Montréal, le 6 mars 1999
Numéro 32
 
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LIBRE EXPRESSION
  
BROUILLAGE
PUBLICITAIRE
 
 par Gilles Guénette
   
   
           Dans une pièce sombre et mal définie, un jeune homme est assis de façon nonchalante devant son téléviseur. Le crâne rasé, le regard éteint, il observe sans bouger les images défiler. Par l'entremise de la caméra, nous nous glissons lentement derrière lui. L'ambiance sonore se fait plus oppressante... voire menaçante. Une voix hors-champs s'adresse à nous: « Your living room is the factory... ». La caméra est maintenant derrière le téléspectateur, nous nous immobilisons. « The product being manufactured... is you. » À la base du crâne de l'homme est tatoué un bar code. Les mots: « THE PRODUCT IS YOU » apparaissent sur notre écran.  
  
          Ce message télévisé est réalisé par la Media Foundation de Vancouver et vise à nous faire prendre conscience des méfaits de la publicité et de la société de consommation sur nous. Parce que sans s'en rende compte, nous aurions régressé du statut de « citoyen » à celui de « consommateur » dans le grand jeu de la vie! Avec leur matraquage publicitaire répété, les méchantes entreprises nous auraient tous réduit au rang de simples – et un peu bebêtes – clients. Une position sociale à rejeter... bien entendu.
 
La résistance s'organise coast-to-coast 

          C'est ainsi que Le Devoir et l'émission Les règles du jeu de Télé-Québec, nous offraient dernièrement une série de quatre articles(1) et un reportage télévisé(2) sur l'envahissement de la publicité dans nos vies et le mouvement de « résistance » qui s'organise présumément pour contrer ce phénomène (l'émission Controverse du câble 9 de Vidéotron y a aussi consacré un débat d'une heure). Les deux principaux acteurs de ce mouvement sont, au Québec, Claude Cossette, fondateur de l'agence de publicité Cossette Communications et maintenant professeur au département des communications de l'Université Laval, et, à Vancouver, Kalle Lasn, fondateur et directeur de la revue Adbusters (une excroissance de la Media Foundation). 
  
          À la base du malaise: un sentiment grandissant d'impuissance – personnel et « collectif » – devant l'intrusion de la publicité, de la culture de l'entreprise et du american dream dans nos vies. La solution pour s'assurer que nos droits de citoyens soient respectés et surtout, pour que les multinationales comprennent une fois pour toute que nous ne voulons pas de leur mode de vie: la résistance civile. Mais comment faire face à toute cette surconsommation, cette mondialisation, cette déréglementation, ce désengagement de l'État... bref, à toutes ces plaies de la vie moderne? 
  
          Après avoir consacré une bonne partie de sa vie à la publicité, Claude Cossette s'est réveillé (dans tous les sens du mot) un bon matin avec un ras-le-bol. « Si c'est ça la vie... » qu'il s'est dit « non merci! » Pas question de jouer le jeu du zombie travaillant 40 heures/semaine pour se payer le dernier système de son haut-de-gamme... le dernier lave-vaisselle auto-nettoyant... le dernier-né des bidules de téléphonie sans fil. Pas question d'exister que pour servir d'engrais à une bande d'entrepreneurs sans scrupule qui ne recherchent que leur bien. 
  
          Bien sûr, M. Cossette a une longueur d'avance sur nous tous... simples citoyens. Son titre de professeur lui confère une vision éclairée de la vie et de « l'influence démesurée de l'économie dominante ». Son passé meublé d'interminables études et de profonds questionnements le place à un niveau beaucoup plus élevé dans les sphères de la haute-voltige intellectuelle. M. Cossette est au fait de la superficialité du monde et il se sert de cette chance qu'il a pour nous instruire sur le véritable sens de la vie.  
  
          Ce que les gens de la trempe de M. Cossette pensent, mais n'admettent pas souvent, c'est que les gens ont besoin d'être sauvés contre eux-mêmes. Ils n'ont pas développé ce sens critique qui ferait d'eux de meilleurs citoyens, qui les aidera à mieux faire face à toute cette McDonalisation. Et si les individus sont trop imbéciles pour se rendre compte qu'ils vont tout droit vers leur perte, c'est le rôle des plus éclairés de la société d'intervenir afin de s'assurer que les choses entrent dans l'ordre. Pessimistes devant l'éternel, ces bien-pensants n'admettent pas que le citoyen puisse à la fois consommer et se questionner. 
  
