Montréal, le 6 février 1999
Numéro 30
 
(page 2) 
 
 
page précédente 
            Vos réactions           
 
 
 
 
 
 
 
 
 
     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.   
   
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.   
      
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.      
  
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.     
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
ÉDITORIAL
 
UNE MONNAIE NORD-AMÉRICAINE?
  
par Martin Masse
 
  
          Le ministre québécois des Finances Bernard Landry suggérait il y a quelques jours, dans une entrevue au National Post, qu'une union monétaire nord-américaine constituerait une suite logique à l'accord de libre-échange continental en vigueur depuis quelques années. L'idée n'est pas farfelue, le président de l'Association des banquiers mexicains l'a aussi appuyée la semaine dernière. Et à voir la vigueur avec laquelle Jean Chrétien, son ministre des Finances Paul Martin et le gouverneur de la Banque du Canada, Gordon Thiessen, ont tous rejeté l'idée, on soupçonne qu'ils veulent éviter un débat qui permettrait de mettre en lumière les côtés positifs d'un tel projet.   
   
          Cette idée n'est pas non plus nouvelle, et fait partie du débat sur la question nationale depuis quelques années au Québec. Le projet de souveraineté-association du Parti québécois prévoyait garder le dollar canadien après une séparation du Québec. Mais dès 1988, le nouveau chef péquiste Jacques Parizeau (qui avait, lui, longtemps préféré la création d'un dollar québécois) se disait ouvert à une autre hypothèse, la recherche d'une union monétaire avec le Canada et les États-Unis. À la suite de la signature du premier accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis, M. Parizeau réitérait ses convictions continentalistes pendant la campagne électorale de 1989, puis de nouveau en 1991.   
   
          Le sujet est resté mort pendant quelques années, bien peu de gens s'intéressant à une question aussi théorique. Votre serviteur est l'un de ceux-là: j'y ai consacré un chapitre dans un essai sur la question nationale publié en 1994. Coïncidence, trois mois plus tard, Lucien Bouchard (alors chef du Bloc) et Bernard Landry se prononçaient eux aussi en faveur de l'adoption de la monnaie américaine par un Québec indépendant. Pendant la campagne provinciale de 1994 qui a vu le retour des péquistes au pouvoir, le candidat et futur ministre Richard Le Hir se faisait par ailleurs rabrouer par son chef – devenu semble-t-il moins ouvert à l'idée – en suggérant la même chose. Dans une chronique au Devoir, j'écrivais alors que « cette idée d'une monnaie continentale présente de nombreux avantages et sera certainement remise à l'ordre du jour si les Européens vont de l'avant avec leur propre projet d'union monétaire » (voir JACQUES PARIZEAU ET LES BILLETS VERTS). De fait, cinq ans plus tard, nous y sommes et le débat reprend.
 
 
Symboles yankees 
  
          Le sujet est complexe et il est impossible d'en débattre adéquatement dans un petit article. Disons qu'en gros, les avantages d'une union monétaire sont de réduire les coûts de transaction, de faciliter en conséquence les échanges commerciaux, de réduire les risques inhérents aux fluctuations du taux de change, et d'encourager les ajustements locaux par une variation des prix plutôt que par une manipulation de la valeur de la monnaie. Ce sont toutefois surtout les supposés désavantages qui ont monopolisé l'attention des commentateurs ces derniers jours.  
   
          Le chroniqueur économique de La Presse, Claude Picher, a par exemple écrit que l'aspect « émotif », lié à l'identité canadienne, allait constituer un frein à l'adoption de la monnaie américaine, puisque les Canadiens n'aimeraient sûrement pas voir des billets verts avec des symboles yankees remplacer leurs billets familiers. Cette objection ne tient pas, quand on sait que la monnaie qui circule au Luxembourg présente des symboles distincts malgré l'union monétaire de ce pays avec la Belgique, et que même l'Écosse a des billets distincts de l'Angleterre, alors que la livre a la même valeur dans toute la Grande-Bretagne. Il suffit d'un simple arrangement pour garantir la même valeur à une monnaie régionale d'apparence un peu différente.  
   
          Un autre supposé argument décisif contre un tel projet, repris par MM. Thiessen et Martin de même que par l'éditorialiste Alain Dubuc de La Presse, est que les « structures économiques » canadienne et américaine sont trop différentes pour qu'une monnaie commune puisse bénéficier également aux deux pays. Le Canada, qui dépend plus des matières premières que les États-Unis, est aussi sujet à des chocs financiers différents et devrait garder le contrôle de sa politique monétaire pour y faire face. Mais cette objection ne tient tout simplement pas debout.  
   
          Tout d'abord, il faut vraiment être aveuglé par le patriotisme pour imaginer que l'économie canadienne est distincte de celle de nos voisins du sud. Pas moins que 85% de nos exportations prennent le chemin des États-Unis. Si les multinationales américaines considèrent le Canada, dans leurs plans de marketing, comme une simple sous-région du marché américain, c'est justement parce que cela correspond à la réalité.   
   
