Montréal,
le 23 janvier 1999 |
Numéro
29
|
(page 10) |
page précédente
Vos
réactions
|
OPINION
LE CONSENSUS
DE L'AN 2000
par Jean-Michel Pionetti*
Qui pourrait manquer le coche? L'enseigne fait florès. À
tout bout de champ, dans les journaux et sur les ondes, au cœur des vœux
– et les plus officiels ne sont pas en reste – l'arrivée de l'an
neuf est l'occasion de souligner que 1999 est la dernière année
avant un nouveau millénaire, de rappeler l'avènement maintenant
imminent du 21ème siècle. Et, sur cette échéance,
le consensus est très large… comme s'il était devenu urgent
de quitter un siècle qui a permis à l'humanité d'étaler
tout ce qu'elle avait d'inhumanité, comme si avec l'an 2000 on allait
enfin tourner la page et repartir à zéro. Tu parles d'un
consensus!… Un consensus de circonstance qui ampute allègrement
le bon sens pour satisfaire les appétits des croyances populaires. |
|
Mais, que faire quand les élus de tout bord, faisant chorus avec
le premier ministre Chrétien, trouvent dans cette enseigne aguichante
les ressorts d'une aubaine populiste, et se complaisent à en remettre…
que dire quand dans toutes les rédactions, des plus informées
aux plus racoleuses, on choisit de donner dans le mirage frappé
du triple zéro. Est-ce de l'ignorance ou de la mystification?
Opium du peuple
Cogito, ergo sum… À ce postulat cartésien manque la
seconde prémisse: …Sum, ergo credo. Parmi les vertus que
l'humain a eu le loisir de cultiver, il en est une, vertu notoire s'il
en est, qui a le don de le rassurer, de lui mettre du baume au cœur. Je
pense à ce trait fort répandu, quasi familier, d'être,
quelque part, toujours prêt à gober balivernes et autres mystères.
Cette vertu qui dit l'avidité du mythe, d'aucuns la nomment «
foi ». Au fait donc! Quel rapport peut-il y avoir entre l'arrivée
inéluctable de l'an 2000 et une atavique vertu? L'affaire ne sera
pas de débattre de la légitimité cardinale de l'an
2000. Nul individu, ou à peu près, pour peu qu'il ait passé
quelques années sur les bancs de l'école, n'ignore qu'il
s'agit d'un ordre établi pour faire droit à l'obédience
christiano-romaine.
Aussi, pour satisfaire aux us et coutumes en vigueur, je peux, comme beaucoup,
me satisfaire du label calendaire marqué du triple zéro
(seul chiffre d'origine arabe… et non latine comme les neuf autres!). Mais
quand il s'agit de raccourcir le siècle d'une année pour
le plaisir de se faire accroire qu'avec ce sceau plein de zéros
on change, non seulement de siècle, mais aussi de millénaire,
alors je me demande s'il ne s'agit pas là d'une nouvelle forme plus
subtile, voire d'un dérivé frelaté, du trop fumeux
« opium du peuple ».
On m'a dit, et j'aurais presque souscrit à la formule: «
si cela leur fait du bien, si cela ne fait de tort à personne,
il faudrait être un pisse-froid pour vouloir gâter la sauce
amalgame qui veut faire de l'an 2000 l'ouverture triomphante d'un nouveau
millénaire ».
OK. Mais pour ceux qui voudraient en avoir le cœur net, mettons les comptes
au clair, et pour ce faire rien de plus élémentaire que de
compter sur ses doigts. Comme tout un chacun, j'ai deux mains. Deux mains
pleines de doigts. Dix. Dix doigts qui, depuis tout temps, s'imposaient
comme le parangon du système décimal bien avant que celui-ci
soit devenu académique. Faire de l'an 2000, la première année
du prochain siècle, c'est un peu comme si tout le monde s'était
soudainement retrouvé amputé d'un doigt… le dixième
bien sûr, celui qui, après les neuf doigts qui scandent les
unités – 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 –, ferme le ban et assure le
compte avec deux chiffres: 10. L'an 2000, c'est le « dixième
doigt ». Le dixième doigt des années '90,
le dixième doigt du 20ème siècle (et, remarquez bien
– pour la même raison –, pas du 19ème, bien que l'on soit
dans les années 1900…), le dixième doigt du «
second » millénaire…
Car le premier siècle comprend les années numérotées
de 1 à 100, le deuxième siècle celles allant de 101
à 200, et ainsi de suite pour arriver au vingtième
siècle qui, en toute logique, n'a d'autre choix que d'englober les
années enregistrées sous les labels 1901 à
2000. (On notera bien sûr qu'il ne saurait y avoir d'année
0, zéro étant un concept plutôt récent introduit
pour décrire un espace vide.) Idem pour ce qui est des millénaires.
Le premier est constitué des mille ans allant de 1 à
1000, le second des années 1001 à 2000…
incluse. Quant au troisième millénaire, sa première
année aura pour enseigne, vous l'aurez deviné: 2001.
Triple zéro relatif
L'engouement que suscite cette perspective ne tient quand même pas
à la simple modification scripturale d'un label administratif
qui portera la marque du triple zéro. Il doit y avoir plus. Plus,
ou moins? Car, sans chercher trop longtemps, on trouve que l'an 2000 qui
s'approche est un jalon qui concerne la civilisation occidentale instruite
dans les doctrines christianisantes, soit une enveloppe d'environ neuf
cent millions d'individus (quoiqu'en terme de contribuables à jour
de cotisations, le dénombrement des âmes pourrait se révéler
un peu moins copieux). Des affiliés au genre homo, la planète
en comptera bientôt plus de six milliards!
Lorsque viendra le temps de la pénultième Saint-Sylvestre
du XXe siècle « après J.-C. »,
plus d'un milliard de Chinois seront dans les préparatifs de la
célébration de l'an 4698, une nouvelle année du Dragon,
l'Islam affichera l'an 1421 compté depuis la fuite du prophète
de La Mecque pour Yathrib (Médine), le calendrier bouddhiste indiquera
2543, l'ère de Kaliyuga en sera à l'an 5102, les enfants
d'Israël seront en l'an 5760 après la Création… Les
apprentis démocrates devront concéder que l'avènement
de l'an 2000 tiendra plus d'une fête de famille un tantinet nombriliste
que d'une célébration universelle… La simple exigence de
relativité démographique n'a jamais figuré au canon
des vertus démocrates!
(*) Jean-Michel Pionetti vit à Stoneham
et dirige la maison d'édition Autodafé. |
|