Montréal, le 9 janvier 1999
Numéro 28
 
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LE MARCHÉ LIBRE
 
LES BONS CÔTÉS DE LA
SURCONSOMMATION
  
par Pierre Desrochers
  
  
          Le temps des fêtes nous a ramené encore une fois cette année son lot de gens bien intentionnés nous incitant à réfléchir aux méfaits de la surconsommation dans nos sociétés avancées. On nous enjoint donc de distinguer l'essentiel du superflu et de nous demander si nous avons vraiment besoin de jeux Nintendo et de planches à neige. N'est-il pas en effet abominable de ruiner la Nature avec tous ces produits de luxe et ces jouets? Pourquoi ne pas nous en tenir aux objets de première nécessité et oublier l'accessoire? La réponse est simple: parce que l'un ne va pas sans l'autre.  
 
 
          On croit généralement que les produits essentiels comme les vaccins, les fours à pain et les fibres synthétiques dont sont faits nos manteaux d'hiver n'ont à peu près rien à voir avec les objets de luxe et les jouets. Rien n'est plus faux. En fait, si l'histoire des techniques nous enseigne une chose, c'est que les objets frivoles sont absolument indispensables au progrès des technologies « sérieuses ».
 
Joindre le futile à l'indispensable 
  
          L'auteur ayant été le plus loin en ce sens est le métallurgiste devenu historien des techniques Cyril Stanley Smith qui a effectué une compilation remarquable de ce phénomène(1). Il remarque ainsi que la première trace de culture des végétaux que nous ayons est celle de fleurs dans certaines tombes de l'homme de Néandertal. La métallurgie a débuté par le martelage du cuivre pour fabriquer des colliers ou d'autres ornements, longtemps avant de servir à la fabrication d'objets utiles comme des couteaux et des armes en cuivre ou en bronze (la transition des ornements de cuivre aux lances et aux épées du quatrième millénaire avant Jésus-Christ aurait été similaire à celle des XVe et XVIe siècles alors que le savoir-faire développé pour produire des portes de bronze, des statues et des cloches servira de fondement à la fabrication des canons). L'alliage, la fonte et le moulage des métaux ont d'abord été utilisés en joaillerie et en sculpture. Les figurines d'argile ont précédé les pots dans la plupart des sites archéologiques du Moyen-Orient.  
  
          Les pigments, la porcelaine et bien d'autres produits céramiques, le verre et l'art de la soudure ont tous contribué initialement à façonner des produits de luxe ou des ornements. Il est de plus probable que les roues aient servi à l'origine à des fins frivoles puisque les plus anciennes que nous connaissions se retrouvent dans des jouets ou d'autres objets d'amusement, comme ce fut le cas des premières machines hydrauliques et de plusieurs autres mécanismes ingénieux. Les tours ont servi à fabriquer des tabatières un siècle avant de servir à l'industrie lourde. La fonte de moulage a été mise au point comme produit de remplacement bon marché du fer forgé pour la fabrication de portails ornés. L'industrie chimique doit sa naissance à la nécessité de trouver divers mordants, alcalins et produits de blanchiment pour les tissus fins et le verre. La couleur et la chimie seraient indissociables (la poudre de métal aurait été précédée par l'encre dorée, les indicateurs du chimiste et la découverte du pH viendraient directement de la palette à couleurs du peintre de miniatures, etc.). Les planches servant à la reproduction de gravures ont précédé les planches d'imprimerie.  
  
          Le béton armé a d'abord servi à faire des pots à fleurs géants. Le premier usage de la galvanoplastie était de donner un fini brillant aux statuettes en métal et à faire étinceler la table de ceux qui ne pouvaient s'offrir de l'argenterie. Les ancêtres des machines-outils seraient la perceuse rotative, le tour du potier, les moules du sculpteur, etc. Les fusées ont d'abord été des objets d'amusement avant de servir à des fins militaires, à l'exploration de l'espace et au lancement de satellites de communication. Smith spécule même qu'il semble illogique de croire que les humains auraient commencé à communiquer oralement sans avoir au préalable pris plaisir à chanter et à danser.  
  
