Montréal, le 9 janvier 1999
Numéro 28
 
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QL no 26 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
QUÉBEC / PADANIE
 
MIGRATION ET LIBRE CIRCULATION (I)
 
  
          Depuis quelques années, un mouvement sécessionniste fait parler de lui dans le nord de l'Italie. Représenté dans l'arène politique par la Ligue du Nord (Lega Nord), il souhaite créer un nouveau pays appelé Padanie. Alors qu'au Québec, le mouvement indépendantiste a toujours eu une forte coloration sociale-démocrate, les padanistes s'inspirent plus des principes libéraux et on y retrouve même une aile libertarienne. Là-bas comme ici, qu'il s'agisse d'indépendance ou de fédéralisme, le défi libertarien reste toutefois le même: lutter contre les vieux États centralisés, mais également se garder des nouvelles menaces à la liberté que sont le nationalisme et les étatismes de toutes sortes dans les États micro-nationaux. 
  
          Carlo Lottieri est l'un des leaders de cette aile libertarienne padaniste. Il a étudié la sociologie à la Sorbonne, collaboré à divers journaux et magazines, et publié un livre sur l'écologie libertarienne. Martin Masse a déjà été séparatiste et a publié un essai qui mettait de l'avant une vision non nationaliste d'un Québec indépendant. Il défend maintenant le maintien de la province dans une fédération canadienne décentralisée.  
  
  
 

 
 
Bonjour Monsieur Masse, 
  
          J'aimerais reprendre notre dialogue sur le libertarianisme et sur les problèmes des régions intéressées par des processus de désagrégation en posant deux questions qui concernent, à mon avis, les libertariens du Québec et ceux de la Padanie. 
  
          La première est la suivante: « Y a-t-il de (probables) conséquences libertariennes aux sécessions? » Il s'agit de savoir si les libertariens, en Italie ou au Canada (mais on pourrait répéter les mêmes analyses dans les Flandres et aux Pays Basques), doivent appuyer ou freiner l'actuelle tendance qui voit les États nationaux perdre leur unité et se décomposer en petites entités. 
  
          L'autre question est étroitement liée à la première et elle concerne le rapport entre les libertariens et les mouvements socio-politiques qui contestent le statu quo et demandent des changements radicaux. Je la formule de cette manière: « Est-il possible de construire une forte présence sociale et politique des idées libertariennes en utilisant une stratégie génériquement populiste? » 
  
          Dans notre échange précédent, vous avez exprimé une attitude très critique vis-à-vis de l'hypothèse d'un Québec indépendant. Je comprends bien vos réserves à propos du Parti québécois et de ses dirigeants: et il faut dire que les libertariens de l'Italie du Nord ont également du mal à accepter de nombreuses positions de la Ligue. Mais il me semble que le vrai problème ne doit pas être ramené à une simple analyse des projets et des idées des mouvements indépendantistes (qui ne sont jamais, bien sûr, des positions cohérentes anti-étatistes). 
  
          Justement vous ne voulez pas être « serré » dans un Québec nationaliste, social-démocrate, interventionniste et protectionniste. Vous lisez le programme du PQ, vous écoutez ses leaders et vous en tirez la conclusion qu'il est mieux de rester à l'intérieur du Canada. Dans un Canada plus fédéral et avec des provinces plus indépendantes, mais quand même subordonnées à Ottawa. Mais il faut se demander si l'actuel nationalisme québécois pourra vraisemblablement survivre à une indépendance complète du Québec. Le jour où les Québécois se trouveront « seuls » (sans les aides, le contrôle, la solidarité et les directives de leurs cousins du Canada anglophone), il y aura probablement un changement de perspective et la redécouverte de liens importants – historiques, culturels et (bien sûr!) économiques – qui unissent les communautés linguistiques de l'Amérique du Nord. L'importance de la langue anglaise deviendra tout à fait évidente, encore plus qu'aujourd'hui. 
  
          Nous avons déjà vu cette évolution dans les pays baltes. Certes il s'agit d'un univers complètement différent, mais il est beau de constater qu'après l'indépendance obtenue par les nationalistes lettons et lituaniens les relations entre ces petits peuples du Nord et l'immense continent russe se sont progressivement améliorées. La politique de l'État soviétique, contrôlée par les russes, avait divisé et opposé; la liberté des relations volontaires a favorisé les convergences et a posé les prémisses de nouveaux dialogues. Les gens de Riga et Vilnius ont compris que la langue russe, pour eux, est essentielle et qu'ils peuvent trouver beaucoup d'avantages dans une « normalisation » et une « pacification » des rapports entre ces peuples. 
  