Ma pub est plus forte que la tienne 
  
          Entre en jeu le culture jamming, ou le brouillage culturel. C'est une critique de la société de consommation qui consiste à s'approprier un message publicitaire et à en détourner le but premier qui est d'inciter à l'achat de produits – tout en égratignant le plus grand nombre de multinationales américaines au passage. Les adeptes du brouillage peuvent apprendre tous les rudiments de l'art dans la revue canadienne (et ultra-pessimiste) Adbusters. Cette dernière a vu le jour à Vancouver il y a une dizaine d'années et est tirée à près de 50 000 exemplaires – dont la moitié sont vendus aux États-Unis. 
  
          Donc, depuis une dizaine d'années, M. Lasn provoque les « géants du capitalisme » en répondant à leurs pubs par des antipubs. C'est ainsi que pour attaquer Calvin Klein et sa fragrance Obsession, Adbusters fait appel au même genre d'iconographie utilisée par le manufacturier – un homme musclé vêtu d'un simple sous-vêtement –, à la seule différence que celui-ci est Obsédé par son sexe (il jette constamment des coups d'oeil furtifs à l'intérieur de son caleçon). Pour attaquer les problèmes associés à la consommation excessive d'alcool et Absolut Vodka – compagnie réputée pour n'utiliser que la forme de sa bouteille comme élément central dans ses pubs –, Adbusters utilise le même concept, mais représente la bouteille à l'aide du dessin d'une corde au cou et y superpose le slogan: Absolut Hangover (le lendemain de veille absolu). 
  
          En déconstruisant les pubs des multinationales, les adeptes du brouillage culturel souhaitent provoquer la réflexion chez le citoyen – exercice louable, s'il en est un. Le problème avec une telle approche, c'est la prémisse de départ: on prend pour acquis que le citoyen est, soit trop imbécile, soit trop occupé, pour se rendre compte qu'il se fait constamment berner par les publicitaires. Dans la tête de l'activiste-brouilleur, l'entrepreneur n'est qu'un manipulateur et le citoyen, une éternelle victime.  
  
L'adbuster en chef 
  
          Installé devant son ordinateur, le directeur de Adbusters donne l'impression d'être pressé par le temps. Derrière lui, une série d'affiches faisant la promotion du magazine sont alignées (articles promotionnels qui empruntent une esthétique très fifties – un look très à la mode présentement dans le milieu de l'édition). Posée près de son ordinateur, une tasse en plastique réutilisable arborant le logo de la chaîne de cafés Starbucks: le summum du « bon goût » dans les milieux branchés de Vancouver. 
  
          « I get very angry when I think about the pollution in the mental environment. I don't like the idea that somebody is creating my culture for me. I grew up in an age where the people created the culture... from the bottom up. And now, we are living in an age where some other people – mostly large corporations – are giving me my culture... top down. I'm being spoon-fed my culture. » 
  
          Quand Kalle Lasn parle de pollution, il parle autant d'une pollution cérébrale – la publicité qu'on « absorbe » par voie rétinienne (et qui nous va directement au cerveau) – que d'une pollution physique et tangible – la publicité qui envahi nos espaces urbains (la multiplication des panneaux réclames et enseignes de tous genres dans nos villes...) et nos espaces privés (la publicité qui entre par voies hertziennes, radiophoniques, téléphoniques, journalistiques... dans nos demeures). Et ce qu'il propose pour remédier à la situation, c'est d'inonder le marché avec encore plus de pubs! Mais entendons-nous, pas de vulgaires pubs, mais des antipubs! 
  
