humaniste, comme toutes les philosophies naturalistes, rejette toute forme de croyance dans l'au-delà ou dans une entité divine et défend la vision d'un univers en évolution. L'éthique humaniste vise l'actualisation des potentialités humaines à travers l'art, la science, l'exploration du monde et de l'univers qui nous entoure, le bien-être matériel et la participation à la vie sociale. Les humanistes mettent beaucoup l'accent sur la rationalité scientifique et sont à l'avant-garde dans les luttes Le libertarien qui partage la vision du monde rationnelle qu'offre la science évolutionniste sera séduit par tout ceci, jusqu'à ce qu'il en vienne à la dimension politique et socio-économique du projet humaniste, où les choses se gâtent. En bref, et pour caricaturer un peu les choses, les humanistes se considèrent comme une élite éclairée dans un monde rempli d'idiots, et sont convaincus qu'il leur faut imposer leurs idées rationnelles et leurs valeurs de compassion universelle pour sauver le monde de sa folie. Les humanistes sont des do-gooders radicaux qui, comme la plupart des bien-pensants qui prêchent en théorie la tolérance, deviennent intolérants envers tous ceux qui diffèrent d'opinion. Communistes, humanistes, même combat
Le texte classique du mouvement humaniste contemporain, The
Philosophy of Humanism (1949) de Corliss Lamont, contient des passages
renversants. Un an après la parution du roman 1984 de George
Orwell, alors qu'on sort de la guerre, qu'on connaît les camps de
concentration nazis et les goulags soviétiques, Lamont propose rien
de moins qu'un lavage de cerveau collectif pour inculquer l'idéal
humaniste. La vision psychologique simpliste de ce gourou est d'ailleurs
directement inspirée des travaux de Les humanistes ont beau prétendre défendre la rationalité, la dignité et la liberté des individus, leur programme tel que décrit dans TPH mène directement au communisme mondial. D'ailleurs, Lamont a quelques mots gentils pour le Cinquante ans plus tard, le programme de socialisme mondial promu par l'ONU a déjà fait un bout de chemin (voir éditorial, p. 2), en partie grâce aux humanistes comme Corliss Lamont. Si on se fie à leurs publications, les humanistes d'aujourd'hui sont plus préoccupés de bizarrement promouvoir l'avortement et de dénoncer de façon hystérique la religion sous toutes ses formes que de planifier la planète à partir d'un politburo à New York. Mais le ton reste ultra-élitiste, gauchiste bien-pensant, et essentiellement intolérant face à ceux qui pensent autrement, notamment les libertariens. Bref, une philosophie à éviter(1). Rand et l'homme rationnel Plusieurs de nos lecteurs libertariens connaissent sans doute déjà Ayn Rand (1905-1982), ou se disent même partisans de sa philosophie, l'objectivisme. Immigrante russe aux États-Unis, Mme Rand a probablement fait plus que n'importe quel auteur pour diffuser les préceptes du capitalisme libéral à travers ses très populaires romans, notamment Atlas Shrugged et The Fountainhead. Comme philosophie centrée sur le concept de l'individu libre et rationnel et opposée à toute croyance dans une réalité surnaturelle, l'objectivisme est sans nul doute le choix le plus évident pour un libertarien non-croyant; ce qui ne la met pas à l'abri des réserves et des critiques. C'est sur le plan de sa vision de l'univers et de la nature humaine en général, et non dans sa défense de la liberté individuelle, que la philosophie randienne pose problème. Rand était, semble-t-il, très peu intéressée par les questions scientifiques, et a élaboré sa philosophie comme si elle n'avait jamais entendu parler de la révolution darwinienne. Sa vision du monde passe tout à fait à côté du paradigme central de la science contemporaine, celui de l'évolution. À l'instar de son maître à penser Aristote, elle catégorise les objets et les phénomènes comme s'ils possédaient une Ainsi, Rand décrète que l'homme La biologie nous enseigne que c'est plutôt l'adaptation à son environnement et la propension à propager ses gènes qui ont permis à l'espèce humaine de survivre. L'anthropologie et la psychologie évolutionniste nous disent quant à elles que la raison n'est qu'une stratégie parmi d'autres pour traiter l'information toujours limitée qui nous permet d'agir de façon optimale: l'instinct, les émotions diverses programmées dans notre héritage génétique, restent essentiels pour nous guider, comme c'est le cas chez tous les animaux. Enfin, les mêmes sciences nous apprennent que l'altruisme a au contraire une fonction importante dans le développement de la coopération sociale de même que dans la propagation des gènes, et n'est en rien un pur Mettre de l'avant une philosophie sans fondement scientifique n'est pas très grave lorsque, comme c'est le cas pour les créationnistes, on est prêt à croire n'importe qu'elle absurdité parce que c'est écrit dans la Bible, ou, comme pour les coupeurs de cheveux en quatre qui peuplent nos départements de philosophie, ce qu'on écrit n'intéresse personne de toute façon. Mais Aynd Rand souhaite offrir une philosophie naturaliste accessible à tout le monde, et elle échoue dans l'essentiel. La coupure radicale entre l'homme rationnel et strictement individualiste et l'animal qu'opère la philosophie objectiviste n'est en fait qu'une vue de l'esprit sans fondement scientifique, et ne sert qu'à appuyer le modèle randien de l'individu Comme c'est aussi le cas pour la philosophie humaniste, le rationalisme exacerbé d'Ayn Rand mène à une sorte d'intolérance envers tous ceux qui rejettent les dogmes de la vie éclairée. Il ne suffit pas de vivre en accord avec ses propres