La résistance s'organise coast-to-coast
C'est ainsi que Le Devoir et l'émission Les règles
du jeu de Télé-Québec, nous offraient dernièrement
une série de quatre articles(1)
et un reportage télévisé(2)
sur l'envahissement de la publicité dans nos vies et le mouvement
de « résistance » qui s'organise présumément
pour contrer ce phénomène (l'émission Controverse
du câble 9 de Vidéotron y a aussi consacré un débat
d'une heure). Les deux principaux acteurs de ce mouvement sont, au Québec,
Claude Cossette, fondateur de l'agence de publicité Cossette Communications
et maintenant professeur au département des communications de l'Université
Laval, et, à Vancouver, Kalle Lasn, fondateur et directeur de la
revue Adbusters (une excroissance de la Media Foundation).
À la base du malaise: un sentiment grandissant d'impuissance – personnel
et « collectif » – devant l'intrusion de la publicité,
de la culture de l'entreprise et du american dream dans nos vies.
La solution pour s'assurer que nos droits de citoyens soient respectés
et surtout, pour que les multinationales comprennent une fois pour toute
que nous ne voulons pas de leur mode de vie: la résistance civile.
Mais comment faire face à toute cette surconsommation, cette mondialisation,
cette déréglementation, ce désengagement de l'État...
bref, à toutes ces plaies de la vie moderne?
Après avoir consacré une bonne partie de sa vie à
la publicité, Claude Cossette s'est réveillé (dans
tous les sens du mot) un bon matin avec un ras-le-bol. « Si
c'est ça la vie... » qu'il s'est dit «
non merci! » Pas question de jouer le jeu du
zombie travaillant 40 heures/semaine pour se payer le dernier système
de son haut-de-gamme... le dernier lave-vaisselle auto-nettoyant... le
dernier-né des bidules de téléphonie sans fil. Pas
question d'exister que pour servir d'engrais à une bande d'entrepreneurs
sans scrupule qui ne recherchent que leur bien.
Bien sûr, M. Cossette a une longueur d'avance sur nous tous... simples
citoyens. Son titre de professeur lui confère une vision éclairée
de la vie et de « l'influence démesurée
de l'économie dominante ». Son passé meublé
d'interminables études et de profonds questionnements le place à
un niveau beaucoup plus élevé dans les sphères de
la haute-voltige intellectuelle. M. Cossette est au fait de la superficialité
du monde et il se sert de cette chance qu'il a pour nous instruire sur
le véritable sens de la vie.
Ce que les gens de la trempe de M. Cossette pensent, mais n'admettent pas
souvent, c'est que les gens ont besoin d'être sauvés contre
eux-mêmes. Ils n'ont pas développé ce sens critique
qui ferait d'eux de meilleurs citoyens, qui les aidera à mieux faire
face à toute cette McDonalisation. Et si les individus sont trop
imbéciles pour se rendre compte qu'ils vont tout droit vers leur
perte, c'est le rôle des plus éclairés de la société
d'intervenir afin de s'assurer que les choses entrent dans l'ordre. Pessimistes
devant l'éternel, ces bien-pensants n'admettent pas que le citoyen
puisse à la fois consommer et se questionner.
Ma pub est plus forte que la tienne
Entre en jeu le culture jamming, ou le brouillage culturel. C'est
une critique de la société de consommation qui consiste à
s'approprier un message publicitaire et à en détourner le
but premier qui est d'inciter à l'achat de produits – tout en égratignant
le plus grand nombre de multinationales américaines au passage.
Les adeptes du brouillage peuvent apprendre tous les rudiments de l'art
dans la revue canadienne (et ultra-pessimiste) Adbusters. Cette
dernière a vu le jour à Vancouver il y a une dizaine d'années
et est tirée à près de 50 000 exemplaires
– dont la moitié sont vendus aux États-Unis.