          « Our purpose is to jam consumer culture back onto a sustainable path. What we want to do is to create our own meaning factory. Our own image factory. Our own cool machine if you like... and start putting out all kinds of TV messages, and print messages, and billboard messages, and... And to start taking back our mental environment and to pull down the corporate image factory. To jam the corporate image factory, to... to throw a monkey into the corporate image factory until it comes to a stop. And then – after it comes to a stop – then we build a new culture. A new non-commercial kind of a culture. » 
  
          Quoi de mieux pour dénoncer un médium que d'utiliser ce même médium. C'est tellement... original. On n'a qu'à penser à toutes ces interminables discussions sur la médiocrité de la télévision... diffusées à la télévision. À tous ces longs articles de fond sur l'arrivée d'internet et ses effets dévastateurs sur l'industrie des journaux... publiés dans des journaux. À toutes ces profondes analyses sur le cul-de-sac dans lequel s'est retrouvée l'industrie radiophonique... diffusées à la radio.  
  
          En inondant le paysage urbain d'antimessages télé et d'antipancartes de toutes sortes, ne contribue-t-on pas à augmenter la pollution visuelle? Peut-être, mais ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Dans un monde parfait (un monde signé Adbusters & cie), il n'y a plus d'affiches publicitaires sur les murs de nos universités, de nos édifices et de nos magasins. Les pages des journaux sont vierges de tout message publicitaire. Les radios ne diffusent que de la musique et la télé, des discussions éclairées sur des sujets d'intérêt. Tout le monde a le même modèle de voiture, est vêtu de la même façon, habite le même genre de logement, a droit de consommer le même nombre de pommes de terre... 
  
Vandales de la Terre, unissons-nous 
  
          Mais dans le concret, la pratique du brouillage culturel est-elle suffisamment efficace pour qu'on se réapproprie cerveaux et espaces vitaux? Peut-être pas! C'est ainsi que le reportage des Règles du jeu prend fin avec un appel à peine voilé à la désobéissance civile et au vandalisme. À preuve, voici les dernières interventions, dans l'ordre, du directeur de Adbusters, du professeur de l'Université Laval et de deux activistes, dont un impliqué dans la récente opération de résistance à l'Accord multilatéral sur l'investissement (opération SalAMI): 

    KALLE LASN: « I believe in civil disobedience. Every now and again... I also go into civil disobedience. Right now, we have a situation in Canada where one man, Conrad Black, has control over more than half of all the daily newspapers in Canada. And... I... I very often go to a Conrad Black newspaper box and I... look around... and I jam that box. (How do you do that?) I do that by squeezing some glue into his coin box. And if I get caught doing that, I'm ready to go to jail for that. »  
      
    CLAUDE COSSETTE: « Oui, c'est du vandalisme exactement. Mais j'ai l'impression que du point de vue éthique, on peut comprendre que certains individus se sentent justifiés d'intervenir comme ça et de cette façon là... pour le bien d'autrui, sur les messages d'autrui et sur les objets d'autrui. »  
      
    MARIE-ÈVE LAMY: « Quand je vois une publicité de Desjardins dans un quartier pauvre de Montréal qui dit “Aidez-moi, j'ai trop d'argent”, ça je pense que c'en est du vandalisme. » 
      
    PHILIPPE DUHAMEL: « Le brouillage culturel, c'est un acte de réappropriation et je pense que c'est de l'antivandalisme. » 
      
    CLAUDE COSSETTE: « Et donc, l'intervention des gens avec cette technique du brouillage culturel, je pense, peut leur donner accès à la place publique et donc faire valoir leur point de vue... ce point de vue enrichissant la société du point de vue des gens de la contre-culture ou des plus jeunes tout simplement. » 
      
    PHILIPPE DUHAMEL: « Quel avenir pour le brouillage culturel? L'avenir va le dire. Vraiment. ça peut être effectivement une passade, un trip, que plusieurs font. Peut-être que ça va faire des gens qui vont être encore plus efficaces au niveau de l'appareil publicitaire. Il y a peut-être des gens qui se font simplement la main avant d'intégrer leur place dans le système. Il faut pas oublier que le capitalisme a une énorme capacité de récupération de toutes les modes... de tous les mouvements sociaux pratiquement. Il faut faire très attention. Le brouillage culturel, je pense, et les gens qui le pratiquent ont un avenir dans la mesure où ils vont se lier avec des mouvements sociaux. »  
          Du vandalisme pour le bien d'autrui... hmm. Et en plus de le légitimer comme moyen d'expression, les brouilleurs nous assurent qu'il est justifié de détruire le bien d'autrui pour se protéger (étant donné l'urgence de la situation... bien entendu). C'est pour le plus grand bien du citoyen, qu'ils disent. Sauf qu'une fois qu'on ouvre la porte à ce genre de manifestations « inoffensives », qui dit que ça ne dégénérera pas? Si la fin justifie les moyens, qui dit qu'on ne se réveillera pas un bon matin avec des actes qui s'apparentent beaucoup plus au terrorisme qu'à la simple manifestation « pacifiste »? Toujours, au nom de la cause de l'heure... bien entendu. 
  