          Ensuite, comparer deux collectivités gigantesques d'un point de vue « macro » comme s'il s'agissait de deux entités homogènes est l'une des erreurs logiques les plus fréquentes en sciences humaines. Qu'est-ce qu'il y a donc de commun, aurait-on envie de leur demander, entre la structure économique de Terre-Neuve et celle du sud de l'Ontario? Ou entre celle de la Californie et celle du Dakota du Nord? Et pourtant, ces régions font respectivement partie des mêmes unions monétaires et ne semblent pas tant en souffrir.   
   
          On pourrait bien sûr être plus intellectuellement cohérent que ces messieurs et pousser cette logique jusqu'au bout. L'économiste torontoise Jane Jacobs l'a fait en se penchant sur le cas du Québec il y a vingt ans (Canadian Cities and Sovereignty-Association, CBC, 1980). Selon elle, un Québec indépendant devrait avoir sa propre monnaie et même, dans une logique similaire, les régions québécoises auraient intérêt à avoir la leur. La structure économique de l'Abitibi-Témiscamingue n'a en effet rien à voir avec celle de Montréal. Si on extrapolait à l'ensemble de l'Amérique du Nord, on pourrait obtenir au moins une centaine de monnaies, chacune correspondant à une région économique plus ou moins homogène. Si l'on veut être cohérent, c'est cette alternative extrême qu'il faudrait considérer, pas la survie du dollar canadien.   
   
Un contrôle illusoire 
  
          Enfin, un dernier argument qui revient constamment est celui de la « perte de souveraineté » du Canada, qui n'aurait plus accès à des leviers monétaires dans l'intérêt de l'économie canadienne. Avec un dollar canadien à 0.67 US$, alors qu'il était au pair au début des années soixante-dix, on voit où cette manipulation nous a mené! L'interventionnisme monétaire est un autre de ces pouvoirs étatiques qui donnent l'illusion du contrôle immédiat « dans l'intérêt de la collectivité », mais dont les résultats à long terme s'avèrent plus souvent qu'autrement néfastes. Depuis trente ans, on a ainsi systématiquement laissé le dollar canadien perdre de la valeur pour absorber divers « chocs », comme la baisse des prix des matières premières, mais au prix d'un appauvrissement pour l'ensemble de la population. Plusieurs l'oublient, lorsque la valeur de la monnaie baisse, les exportations se vendent peut-être plus facilement, mais le coût des importations augmente.   
   
          Mais laisser le dollar se déprécier est aussi la solution la plus facile pour cacher la productivité déclinante de pans entiers de l'industrie. Au lieu d'investir et de prendre des décisions difficiles pour devenir plus productifs, les exportateurs quémandent une baisse des taux d'intérêt et donc de la valeur du dollar. Leur compétitivité à l'étranger est ainsi artificiellement accrue, mais au détriment du niveau de vie de la population entière. L'effet net est exactement le même que celui d'une énorme subvention. C'est à cela, concrètement, qu'on réfère quand on parle de la « souveraineté monétaire » du Canada, la possibilité de se faire distancier encore plus par les Américains au chapitre de la productivité, de l'emploi, des investissements et du niveau de vie.  
   
          Une union monétaire avec les États-Unis serait certainement préférable au maintien du dollar américain, puisqu'elle créerait des conditions similaires sur tout le continent et forcerait une vérité des prix qui profiterait à tous. Mais laisser la Federal Reserve manipuler seule les leviers monétaires n'est pas non plus la solution ultime idéale d'un point de vue libertarien. Il est absurde de se fier sur la sagesse d'un seul homme, Alan Greenspan, entouré de quelques collaborateurs, pour prendre les meilleures décisions sur une question aussi cruciale. Les baisses successives de taux d'intérêt ces derniers mois, alors qu'il existe de fortes chances qu'une bulle financière soit sur le point d'éclater, en sont un exemple frappant.   
   
          La théorie libertarienne offre des alternatives à cette façon de gérer la monnaie, qui s'inspirent de ce qui existait avant la création des banques centrales au début du 20e siècle. Le retour à l'étalon-or, ou une « dénationalisation » de la monnaie – c'est-à-dire une compétition sur un même territoire entre des titres émis par diverses institutions bancaires privées – sont de possibles solutions, vers lesquelles on se tournera peut-être si un krach financier vient remettre en question la toute-puissance de la Fed. Il s'agit d'un autre débat important auquel il faudra revenir, mais je ne ferai pas de prédiction cette fois. Ce n'est probablement pas dans un avenir rapproché que nos dirigeants politiques et nos commentateurs se pencheront sur un sujet aussi pertinent.  
   
   
  
Articles précédents de Martin Masse
  
  
 
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
 
  
Le Québec libre des 
nationalo-étatistes 
 
          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »  

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 
sommaire
PRÉSENT NUMÉRO
page suivante