Montréal, le 20 mars 1999
Numéro 33
 
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LIBRE EXPRESSION
  
LE V-CHIP MORD
LA POUSSIÈRE
 
 par Gilles Guénette
   
   
           Dernièrement, on apprenait – Oh! surprise... – que les consommateurs ne se ruaient pas dans les magasins pour se procurer le fameux V-chip, cette technologie qui permet à son propriétaire de bloquer la réception d'émissions de télévision jugées trop violentes chez lui. Résultat: des centaines de décodeurs amassent la poussière sur les tablettes des magasins spécialisés. Doit-on se surprendre d'un tel dénouement? Certainement pas, on pouvait l'anticiper les yeux fermés.
 
 
Au nom de la puce 
  
          La psychose de la violence à la télévision a débuté au lendemain de la tuerie à l'École polytechnique de Montréal et s'est étirée jusqu'à la tuerie de Jonesboro. Le premier principal acteur de cette crise – vous l'aurez deviné –, c'est le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Le second, un Canadien du nom de Tim Collings, inventeur du fameux V-chip. Les deux vont travailler de façon parallèle et indépendante durant toute cette période. L'un pour démontrer qu'il est conscient du danger qui guette les citoyens et qu'il a à coeur leur sécurité, l'autre pour se tailler une place au soleil. 
  
          Donc, pour faire une histoire courte et sans vraiment entrer dans le détail – exercice qui pourrait s'avérer extrêmement long et d'un ennui mortel(1) –, disons que bien peu de gens se sont ouvertement interrogés sur le contenu télévisuel canadien avant Polytechnique. La couverture médiatique de la tuerie à peine achevée, certains, dont Tim Collings(2), ingénieur à l'Université Simon Fraser de Colombie-Britannique, commencent à se pencher sur la question et établissent des liens entre « violence télévisuelle » et « violence sociale ». Il n'en faut pas plus pour que le CRTC commande deux études sur la question et qu'il conclut, à la lumière de leurs résultats, qu'il existe bel et bien un lien. 
  
          L'organisme réclame aussitôt de l'Association canadienne des radiodiffuseurs (ACR), qu'elle revoit son code d'application volontaire (sans quoi, c'est lui qui s'en chargera). Collings de son côté entreprend des recherches sur une technologie qui permettrait de bloquer l'entrée de signaux « violents » à la maison. À peu près au même moment, Virginie Larivière (dont la soeur a été assassinée) dépose une pétition de près de 1,5 million de signatures contre la violence à la télé et, du côté de chez nos voisins du sud, le Congrès américain a recours à la Television Violence Act pour donner à la Federal Communications Commission le pouvoir de définir ce qu'est la violence. 
  
          S'ensuit une interminable série de colloques, l'adoption de mesures spéciales, l'élaboration de plans d'action et de codes d'application, la création de coalitions et groupes de pression (mais que sont-ils tous devenus?), la mise sur pied de campagnes de sensibilisation, etc. Après avoir engouffré plusieurs millions de nos dollars, déversé des milliers de gallons d'encre et sacrifié des centaines d'hectares de forêts canadiennes, on annonce en grande pompe la version révisée du Code d'application volontaire concernant la violence à la télévision de l'ACR(3) qui entre en vigueur le 1er janvier 1994.  
  
           Le code a été élaboré par le Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR), un organisme mis sur pied par l'ACR, et le Groupe d'action sur la violence à la télévision (GAVT), une créature du CRTC – qui demeure évidemment l'ultime responsable de la réglementation –, et contient une série de mesures visant à rendre notre télévision un peu plus children-friendly: nouvelles conditions de licences pour les stations de télévision, interdiction de présenter des scènes de violence gratuite ou idéalisée et/ou des émissions qui sanctionnent, préconisent ou glorifient la violence, nouvelles dispositions concernant l'heure minimum de diffusion des émissions contenant des scènes de violence destinées à un public adulte, système de classification des émissions, etc. 
  