Finale No 5 
  
          La démarche des brouilleurs est essentiellement fondée le mépris. Car lorsqu'ils s'élèvent contre les effets pervers de la publicité et de la société de consommation en notre nom, c'est qu'à leurs yeux, nous sommes incapables de faire la part des choses. Et c'est parce que nous sommes incapables de faire la part des choses qu'ils doivent intervenir. Ce qu'ils semblent oublier dans leur élan de compassion, c'est qu'eux aussi nous font de la pub. À défaut de nous vendre de la lessive, c'est leur vision – plus blanche que blanc! – d'un monde meilleur qu'ils nous vendent. 
  
          Le citoyen peut très bien faire la part des choses. Il demeure la personne la mieux placée pour savoir quand il en a assez. La mieux placée pour faire les choix qui s'imposent quand le besoin s'en fait sentir. Si à force de trop bouffer, il atteint un point de saturation... et ne s'arrête pas, c'est son problème. Il n'a pas besoin d'une tierce personne pour venir lui dire quoi faire quand la peau de son ventre menace de céder – ou, dans le cas de la pub, quand il a la tête trop pleine. Si la race humaine à réussi à survivre jusqu'à aujourd'hui sans qu'on n'ait eu à attribuer à chacun un fonctionnaire attentionné pour le surveiller, le citoyen peu très bien s'arranger tout seul merci.  
  
          D'ailleurs, plusieurs mesures sont déjà en place pour quiconque veut éviter d'entrer en contact avec un trop grand nombre de pubs. Lorsqu'on s'abonne à un service ou à un magazine, on peut spécifier ne pas vouloir que son nom se retrouve sur toutes les listes postales du pays; si on estime recevoir trop de sollicitation téléphonique, on peut faire retirer son nom des listes d'appels; même chose pour les circulaires, on peut apposer un pictogramme les interdisant sur sa boîte aux lettres; on peut restreindre son nombre d'heures passées devant le téléviseur; écouter des cassettes au lieu de la radio; s'impliquer auprès de son député ou de son conseiller municipal pour éviter que la pub ne se retrouve dans les endroits dits publics du quartier (les rues, le parc, la bibliothèque, l'école, l'hôpital...);etc. 
  
          L'individu libre fait constamment des choix. Et la gamme des choix offerts serait justement beaucoup plus large si certaines des institutions visées (écoles, hôpitaux...) étaient privées au lieu d'être gérées de façon centralisée par une bande de bureaucrates. Vous n'aimez pas la pub qui vient avec les services qu'offre un certain centre hospitalier? Allez chez son concurrent. Lui vous épargne les méfaits psychologiques d'une telle exposition publicitaire... mais vous facture un peu plus. À vous de décider. 
  
          MESSAGE D'INTÉRÊT PUBLIC: Vous éprouvez de la difficulté à composer avec la modernité, l'omniprésence de la publicité et l'envahissement de la société de consommation? Au lieu de vous agiter et de crier à qui veut bien l'entendre que la vie va trop vite et qu'elle est en train de déraper, ouvrez un bon livre, passez plus de temps en bonne compagnie, je ne sais pas moi... offrez vous une balade à la campagne, éteignez votre téléviseur, lisez le QL (nous ne sommes pas commandités)... Décrochez! De toute façon, la publicité est là pour rester. 
  
  
1. Brian Myles, « L'opium du peuple », « Au royaume des antipublicitaires », 
    « De la contre-culture fabriquée au Québec », « Le brouillage culturel: l'art de la subversion », 
    Le Devoir, 16, 17 et 18 février 1999  >> 
2. Daniel Michaud, Brouillage culturel, Télé-Québec, mercredi 17 février 1999  >> 
  
  
 
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