Fédéralisme centrifuge 
 
          Mais il y a une autre considération à faire à l'égard de votre prise de distance du processus de désagrégation du Canada. Votre peur qu'un Québec indépendant sera moins libertarien d'un Québec canadien ne me semble pas totalement justifiée. À mon avis, cette manière de procéder n'est pas cohérente avec la confiance libertarienne dans la concurrence. Et si maintenant l'Amérique du Nord jouit des avantages de la compétition institutionnelle entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, la naissance du Québec augmenterait la possibilité des individus et des capitaux de choisir un bon lieu où s'installer. En plus, j'imagine que cette solution pourrait ouvrir la route à d'autres sécessions: des Amérindiens du Canada, des provinces canadiennes de l'Ouest, de l'Alaska (où il y a un mouvement indépendantiste), de la Californie, etc. Est-ce une folie absolue d'imaginer que le fédéralisme des États-Unis puisse connaître une évolution de plus en plus centrifuge? Est-il impossible d'espérer que le « Dixieland », le Texas et les autres grandes régions américaines puissent demander de gérer de manière autonome leurs problèmes et leur futur? 
 
          Mon opinion est que la globalisation de l'économie est en train de mettre en crise les vieilles institutions juridiques (le jus publicum europaeum dont nous parlait Carl Schmitt dans ses travaux classiques) et favorise la désagrégation. En plus, la multiplication des frontières implique un changement de leur nature. 
  
          La sécession est un droit des individus: la vraie sécession est la sécession individuelle. Mais, dans la situation présente, l'existence de mouvements qui demandent une « sécession de groupe » doit être valorisée. La « liberté du Québec » n'est pas du tout la liberté réelle (la liberté des Québécois), mais elle est quand même un défi important pour l'État canadien et pour sa révendication d'un pouvoir absolu et éternel sur vos vies, sur vos libertés et sur vos propriétés. Et si aujourd'hui ceux qui parlent au nom du Québec demandent d'être indépendants, est-il possible qu'ils puissent trouver des arguments solides pour nier ce droit aux villes et aux régions québécoises qui n'auront pas envie de rester à l'intérieur du nouvel État? La logique de la sécession est une logique plurielle et progressive, parce qu'il y a presque toujours les « minorités de la minorité » et la défense du droit de sécession permet le démarrage d'une rupture successive des liens collectifs imposés. 
  
          Les « minorités de la minorité » ont tendance à construire une revendication analogue à celle des minorités les plus importantes: dans ce cadre, je crois que les libertariens peuvent jouer le rôle de ceux qui demandent et exigent cohérence. Personne ne sait comment sera un « Québec libre ». Nous ne savons même pas si les Québécois seront plus libres, on s'ils deviendront des brebis obligées à suivre un gouvernement nationaliste et social-démocrate, qui augmentera son contrôle sur l'économie et sur la société. Mais il est raisonnable de croire que la liberté du Québec puisse être un instrument (parmi d'autres...) pour la liberté des Québécois. Et même des autres canadiens. 
  
          Cette réflexion peut être mise en rapport avec l'exigence de construire une forte présence libertarienne et de préciser, pour obtenir ce résultat, une stratégie qui puisse nous conduire vers un élargissement du consensus libertarien. Je pense qu'il faut envisager la construction d'un mouvement libertarien populaire, capable d'interpréter correctement les luttes du présent et de proposer les justes solutions. 
  
          Si pour réfléchir sur ma première question j'ai utilisé la situation du Québec, pour mon analyse sur une possible stratégie libertarienne je veux examiner le cas italien (que je connais un peu mieux...). 
  
Des citoyens du Sud passifs 
 
          Dans ma première lettre (voir QL, no 26) j'avais déjà remarqué l'existence d'une forte opposition entre le Nord et Sud, dont la Ligue est l'expression la plus évidente. La raison principale de cette tension est à trouver dans la grande masse d'argent du Nord qui a pris la voie du Sud au cours de la deuxième moitié de ce siècle. Les programmes publics d'aide au développement du « Mezzogiorno » (à partir de la Caisse du Midi, une réécriture de la Tennesse Valley Authority de Roosevelt, mais bien plus coûteuse et inefficace) ont obligé les entreprises du Nord à financer une logique industrielle de type socialiste qui a transformé une grande partie des citoyens du Sud en sujets passifs, qui attendent de Rome (et de l'argent du Nord) la solution à leurs problèmes. 
  