          L'arrivée de ce code ne clôt pas le dossier pour autant! Sur le terrain, Collings multiplie les essais sur sa puce antiviolence et les consultations publiques se poursuivent – à la recherche du précieux consensus. Rencontres au sommet, naissance de nouveaux groupes de pression, annonces de nouvelles campagnes de sensibilisation, ajouts d'audiences publiques... vous voyez le genre. On brasse énormément de paperasse, on publie d'innombrables études, politiciens et « spécialistes » font leur show, on retire les « Mighty Morphin Power Rangers » des ondes... jusqu'au jour où tout culmine. 
  
          C'est l'entrée en jeu officielle du bidule qui va tout régler. Le V-chip est prêt. Il est en quelque sorte le fruit de toute cette psychose. Il est la réponse du bureaucrate au lobbyiste. La bibitte qui va rendre notre monde meilleur. Et même si le CRTC ne semble pas l'avoir officiellement subventionné, il reste qu'en l'endossant aussi fortement, il l'a favorisé par rapport à d'autres technologies déjà disponibles ou en voie de le devenir – comme le système de télécommande pour enfants My Own Remote élaboré par deux Ontariens. Quoi qu'il en soit, avec le V-chip, bureaucrates et parents ont maintenant une excuse pour ne plus se préoccuper du problème. 
  
Et la puce fut 
  
          Alors que les intervenants du milieu de la télédiffusion se bousculent pour offrir aux téléspectateurs parents et/ou éducateurs leurs attirails de trousses d'aide pédagogique, de vidéocassettes et de brochures aux titres des plus évocateurs: « La câblo-éducation », « Chère télé... ou comment regarder la télévision en famille », « À l'écoute avec vos enfants: Conseils sur les habitudes télévisuelles de vos enfants » et « Brisons le silence sur la violence », Collings dévoile son bidule. 
  
          Le V-chip est une technologie qui, jumelée à un système d'encodage électronique des émissions de télévision diffusées, permet aux parents de bloquer l'entrée d'émissions contenant des scènes dans lesquelles on emploi un langage grossier pour faire valoir son point, on a recours à la violence pour régler un différend et on utilise le sexe pour quelque raison que ce soit. Si l'accueil réservé au bidule est poli au début de l'aventure, il ne l'est plus aujourd'hui. 
  
          Car à peine cinq ans plus tard, la puce qui allait régler tous nos problèmes sociaux et familiaux, cette puce qui allait améliorer notre télé n'aura pas créé l'engouement escompté. Les campagnes de sensibilisation ont échoué. Monsieur et Madame tout-le-monde ne se sont pas sentis concernés. Les foules n'ont pas accouru. 
  
          Bien sûr, ça ne sera pas la première fois qu'un grand débat aura eu lieu sans que la population y participe. Peut-être qu'à force de vivre constamment dans leur bulle, les gens du CRTC en sont venus à perdre tout contact avec la réalité? Peut-être qu'ils en sont venus à ne voir que ce qu'on leur démontre – que ce qu'on leur soulignent à grands traits de crayons gras? Tout le cirque médiatique, les audiences publiques, le déluge de rapports, l'agitation... était-ce vraiment nécessaire? La situation de la violence à la télé était-elle si alarmante au départ? 
  
La mère de tous les maux 
  
          À y regarder de plus près, on se rend vite compte que la télévision nord-américaine n'est pas si violente que certains le prétendent. En fait, elle l'est beaucoup moins qu'il y a une trentaine d'années. Parmi les genres d'émissions les plus regardés, on retrouve les téléromans (sitcoms), les émissions d'affaires publiques et les talk-shows... pas de quoi fouetter un chat! La vraie grosse violence se retrouve dans quelques bulletins de nouvelles, dans certains cop shows américains et dans la très grande majorité de films d'action. Elle est, une fois qu'on le sait, facile à localiser – et à éviter. Dans ce sens, quelqu'un qui ne veut pas voir de scènes violentes n'a pas de difficulté à s'y retrouver. 
  