Donc, depuis une dizaine d'années, M. Lasn provoque les «
géants du capitalisme » en répondant
à leurs pubs par des antipubs. C'est ainsi que pour attaquer Calvin
Klein et sa fragrance Obsession, Adbusters fait appel au même
genre d'iconographie utilisée par le manufacturier – un homme musclé
vêtu d'un simple sous-vêtement –, à la seule différence
que celui-ci est Obsédé par son sexe (il jette constamment
des coups d'oeil furtifs à l'intérieur de son caleçon).
Pour attaquer les problèmes associés à la consommation
excessive d'alcool et Absolut Vodka – compagnie réputée pour
n'utiliser que la forme de sa bouteille comme élément central
dans ses pubs –, Adbusters utilise le même concept, mais représente
la bouteille à l'aide du dessin d'une corde au cou et y superpose
le slogan: Absolut Hangover (le lendemain de veille absolu).
En déconstruisant les pubs des multinationales, les adeptes du brouillage
culturel souhaitent provoquer la réflexion chez le citoyen – exercice
louable, s'il en est un. Le problème avec une telle approche, c'est
la prémisse de départ: on prend pour acquis que le citoyen
est, soit trop imbécile, soit trop occupé, pour se rendre
compte qu'il se fait constamment berner par les publicitaires. Dans la
tête de l'activiste-brouilleur, l'entrepreneur n'est qu'un manipulateur
et le citoyen, une éternelle victime.
L'adbuster en chef
Installé devant son ordinateur, le directeur de Adbusters donne
l'impression d'être pressé par le temps. Derrière lui,
une série d'affiches faisant la promotion du magazine sont alignées
(articles promotionnels qui empruntent une esthétique très
fifties – un look très à la mode présentement
dans le milieu de l'édition). Posée près de son ordinateur,
une tasse en plastique réutilisable arborant le logo de la chaîne
de cafés Starbucks: le summum du « bon goût
» dans les milieux branchés de Vancouver.
« I get very angry when I think about the pollution
in the mental environment. I don't like the idea that somebody is creating
my culture for me. I grew up in an age where the people created the culture...
from the bottom up. And now, we are living in an age where some other people
– mostly large corporations – are giving me my culture... top down. I'm
being spoon-fed my culture. »
Quand Kalle Lasn parle de pollution, il parle autant d'une pollution cérébrale
– la publicité qu'on « absorbe » par voie
rétinienne (et qui nous va directement au cerveau) – que d'une pollution
physique et tangible – la publicité qui envahi nos espaces urbains
(la multiplication des panneaux réclames et enseignes de tous genres
dans nos villes...) et nos espaces privés (la publicité qui
entre par voies hertziennes, radiophoniques, téléphoniques,
journalistiques... dans nos demeures). Et ce qu'il propose pour remédier
à la situation, c'est d'inonder le marché avec encore plus
de pubs! Mais entendons-nous, pas de vulgaires pubs, mais des antipubs!
« Our purpose is to jam consumer culture back onto
a sustainable path. What we want to do is to create our own meaning factory.
Our own image factory. Our own cool machine if you like... and start putting
out all kinds of TV messages, and print messages, and billboard messages,
and... And to start taking back our mental environment and to pull down
the corporate image factory. To jam the corporate image factory, to...
to throw a monkey into the corporate image factory until it comes to a
stop. And then – after it comes to a stop – then we build a new culture.
A new non-commercial kind of a culture. »
Quoi de mieux pour dénoncer un médium que d'utiliser ce même
médium. C'est tellement... original. On n'a qu'à penser à
toutes ces interminables discussions sur la médiocrité de
la télévision... diffusées à la télévision.
À tous ces longs articles de fond sur l'arrivée d'internet
et ses effets dévastateurs sur l'industrie des journaux... publiés
dans des journaux. À toutes ces profondes analyses sur le cul-de-sac
dans lequel s'est retrouvée l'industrie radiophonique... diffusées
à la radio.