          Cette analyse est partagée par la partie la plus libertarienne de la classe intellectuelle du Midi (je pense, en particulier, à la revue Élites de Naples), mais parmi les partis politiques seulement la Ligue du Nord a eu le courage de s'exprimer clairement et sans réticence contre la présence obsessive de l'État-providence dans l'économie méridionale. 
  
          Mais la polémique entre Nord et Sud trouve une autre justification dans le fait qu'une grande partie des fonctionnaires publics (même dans les régions septentrionales) viennent du Midi. À l'origine de cette situation il y a la pauvreté du Mezzogiorno (où le taux de chômage est très élévé: supérieur à 20%...) et le fait que la plupart des gens du Nord n'aiment pas travailler pour l'État italien, qui paye très mal et qui n'offre pas d'opportunités de carrière ou d'autres gratifications. 
  
          Dans l'armée, par exemple, les soldats et les officiers sont 187 000, mais seulement 29 000 sont nés dans les régions du Nord, où se trouve pourtant la moitié de la population italienne. Même situation pour les préfets: 90 sont originaires du Sud et seulement 8 sont du Nord. Mais cette analyse pourrait être répétée pour les ministères, pour les écoles publiques, etc. 
  
          Le résultat est qu'un entrepreneur de ma ville (Brescia, dans le Nord du pays) qui entre dans un bureau public pour obtenir un permis ou pour payer une taxe, trouve presque toujours un fonctionnaire du Mezzogiorno. Au cours des décennies, alors, il s'est développé une sorte de symbiose entre les méridionaux et l'État, entre l'inefficacité publique (dans tous les secteurs) et la présence d'une prononciation bien précise (au cours d'une brève conversation, en effet, tous les Italiens sont en mesure de savoir si leur interlocuteur vient du Nord ou du Sud...). 
  
          Cette situation est à l'origine d'une attitude « populaire » très dérisoire et parfois intolérante. Une confirmation de tout ça (banale, mais pas trop) est à trouver dans les nombreuses blagues contre les méridionaux, qui ne jouent pas le même rôle que les belges dans les blagues françaises, mais qui sont plutôt accusés de ne pas aimer le travail et de vouloir vivre aux dépens des autres, qu'ils restent dans le Midi ou qu'ils viennent au Nord. 
  
          Je me rappelle un graffiti que j'ai lu sur un mur de ma région: « Les gens du Nord dans les fabriques, les gens du Sud dans les bureaux de la Poste. » L'auteur anonyme voulait exprimer son refus d'une société divisée en deux, où les septentrionaux étaient condamnés à travailler (dans le secteur privé) et les méridionaux se limitaient à gagner de l'argent (dans le secteur public). 
  
          La Ligue exprime tout ça et l'exprime de manière très simpliste (et souvent grossière). Les bourgeois et les intellectuels du Nord, donc, n'aiment pas le mouvement indépendantiste, mais ils ignorent que pour éliminer les symptômes de l'intolérance il faut absolument éliminer la maladie de l'étatisme. Dans la situation italienne, alors, une élite libertarienne responsable a le devoir de comprendre les « bonnes raisons » des ouvriers, des employés, des artisans et des petits commerçants qui en ont marre de payer, de payer et de continuer à payer. 
  
          Un discours analogue peut être fait à propos de l'immigration. Il est vrai que tous ceux qui s'opposent à une immigration massive ont tendance à utiliser des arguments nationalistes, organicistes et – en général – étatistes. Mais je crois qu'il faut bien comprendre que dans la situation actuelle, ceux qui parlent de « free immigration » tendent à oublier que nous vivons à l'intérieur de sociétés très socialistes, où la classe politique dispose de notre travail pour distribuer santé, habitation, instruction et autres services essentiels. Dans cette situation, il est normal qu'il y ait des gens qui s'opposent à l'arrivée d'autres immigrés. 
  
          Faut-il, en tant que libertariens, ignorer ces luttes et ces tensions? Ou notre devoir doit-il être celui de donner une lecture authentiquement libérale de ces thèmes, basée sur les droits de propriété et sur la liberté individuelle? Une politique libertarienne doit partir des problèmes réels des individus et doit savoir défier les lieux communs. Nous disposons désormais d'une vaste littérature scientifique et nous devons la mettre au service d'une pratique capable de convaincre le grand public. 
  
  
Carlo Lottieri
Brescia
lottieri@iol.it
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