On croit généralement que les produits essentiels comme les
vaccins, les fours à pain et les fibres synthétiques dont
sont faits nos manteaux d'hiver n'ont à peu près rien à
voir avec les objets de luxe et les jouets. Rien n'est plus faux. En fait,
si l'histoire des techniques nous enseigne une chose, c'est que les objets
frivoles sont absolument indispensables au progrès des technologies
« sérieuses ».
Joindre le futile à l'indispensable
L'auteur ayant été le plus loin en ce sens est le métallurgiste
devenu historien des techniques Cyril Stanley Smith qui a effectué
une compilation remarquable de ce phénomène(1).
Il remarque ainsi que la première trace de culture des végétaux
que nous ayons est celle de fleurs dans certaines tombes de l'homme de
Néandertal. La métallurgie a débuté par le
martelage du cuivre pour fabriquer des colliers ou d'autres ornements,
longtemps avant de servir à la fabrication d'objets utiles comme
des couteaux et des armes en cuivre ou en bronze (la transition des ornements
de cuivre aux lances et aux épées du quatrième millénaire
avant Jésus-Christ aurait été similaire à celle
des XVe et XVIe siècles alors que le savoir-faire développé
pour produire des portes de bronze, des statues et des cloches servira
de fondement à la fabrication des canons). L'alliage, la fonte et
le moulage des métaux ont d'abord été utilisés
en joaillerie et en sculpture. Les figurines d'argile ont précédé
les pots dans la plupart des sites archéologiques du Moyen-Orient.
Les pigments, la porcelaine et bien d'autres produits céramiques,
le verre et l'art de la soudure ont tous contribué initialement
à façonner des produits de luxe ou des ornements. Il est
de plus probable que les roues aient servi à l'origine à
des fins frivoles puisque les plus anciennes que nous connaissions se retrouvent
dans des jouets ou d'autres objets d'amusement, comme ce fut le cas des
premières machines hydrauliques et de plusieurs autres mécanismes
ingénieux. Les tours ont servi à fabriquer des tabatières
un siècle avant de servir à l'industrie lourde. La fonte
de moulage a été mise au point comme produit de remplacement
bon marché du fer forgé pour la fabrication de portails ornés.
L'industrie chimique doit sa naissance à la nécessité
de trouver divers mordants, alcalins et produits de blanchiment pour les
tissus fins et le verre. La couleur et la chimie seraient indissociables
(la poudre de métal aurait été précédée
par l'encre dorée, les indicateurs du chimiste et la découverte
du pH viendraient directement de la palette à couleurs du peintre
de miniatures, etc.). Les planches servant à la reproduction de
gravures ont précédé les planches d'imprimerie.
Le béton armé a d'abord servi à faire des pots à
fleurs géants. Le premier usage de la galvanoplastie était
de donner un fini brillant aux statuettes en métal et à faire
étinceler la table de ceux qui ne pouvaient s'offrir de l'argenterie.
Les ancêtres des machines-outils seraient la perceuse rotative, le
tour du potier, les moules du sculpteur, etc. Les fusées ont d'abord
été des objets d'amusement avant de servir à des fins
militaires, à l'exploration de l'espace et au lancement de satellites
de communication. Smith spécule même qu'il semble illogique
de croire que les humains auraient commencé à communiquer
oralement sans avoir au préalable pris plaisir à chanter
et à danser.
La théoricienne urbaine Jane Jacobs(2)
poursuit sur cette lancée en nous rappelant que le premier chemin
de fer au monde était une attraction et que les matières
plastiques ont d'abord servi à fabriquer des jouets, de petits objets
de cuisine ou des touches de piano. Les raquettes de tennis, les bâtons
de golf et les cannes à pêche ont permis l'emploi innovateur
d'agglomérés résistants et légers alliant des
matières plastiques, des fibres de verre, du bore et du carbone
bien avant que ces mêmes agglomérés ne soient utilisés
en lieu et place du métal dans des canalisations ainsi que dans
des pièces de fuselages d'avions ou de carrosseries d'automobiles.
Les jeux informatiques ont précédé les ordinateurs
personnels. Des années avant que la voix artificielle ne soit intégrée
aux outils informatisés pour donner la température des équipements
ou pour lancer des avertissements, on la retrouvait dans des jouets et
des jeux. L'universalité du phénomène semble donc
incontestable.
Pour soi d'abord
Mais pourquoi donc les objets frivoles sont-ils presque toujours les précurseurs
de techniques importantes? La réponse de Smith est assez particulière.
Il croit en effet que la nécessité n'est pas la mère
de l'invention, mais qu'elle implique plutôt que l'on se serve avec
opportunisme d'inventions existantes sur lesquelles on improvisera des
améliorations ou de nouveaux usages. Smith croit donc qu'il faut
chercher ailleurs les véritables sources de l'invention, notamment
dans des motifs comme la curiosité et en particulier la «
curiosité esthétique ». En fait,
ce que Smith veut dire est que les inventeurs sortent des sentiers battus
bien plus pour leur propre plaisir que pour une récompense matérielle.
Les premiers humains à découvrir l'usage des métaux
l'ont fait dans le but de créer de la beauté, un peu comme
le concepteur du béton armé l'a conçu pour faire de
gigantesques pots de fleurs. Parce que l'on ne s'attend pas de ces activités
qu'elles soient rentables, on ne leur impose pas de contraintes monétaires
ou de critères d'utilité. Une fois que ces nouvelles techniques
ont été mises au point, on leur trouve toutefois toujours
des applications utiles.
On peut mentionner ici un autre exemple, celui d'une filiale d'Alcan, Duralcan
Canada, qui tente de commercialiser un composé à matrice
métallique dans les industries de l'automobile et de l'aviation
après l'avoir expérimenté avec succès pour
les vélos de montagne de Specialized Bicycle Components.
Ce cas semble très typique car ce nouvel alliage d'aluminium et
de particules de céramique a été mis au point par
deux inventeurs californiens – et non dans un grand laboratoire de recherche
– dont Alcan a racheté le brevet en 1986. Ce nouveau composé
a d'abord été introduit dans une « activité
frivole » avant de l'être dans des activités
plus sérieuses, en raison notamment des délais respectifs
entre la conception d'un produit et son utilisation commerciale dans ces
industries – un ou deux ans pour les vélos, cinq à sept ans
pour l'industrie automobile et dix ans pour l'aviation(3).
Il est toutefois fort probable qu'éventuellement ce nouveau composé
permettra de réduire le poids des avions, ce qui amènera
par le fait même une réduction de leur consommation et une
réduction de la pollution. L'achat de vélos de montagne novateurs
aura donc eu des retombées environnementales bénéfiques
à moyen terme.
L'achat de produits de luxe et de jouets n'est donc pas nécessairement
un mal, car il est plus que probable que la plupart d'entre eux permettront
de développer des savoir-faire qui seront réutilisés
dans d'autres domaines essentiels à notre survie. Et contrairement
à ce que certains prétendent, ils ne contribuent pas à
détruire la planète ou à la couvrir de déchets
– mais ceci fera l'objet d'autres chroniques.
1. Cyril Stanley Smith, A
Search for Structure, MIT Press, 1982. >>
2. Jane Jacobs, Cities and
the Wealth of Nations, Random House, 1984. >>
3. Jacques Benoit, «
Après le vélo, l'auto », La
Presse, 17 septembre 1994, C1.
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