inclinations subjectives, dans un cadre social où la liberté et la coopération facilitent et maximisent l'atteinte des buts de chacun, comme le prescrivent les autres écoles de pensée libertarienne: il faut vivre comme la grande prêtresse Ayn Rand dit qu'on doit vivre. Quiconque a frayé un peu dans les milieux libertariens a entendu parler ou a rencontré des ex-objectivistes qui ont été expulsés, ou ont décidé de quitter un cercle d'objectivistes, et en parlent comme s'ils s'étaient sauvés d'une secte religieuse. Bref, si l'objectivisme reste un courant important dans la propagation des idéaux de liberté individuelle, le libertarien non-croyant n'y retrouvera pas nécessairement une philosophie générale attrayante et pertinente sur tous les plans. Épicure et la tranquillité d'esprit Au contraire des philosophies précédentes, l'épicurisme est loin d'être en vogue: il y a environ 1700 ans qu'il n'existe plus comme école organisée. Malgré cela, il n'a cessé d'influencer le développement de la science et des idées libérales en Occident, surtout aux 16e et 17e siècles, et se présente encore aujourd'hui comme un système d'une pertinence étonnante. Après des siècles de diffamation et de déformation de la part de ses détracteurs stoïciens et chrétiens, la connaissance populaire de l'épicurisme est aujourd'hui réduite à un cliché mensonger: l'épicurien serait un bon vivant, un amateur de vin et de bonne chère. Il est vrai que, comme la plupart des écoles philosophiques grecques, l'épicurisme prône la recherche du Malgré son grand âge, la philosophie épicurienne est beaucoup plus conforme à la science moderne que ne peut l'être l'objectivisme. Épicure (341-270) et son disciple romain Lucrèce (99-55) ont repris et popularisé une théorie révolutionnaire pour l'époque, celle de Démocrite (460-370) qui veut que l'univers et tous les objets qu'il contient sont composés non pas de feu, de terre, d'air et d'eau, ou d'autres substances plus ou moins dépendantes d'une nature divine, mais bien d'atomes, de petits objets insécables qui s'assemblent de diverses façons pour former la réalité que nous voyons. Dans la vision atomiste d'Épicure, notre monde n'a pas été créé de façon intentionnelle par les dieux mais est issu du mouvement désordonné des atomes dans l'espace, qui a fini par donner des formes stables – soleil, lune, terre, océan – et capables de se reproduire – animaux, humains: Ce sont des passages d'une modernité fulgurante comme celui-ci (Lucrèce explique le fonctionnement des atomes en long et en large dans son fameux poème De la Nature) qui ont incité les scientifiques de l'ère moderne comme Galilée et Newton à ressusciter la théorie atomiste après plusieurs siècles d'oubli, une théorie finalement confirmée il y a à peine 200 ans. D'autres passages parlent de l'évolution des espèces animales, ou des hommes vivant dans les cavernes, vêtus de peaux de bêtes sauvages, découvrant le feu et établissant les premiers pactes pour se protéger et coopérer (tout ceci étant bien sûr pure spéculation, puisque l'anthropologie et l'archéologie n'existaient pas comme sciences à l'époque). Pour Épicure, le corps et l'esprit eux-mêmes ne sont bien sûr qu'un agencement d'atomes qui se dissout à la mort dans un processus naturel. Il n'y a aucune raison de craindre celle-ci puisque La philosophie épicurienne présume que des individus, cherchant chacun à sa façon à combler ses désirs et coopérant dans un climat d'amitié, finiront par établir un ordre social où la justice ( On ne peut donc affirmer que l'épicurisme prône un État minimal ni une idéologie politique explicitement libertarienne. Malgré cela, tout dans cette oeuvre est centré sur la recherche individuelle du plaisir et de la tranquillité d'esprit dans un contexte de coopération volontaire, des notions qui rejoignent les fondements de la vision libérale. Les penseurs libéraux comme Hobbes, Hume, Mandeville, Locke et d'autres se sont d'ailleurs inspirés de l'atomisme ainsi que de l'hédonisme et de l'utilitarisme épicuriens. Plus près de nous, l'un des plus importants penseurs libertariens du 20e siècle, Ludwig von Mises, a vu dans l'épicurisme le début de l'émancipation spirituelle, morale et intellectuelle de l'humanité (Human Action, La philosophie épicurienne ne plaira sans doute pas à tout le monde: les romantiques et les grands émotifs, ceux qui visent à devenir des héros randiens, ceux qui croient qu'une vie pleine est nécessairement remplie d'excitations, de consommation effrénée, de luxe ou d'exploits, ne s'y reconnaîtront pas. Épicure ne les dénoncerait pas et les inviterait même à poursuivre ces gratifications si c'est ce qui les motive, mais dirait simplement qu'ils risquent d'être constamment anxieux, déçus et malheureux en bout de ligne, la réalité humaine étant ce qu'elle est. Actualisé pour tenir compte des développements contemporains de la science, l'épicurisme a toutefois tout ce qu'il faut pour répondre aux besoins émotifs et intellectuels du libertarien non-croyant d'aujourd'hui. De petits groupes de néo-épicuriens, tous libertariens, sont d'ailleurs déjà à l'oeuvre sur internet (voir The Philosophy Garden et Epicurus & Epicurean Philosophy). En mariant, dans une approche tolérante et ouverte à tous, une vision scientifique évolutionniste avec une sensibilité libertarienne, l'épicurisme offre ce qu'il y a de mieux dans les philosophies humaniste et objectiviste discutées plus haut, et en évacue les aspects les moins heureux. Reste maintenant à faire revivre un système injustement discrédité depuis presque deux millénaires(2).
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