          D'ailleurs, les téléspectateurs qui sont perturbés par la violence savent comment l'éviter. Ils ont développé des mécanismes qui leur permettent de reconnaître ce qui est susceptible de contenir de la violence. Et, la plupart du temps, ils réussissent à éviter de tels divertissements. Ces personnes peuvent très bien fonctionner en société sans qu'un bureaucrate trop attentionné ou un bidule électronique ne viennent s'en mêler. 
  
          Les enfants, c'est une autre affaire. Parce qu'ils ne peuvent mettre les choses en perspective, ils sont plus vulnérables et ont besoin d'être protégés. Entre en jeu le parent (qui lui, est supposé savoir mettre les choses en perspective!). C'est à lui que revient la tâche de superviser ce que fiston regarde. Trop souvent, ceux qui réclament une intervention gouvernementale – dans ce cas-ci, pour qu'on rende disponibles des « outils » pour ces pauvres parents dépassés par les événements – sont 1) des entrepreneurs qui ont intérêt à ce que leurs produits inondent le marché, 2) des parents qui se sentent coupables de ne pas passer assez de quality time en compagnie de leur progéniture. Que faire?  
  
          Certains vous diront que les V-chips amassent la poussière sur les tablettes parce que les principaux visés – les parents qui n'ont ni le temps, ni les ressources pour veiller « adéquatement » à l'éducation de leurs enfants – ne sont pas assez sensibilisés à l'urgence de la situation: « Peut-être n'ont-ils pas entendu parler du bidule? Il faudrait peut-être envisager une nouvelle campagne de sensibilisation... » on n'en sort pas. Mais est-il réaliste d'envisager un petit écran non violent? 
  
Vivre en vase clos 
  
          On est souvent trop prompt à condamner le recours à la violence dans la résolution de conflits. Quelques bien-pensants et pseudo-spécialistes à la mode voudraient qu'on l'évacue complètement de l'écriture dramatique et que, comme des gens civilisés, nos héros aient recours à la discussion et la table de concertation avant d'en venir aux coups (imaginez Bruce Willis ou Arnold Schwarzenegger épuiser toutes les alternatives de discussion et de négociation avant de sortir l'artillerie lourde... le rythme de l'histoire en souffrirait quelque peu).  
  
          La violence est un raccourcie vers la résolution d'un conflit, ni plus ni moins. Il faut cesser d'en faire un plat. Si on n'aime pas et on n'en veut pas, on n'a qu'à changer de poste, changer de livre, changer de planète... « Mais les enfants? » Les enfant, les enfants... ils ne vivent pas seuls en appartement les enfants! Ils sont censés avoir des parents ces enfants! 
  
          Depuis les débuts de la dramaturgie, les auteurs ont recours à la violence pour rendre une émotion, et/ou raconter une histoire. La Bible est truffée de scènes violentes qui ne passeraient pas le test pour une diffusion télé à heures de grande écoute: doit-on la réviser? Homère, Shakespeare, Dostoïevski, Kafka, Pennac, Tremblay... ont tous eu recours à la violence dans leurs oeuvres: doit-on les mettre à l'index? Le « problème » avec la violence – tant à la télévision qu'ailleurs –, c'est qu'elle est trop souvent prise hors contexte. 
  
          Dans le milieu mainstream de la création artistique (toutes catégories confondues), la violence est toujours employée dans un cadre moral conventionnel – rarement est-elle glorifiée. Quand un vilain commet un acte de violence, il est clair que c'est mauvais. Mais quand le héros commet un acte de violence c'est, soit moralement bon – justice est faite –, soit moralement contestable – c'est regrettable, mais nécessaire pour prévenir un pire dénouement(4). Impossible de se méprendre quant aux intentions de chacun. Impossible de se faire « influencer » de la mauvaise façon. La violence est utilisée à l'intérieur d'un contexte donné. Le message envoyé est clair: les méchants seront les grands perdants et les bons, les grands gagnants.  
  