En inondant le paysage urbain d'antimessages télé et d'antipancartes
de toutes sortes, ne contribue-t-on pas à augmenter la pollution
visuelle? Peut-être, mais ce n'est qu'un mauvais moment à
passer. Dans un monde parfait (un monde signé Adbusters &
cie), il n'y a plus d'affiches publicitaires sur les murs de nos universités,
de nos édifices et de nos magasins. Les pages des journaux sont
vierges de tout message publicitaire. Les radios ne diffusent que de la
musique et la télé, des discussions éclairées
sur des sujets d'intérêt. Tout le monde a le même modèle
de voiture, est vêtu de la même façon, habite le même
genre de logement, a droit de consommer le même nombre de pommes
de terre...
Vandales de la Terre, unissons-nous
Mais dans le concret, la pratique du brouillage culturel est-elle suffisamment
efficace pour qu'on se réapproprie cerveaux et espaces vitaux? Peut-être
pas! C'est ainsi que le reportage des Règles du jeu prend
fin avec un appel à peine voilé à la désobéissance
civile et au vandalisme. À preuve, voici les dernières interventions,
dans l'ordre, du directeur de Adbusters, du professeur de l'Université
Laval et de deux activistes, dont un impliqué dans la récente
opération de résistance à l'Accord multilatéral
sur l'investissement (opération SalAMI):
KALLE LASN: «
I believe in civil disobedience. Every now and again... I also go
into civil disobedience. Right now, we have a situation in Canada where
one man, Conrad Black, has control over more than half of all the daily
newspapers in Canada. And... I... I very often go to a Conrad Black newspaper
box and I... look around... and I jam that box. (How do you do that?) I
do that by squeezing some glue into his coin box. And if I get caught doing
that, I'm ready to go to jail for that. »
CLAUDE COSSETTE: «
Oui, c'est du vandalisme exactement. Mais j'ai l'impression que
du point de vue éthique, on peut comprendre que certains individus
se sentent justifiés d'intervenir comme ça et de cette façon
là... pour le bien d'autrui, sur les messages d'autrui et sur les
objets d'autrui. »
MARIE-ÈVE LAMY:
« Quand je vois une publicité de Desjardins dans
un quartier pauvre de Montréal qui dit “Aidez-moi, j'ai trop d'argent”,
ça je pense que c'en est du vandalisme. »
PHILIPPE DUHAMEL: «
Le brouillage culturel, c'est un acte de réappropriation
et je pense que c'est de l'antivandalisme. »
CLAUDE COSSETTE: «
Et donc, l'intervention des gens avec cette technique du brouillage
culturel, je pense, peut leur donner accès à la place publique
et donc faire valoir leur point de vue... ce point de vue enrichissant
la société du point de vue des gens de la contre-culture
ou des plus jeunes tout simplement. »
PHILIPPE DUHAMEL: «
Quel avenir pour le brouillage culturel? L'avenir va le dire. Vraiment.
ça peut être effectivement une passade, un trip, que plusieurs
font. Peut-être que ça va faire des gens qui vont être
encore plus efficaces au niveau de l'appareil publicitaire. Il y a peut-être
des gens qui se font simplement la main avant d'intégrer leur place
dans le système. Il faut pas oublier que le capitalisme a une énorme
capacité de récupération de toutes les modes... de
tous les mouvements sociaux pratiquement. Il faut faire très attention.
Le brouillage culturel, je pense, et les gens qui le pratiquent ont un
avenir dans la mesure où ils vont se lier avec des mouvements sociaux.
»
Du vandalisme pour le bien d'autrui... hmm. Et en plus de le légitimer
comme moyen d'expression, les brouilleurs nous assurent qu'il est justifié
de détruire le bien d'autrui pour se protéger (étant
donné l'urgence de la situation... bien entendu). C'est pour le
plus grand bien du citoyen, qu'ils disent. Sauf qu'une fois qu'on ouvre
la porte à ce genre de manifestations « inoffensives
», qui dit que ça ne dégénérera
pas? Si la fin justifie les moyens, qui dit qu'on ne se réveillera
pas un bon matin avec des actes qui s'apparentent beaucoup plus au terrorisme
qu'à la simple manifestation « pacifiste »?
