Montréal, le 23
janvier 1999
M. Guy Asselin
Contrôleur des armes à feu
Sûreté du Québec
Montréal
Monsieur,
J'accuse réception de votre lettre du 10 décembre que, à
l'occasion de l'entrée en vigueur de la loi C-68, vous dites avoir
envoyée au domicile des Québécois qui sont ou ont
été titulaires d'une « Autorisation d'acquisition
d'armes à feu » (AAAF).
À combien de personnes avez-vous envoyé cette lettre? C'est,
semble-t-il, un secret d'État puisque votre bureau refuse de me
le dévoiler. On peut estimer à environ 40 000
le nombre de détenteurs actuels d'une AAAF qui sont fichés
dans votre base de données. D'autre part, on compte au Québec
quelque 450 000 chasseurs qui, sauf s'ils ont acquis leurs
armes de chasse avant 1978, ont, à un moment ou à un autre,
été fichés chez vous. Mais tel n'est pas l'objet de
ma lettre, qui est plutôt de vous féliciter.
En effet, je suis heureux de constater que vous avez à l'œil ceux
qui, depuis 1978, sont obligés d'obtenir une autorisation de la
police pour acquérir des armes à feu – et qui, depuis 1991,
ont dû subir un camp de rééducation pour conserver
cette permission (voir mon article «
Rééduquer les rééducateurs », La
Presse, 30 avril 1996). C'est aussi avec plaisir que j'ai
pris connaissance du feuillet de propagande du Centre canadien des armes
à feu que vous avez annexé à votre correspondance.
Cette feuille de propagande énumère les nouveaux permis que
devront se procurer les honnêtes gens qui étaient déjà
obligés de détenir une AAAF. En effet, il n'était
pas suffisant que les armes longues soient enregistrées par les
marchands depuis plus de 20 ans et que la Gendarmerie Royale du Canada
tienne un registre obligatoire des armes de poing depuis plus de 60 ans.
Tout le monde se réjouira de constater, sur le même feuillet
de propagande, que les détenteurs de permis d'arme à feu
– y compris ceux qui détiendront un simple permis d'arme de chasse
– devront désormais « aviser leur contrôleur
des armes à feu (CAF) de tout changement d'adresse dans les 30 jours
du changement ». Voilà un bon moyen d'habituer
un grand nombre de citoyens à prévenir la police quand ils
déménagent – et, sans doute, de s'assurer que ceux qui s'établissent
provisoirement à l'étranger perdent leur droit de posséder
des armes.
Quant à ceux qui, malgré les difficultés bureaucratiques,
les humiliations et les risques de harcèlement policier, persisteront
à posséder des armes pacifiquement et légalement,
vous disposerez de tous les pouvoirs et informations nécessaires
pour les leur confisquer le jour où vos lois franchiront cette étape
attendue. Les lois canadiennes dans ce domaine suivent les lois britanniques
avec un retard qui a récemment été réduit de
50 ans à environ 10 ans. Colin Greenwood, paisible gentleman britannique,
ancien chef régional de police et auteur du fameux ouvrage Firearms
Control (Londres, Routledge and Kegan Paul, 1972), m'a raconté
comment, à 66 ans, il a vu la police saisir chez lui
sa collection d'armes de poing après la prohibition de 1997 dans
ce pays.
Maintenant que, grâce aux nombreux contrôles des armes à
feu imposés au cours des 25 dernières années, les
criminels seront aussi désarmés, soumis et vulnérables
que les honnêtes gens et que plus personne n'aura besoin de se défendre,
je suis certain que l'on pourra désarmer la police (ainsi que l'armée
à laquelle appartenait le Caporal Lortie).
Permettez-moi quand même de vous faire part de deux inquiétudes.
Premièrement, j'espère que les individus qui s'adresseront
à « leur contrôleur des armes à
feu », comme dit le feuillet de propagande fédéral,
devront l'appeler « Mon Contrôleur »,
en claquant les talons.
Deuxièmement, le feuillet de vos collègues fédéraux
dit: « L'enregistrement demeure valide tant et aussi
longtemps que vous possédez l'arme à feu, à moins
que vous la modifiée [sic] afin d'en changer la classe. »
Ne craignez-vous pas que vos ennemis, les partisans du droit des simples
citoyens de posséder et de porter des armes, n'en déduisent
que vos lois sont adoptées, voire appliquées, par de dangereux
ignorants?
Peut-être, vous rappelant les traditions canadiennes (et la modération
dont a parfois fait preuve la Sûreté du Québec dans
l'application de ce genre de « loi »), vous sentez-vous
un peu mal à l'aise d'avoir signé cette lettre? Je voudrais
vous rassurer. Il n'est jamais trop tard pour remettre vos assujettis à
leur place et leur montrer qui est le maître. À la limite,
vous pourriez, lors de vos prochaines opérations de propagande,
citer la loi virginienne de 1785: « No slaves shall
keep any arms whatever, nor pass, unless with written orders from his master
or employer, or in his company, with arms from one place to another.
» (A Bill Concerning Slaves, reproduit dans Alfred
Fried [sous la direction de], The Essential Jefferson, Collier,
1963, p. 140.)
Tout en vous réitérant la grande satisfaction que j'ai éprouvée
en recevant chez moi une lettre de la police et en constatant combien vous
avez à cœur de protéger ma liberté (jusque dans ma
chambre à coucher), je vous prie, Monsieur le Contrôleur,
de croire à mes sentiments distingués.
Pierre Lemieux
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