          Malgré tout, depuis des années on nous casse les oreilles avec la statistique qui veut qu'un enfant sera témoin de 8000 meurtres et plus de 10 000 actes de violence à la télé avant la fin de ses études primaires. On a tellement élargi la définition de ce qu'est un « acte de violence » que ça ne veut plus rien dire. Pris dans son contexte, cet acte, souvent anodin (on pense à la supposée violence dans les dessins animés), n'est pas aussi « dommageable » qu'on voudrait nous le faire croire. Mais les « spécialistes » qui avancent ces chiffres prennent bien soin de décontextualiser leurs données pour faire valoir leur point.  
  
          Et de la même façon qu'ils ont tendance décontextualiser l'acte de violence, ces mêmes spécialistes ont tendance à décontextualiser l'enfant assis devant son téléviseur. Quand ils établissent des liens indissociables entre la violence à la télévision et le degré d'agressivité chez nos jeunes – ou le haut taux de criminalité juvénile –, ils mentionnent rarement les relations familiales ou la situation scolaire comme possible cause. L'enfant est pris comme une simple entité-statistique neutre... une victime un peu obnubilée qu'on aurait attachée devant sa télé.  
  
          Aussi longtemps qu'il y aura des histoires à raconter, il y aura une certaine dose de violence impliquée. L'un ne va pas sans l'autre: X désire Y. Les circonstances font que X ne peut avoir Y. X va tout faire pour obtenir Y. La violence est une des avenues envisagées par X. Z est joueur compulsif. Le jeu occupe une place toujours plus grande dans sa vie. Z en vient à perdre son emploi. Sans le sou, une famille à faire vivre, Z pourrait réagir de façon violente. C'est une formule d'écriture de base qui s'insère dans une très longue tradition d'écriture dramatique éprouvée. 
  
          Le fait que le V-chip n'aie pas trouvé preneur n'a rien de catastrophique – le sort de nos enfants ne repose pas sur de tels bidules – et ça ne sera pas la première fois qu'une nouvelle technologie tombe dans l'oubli. Ce qu'il y a de catastrophique par contre, c'est le réflexe qu'ont développé nos élus à faire appel à la commission royale d'enquête, au comité d'étude ou aux audiences publiques (avec ce que ça amène de coûts...) lorsqu'une poignée de groupes de pression qu'ils subventionnent pour crier (c'est quand même fascinant!) s'agitent.  

          Si la violence n'est pas prête de disparaître de nos écrans, ils ne reste plus qu'à éduquer nos enfants pour qu'ils soient mieux « équipés » pour y faire face. Tous les bidules du monde ne remplaceront jamais une bonne compréhension de la situation. Et pour ceux qui doutent toujours de la capacité des gens à s'auto-réglementer, dites-vous qu'en l'an 2000, tous les nouveaux téléviseurs fabriqués en Amérique du Nord seront équipés d'une puce antiviolence. De quoi s'assurer une postérité bien équilibrée. Gageons toutefois que cette nouvelle « option » rejoindra vite toutes celles jugées inutiles dans la panoplie d'options qu'offrent nos appareils électroniques. Si une majorité de gens ignorent comment programmer leur magnétoscope, imaginez un V-chip! 
  
  
1. Pour plus d'informations sur la naissance du lobby canadien contre la violence à la télévision, 
    voir le site web du CRTC à la section: Chronologie des principaux événements et initiatives 
    se rattachant à la question de la violence à la télévision.  >> 

2. Pour un portrait de l'inventeur du V-chip, du bidule en question et de la compagnie qui a décroché 
    les droits exclusifs, voir le site web de Tri-Vision International Ltd.  >> 

3. Pour plus de détails sur le code de l'ACR, voir le site web Réseau éducation-médias.  >> 

4. Pour un regard « songé » sur la place de la violence en fiction, voir l'article « Facts about fiction: 
    In defense of TV violence » de David Link sur le site web du magazine Reason.  >> 
 
  
  
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