          La théoricienne urbaine Jane Jacobs(2) poursuit sur cette lancée en nous rappelant que le premier chemin de fer au monde était une attraction et que les matières plastiques ont d'abord servi à fabriquer des jouets, de petits objets de cuisine ou des touches de piano. Les raquettes de tennis, les bâtons de golf et les cannes à pêche ont permis l'emploi innovateur d'agglomérés résistants et légers alliant des matières plastiques, des fibres de verre, du bore et du carbone bien avant que ces mêmes agglomérés ne soient utilisés en lieu et place du métal dans des canalisations ainsi que dans des pièces de fuselages d'avions ou de carrosseries d'automobiles. Les jeux informatiques ont précédé les ordinateurs personnels. Des années avant que la voix artificielle ne soit intégrée aux outils informatisés pour donner la température des équipements ou pour lancer des avertissements, on la retrouvait dans des jouets et des jeux. L'universalité du phénomène semble donc incontestable. 
  
Pour soi d'abord 
 
          Mais pourquoi donc les objets frivoles sont-ils presque toujours les précurseurs de techniques importantes? La réponse de Smith est assez particulière. Il croit en effet que la nécessité n'est pas la mère de l'invention, mais qu'elle implique plutôt que l'on se serve avec opportunisme d'inventions existantes sur lesquelles on improvisera des améliorations ou de nouveaux usages. Smith croit donc qu'il faut chercher ailleurs les véritables sources de l'invention, notamment dans des motifs comme la curiosité et en particulier la « curiosité esthétique ». En fait, ce que Smith veut dire est que les inventeurs sortent des sentiers battus bien plus pour leur propre plaisir que pour une récompense matérielle. Les premiers humains à découvrir l'usage des métaux l'ont fait dans le but de créer de la beauté, un peu comme le concepteur du béton armé l'a conçu pour faire de gigantesques pots de fleurs. Parce que l'on ne s'attend pas de ces activités qu'elles soient rentables, on ne leur impose pas de contraintes monétaires ou de critères d'utilité. Une fois que ces nouvelles techniques ont été mises au point, on leur trouve toutefois toujours des applications utiles.  
  
          On peut mentionner ici un autre exemple, celui d'une filiale d'Alcan, Duralcan Canada, qui tente de commercialiser un composé à matrice métallique dans les industries de l'automobile et de l'aviation après l'avoir expérimenté avec succès pour les vélos de montagne de Specialized Bicycle Components. Ce cas semble très typique car ce nouvel alliage d'aluminium et de particules de céramique a été mis au point par deux inventeurs californiens – et non dans un grand laboratoire de recherche – dont Alcan a racheté le brevet en 1986. Ce nouveau composé a d'abord été introduit dans une « activité frivole » avant de l'être dans des activités plus sérieuses, en raison notamment des délais respectifs entre la conception d'un produit et son utilisation commerciale dans ces industries – un ou deux ans pour les vélos, cinq à sept ans pour l'industrie automobile et dix ans pour l'aviation(3). Il est toutefois fort probable qu'éventuellement ce nouveau composé permettra de réduire le poids des avions, ce qui amènera par le fait même une réduction de leur consommation et une réduction de la pollution. L'achat de vélos de montagne novateurs aura donc eu des retombées environnementales bénéfiques à moyen terme. 
  
          L'achat de produits de luxe et de jouets n'est donc pas nécessairement un mal, car il est plus que probable que la plupart d'entre eux permettront de développer des savoir-faire qui seront réutilisés dans d'autres domaines essentiels à notre survie. Et contrairement à ce que certains prétendent, ils ne contribuent pas à détruire la planète ou à la couvrir de déchets – mais ceci fera l'objet d'autres chroniques. 


1. Cyril Stanley Smith, A Search for Structure, MIT Press, 1982. >> 
2. Jane Jacobs, Cities and the Wealth of Nations, Random House, 1984. >> 
3. Jacques Benoit, « Après le vélo, l'auto », La Presse, 17 septembre 1994, C1.  
  
 
  
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