Montréal,
le 23 janvier 1999 |
Numéro
29
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LE MARCHÉ LIBRE
LE CAPITALISME RÉGÉNÉRATEUR
DE LA NATURE
par Pierre Desrochers
Le président Clinton annonçait il y a quelques jours un ambitieux
programme de rachat de terres publiques pour un montant excédant
un milliard de dollars. L'un des objectifs de cette politique est de «sauver
» une portion notable de ces territoires du développement
économique. Clinton se fait ainsi l'écho de son vice-président
Al Gore, pour qui la pire chose qui puisse arriver à une forêt
est de devenir une propriété privée que l'on exploite
pour faire des profits. |
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La réalité est toutefois plus complexe. En fait, Mère
Nature, par l'entremise de feux de forêt, d'inondations ou d'insectes
ravageurs, est souvent plus cruelle pour les arbres que les exploitants
privés. La forêt entourant le Mont St. Helens, dans l'État
de Washington, demeure l'un des cas les plus probants à cet égard.
La furie de Mère Nature
Comme la plupart des lecteurs du Québécois Libre s'en
souviendront, le Mont St. Helens, situé au coeur de la forêt
humide de la côte ouest américaine, fit éruption le
18 mai 1980. La déflagration défolia et déracina tous
les arbres entourant le volcan sur une surface de plus de 156 milles carrés.
La presque totalité de cette surface fut rapidement recouverte d'une
couche épaisse de cendres et toute vie animale y fut anéanti
presque instantanément.
La situation semblait en fait tellement catastrophique que bon nombre d'experts,
notamment des biologistes, crurent à l'époque que la forêt
locale prendrait des décennies, pour ne pas dire des siècles,
à s'en remettre. Ce qui rend toutefois l'éruption du Mont
St. Helens si intéressante, c'est que les territoires affectés
comprenaient à la fois des terres publiques, notamment la Gifford
Pinchot National Forest, et des forêts privées appartenant
à des compagnies forestières comme la Weyerhaeuser Company.
Or les décisions prises par les gestionnaires publics et privés
s'avérèrent on ne peut plus différentes.
Les fonctionnaires fédéraux créèrent ainsi
un National Volcanic Monument de plus de 110 000 acres
où l'on laissa la nature suivre son cours, sans aucune intervention
humaine. Les entrepreneurs privés décidèrent toutefois
de continuer à maximiser leurs profits. Les terres adjacentes au
Mont St. Helens fournissent donc une « expérimentation
contrôlée » presque parfaite: Mère
Nature contre l'entreprise privée.
Le capitalisme régénérateur
L'entreprise privée se mit au travail dès que l'activité
volcanique pris fin. Des milliers de travailleurs furent dépéchés
sur les lieux pour sauver ce qui pouvait l'être et pour tenter de
régénérer la forêt. On parvint ainsi en quelques
mois à récupérer plus de 85% de la matière
ligneuse décimée par l'éruption, ce qui correspond
à un volume de bois de charpente suffisant pour construire 85
000 bungalows dotés de trois chambres à coucher. Pendant
que les travailleurs forestiers s'activaient à sauver ce qui pouvaient
l'être, les agronomes et ingénieurs forestiers de l'entreprise
privée conduisaient diverses expériences avec de jeunes arbres
pour voir s'ils pourraient survivre dans un sol couvert de cendres volcaniques.
Ils réalisèrent rapidement que si les racines des jeunes
pousses étaient plantées dans le sol sous la poussière
volcanique, les arbres croîtraient sans problème. On planta
donc plus de 18 millions d'arbres entre 1980 et 1987 sur les terres dévastées,
allant des sapins Douglas et Noble en passant par les pins
Lodgepole et des Black Cottonwood. Près de vingt ans
après l'éruption du Mont St. Helens, la forêt privée
avoisinante ressemble à s'y méprendre à la forêt
ancestrale. La plupart des arbres y font plus de 10 mètres de hauteur,
le couvert végétal est revenu à la normale et les
animaux et insectes y ont fait un retour en force.
La forêt publique est une autre histoire. On note toutefois que le
couvert végétal s'est avéré beaucoup plus résistant
que prévu. Un an après l'éruption, diverses variétés
de fougères, de chardons, et de fleurs avaient déjà
recommencé à croître sur les lieux. Mais l'on observa
évidemment pas la reprise forestière rapide des terres privées.
La forêt: un jugement de valeur
Il est aujourd'hui à peu près impossible de distinguer la
forêt « artificielle » des forêts
« naturelles » avoisinantes mais suffisamment
éloignées du Mont St. Helens pour avoir été
épargnées par l'éruption, car on y retrouve à
peu près la même combinaison d'espèces sylvicoles et
animales.
Doit-on pour autant en conclure que la forêt naturelle est «
meilleure » ou « moralement supérieure
» à la forêt aménagée par l'entreprise
privée? Bien sûr que non. Dire que la forêt naturelle
est intrinsèquement meilleure n'est qu'un jugement de valeur sans
fondement, car Mère Nature est souvent bien plus dure pour ses ouailles
que l'entreprise privée.
[ Ce texte est largement basé
sur un chapitre de Environmental Overkill:
Whatever Happened to Common
Sense? de la regrettée Dixie Lee Ray
(HarperCollins Books, 1994),
un ouvrage remarquable par sa clarté, son coût
abordable et sa bibliographie
détaillée d'ouvrages
environnementaux sérieux. ]
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