Toujours, au nom de la cause de l'heure... bien entendu.
Finale No 5
La démarche des brouilleurs est essentiellement fondée le
mépris. Car lorsqu'ils s'élèvent contre les effets
pervers de la publicité et de la société de consommation
en notre nom, c'est qu'à leurs yeux, nous sommes incapables de faire
la part des choses. Et c'est parce que nous sommes incapables de faire
la part des choses qu'ils doivent intervenir. Ce qu'ils semblent oublier
dans leur élan de compassion, c'est qu'eux aussi nous font de la
pub. À défaut de nous vendre de la lessive, c'est leur vision
– plus blanche que blanc! – d'un monde meilleur qu'ils nous vendent.
Le citoyen peut très bien faire la part des choses. Il demeure la
personne la mieux placée pour savoir quand il en a assez. La mieux
placée pour faire les choix qui s'imposent quand le besoin s'en
fait sentir. Si à force de trop bouffer, il atteint un point de
saturation... et ne s'arrête pas, c'est son problème. Il n'a
pas besoin d'une tierce personne pour venir lui dire quoi faire quand la
peau de son ventre menace de céder – ou, dans le cas de la pub,
quand il a la tête trop pleine. Si la race humaine à réussi
à survivre jusqu'à aujourd'hui sans qu'on n'ait eu à
attribuer à chacun un fonctionnaire attentionné pour le surveiller,
le citoyen peu très bien s'arranger tout seul merci.
D'ailleurs, plusieurs mesures sont déjà en place pour quiconque
veut éviter d'entrer en contact avec un trop grand nombre de pubs.
Lorsqu'on s'abonne à un service ou à un magazine, on peut
spécifier ne pas vouloir que son nom se retrouve sur toutes les
listes postales du pays; si on estime recevoir trop de sollicitation téléphonique,
on peut faire retirer son nom des listes d'appels; même chose pour
les circulaires, on peut apposer un pictogramme les interdisant sur sa
boîte aux lettres; on peut restreindre son nombre d'heures passées
devant le téléviseur; écouter des cassettes au lieu
de la radio; s'impliquer auprès de son député ou de
son conseiller municipal pour éviter que la pub ne se retrouve dans
les endroits dits publics du quartier (les rues, le parc, la bibliothèque,
l'école, l'hôpital...);etc.
L'individu libre fait constamment des choix. Et la gamme des choix offerts
serait justement beaucoup plus large si certaines des institutions visées
(écoles, hôpitaux...) étaient privées au lieu
d'être gérées de façon centralisée par
une bande de bureaucrates. Vous n'aimez pas la pub qui vient avec les services
qu'offre un certain centre hospitalier? Allez chez son concurrent. Lui
vous épargne les méfaits psychologiques d'une telle exposition
publicitaire... mais vous facture un peu plus. À vous de décider.
MESSAGE D'INTÉRÊT PUBLIC: Vous éprouvez de la difficulté
à composer avec la modernité, l'omniprésence de la
publicité et l'envahissement de la société de consommation?
Au lieu de vous agiter et de crier à qui veut bien l'entendre que
la vie va trop vite et qu'elle est en train de déraper, ouvrez un
bon livre, passez plus de temps en bonne compagnie, je ne sais pas moi...
offrez vous une balade à la campagne, éteignez votre téléviseur,
lisez le QL (nous ne sommes pas commandités)... Décrochez!
De toute façon, la publicité est là pour rester.
1. Brian Myles, « L'opium
du peuple », « Au royaume des antipublicitaires »,
« De
la contre-culture fabriquée au Québec », « Le
brouillage culturel: l'art de la subversion »,
Le Devoir,
16, 17 et 18 février 1999 >>
2. Daniel Michaud, Brouillage
culturel, Télé-Québec, mercredi 17 février
1999 >>
Articles précédents
de Gilles Guénette |