Au nom de la puce
La psychose de la violence à la télévision a débuté
au lendemain de la tuerie à l'École polytechnique de Montréal
et s'est étirée jusqu'à la tuerie de Jonesboro. Le
premier principal acteur de cette crise – vous l'aurez deviné –,
c'est le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications
canadiennes (CRTC). Le second, un Canadien du nom de Tim Collings, inventeur
du fameux V-chip. Les deux vont travailler de façon parallèle
et indépendante durant toute cette période. L'un pour démontrer
qu'il est conscient du danger qui guette les citoyens et qu'il a à
coeur leur sécurité, l'autre pour se tailler une place au
soleil.
Donc, pour faire une histoire courte et sans vraiment entrer dans le détail
– exercice qui pourrait s'avérer extrêmement long et d'un
ennui mortel(1) –, disons que
bien peu de gens se sont ouvertement interrogés sur le contenu télévisuel
canadien avant Polytechnique. La couverture médiatique de la tuerie
à peine achevée, certains, dont Tim Collings(2),
ingénieur à l'Université Simon Fraser de Colombie-Britannique,
commencent à se pencher sur la question et établissent des
liens entre « violence télévisuelle
» et « violence sociale ».
Il n'en faut pas plus pour que le CRTC commande deux études sur
la question et qu'il conclut, à la lumière de leurs résultats,
qu'il existe bel et bien un lien.
L'organisme réclame aussitôt de l'Association canadienne des
radiodiffuseurs (ACR), qu'elle revoit son code d'application volontaire
(sans quoi, c'est lui qui s'en chargera). Collings de son côté
entreprend des recherches sur une technologie qui permettrait de bloquer
l'entrée de signaux « violents » à
la maison. À peu près au même moment, Virginie Larivière
(dont la soeur a été assassinée) dépose une
pétition de près de 1,5 million de signatures contre la violence
à la télé et, du côté de chez nos voisins
du sud, le Congrès américain a recours à la Television
Violence Act pour donner à la Federal Communications Commission
le pouvoir de définir ce qu'est la violence.
S'ensuit une interminable série de colloques, l'adoption de mesures
spéciales, l'élaboration de plans d'action et de codes d'application,
la création de coalitions et groupes de pression (mais que sont-ils
tous devenus?), la mise sur pied de campagnes de sensibilisation, etc.
Après avoir engouffré plusieurs millions de nos dollars,
déversé des milliers de gallons d'encre et sacrifié
des centaines d'hectares de forêts canadiennes, on annonce en grande
pompe la version révisée du Code d'application volontaire
concernant la violence à la télévision de l'ACR(3)
qui entre en vigueur le 1er janvier 1994.
Le code a été élaboré par le Conseil canadien
des normes de la radiotélévision (CCNR), un organisme mis
sur pied par l'ACR, et le Groupe d'action sur la violence à la télévision
(GAVT), une créature du CRTC – qui demeure évidemment l'ultime
responsable de la réglementation –, et contient une série
de mesures visant à rendre notre télévision un peu
plus children-friendly: nouvelles conditions de licences pour les
stations de télévision, interdiction de présenter
des scènes de violence gratuite ou idéalisée et/ou
des émissions qui sanctionnent, préconisent ou glorifient
la violence, nouvelles dispositions concernant l'heure minimum de diffusion
des émissions contenant des scènes de violence destinées
à un public adulte, système de classification des émissions,
etc.
L'arrivée de ce code ne clôt pas le dossier pour autant! Sur
le terrain, Collings multiplie les essais sur sa puce antiviolence et les
consultations publiques se poursuivent – à la recherche du précieux
consensus. Rencontres au sommet, naissance de nouveaux groupes de pression,
annonces de nouvelles campagnes de sensibilisation, ajouts d'audiences
publiques... vous voyez le genre. On brasse énormément de
paperasse, on publie d'innombrables études, politiciens et «
spécialistes » font leur show, on retire les
« Mighty Morphin Power Rangers »
des ondes... jusqu'au jour où tout culmine.
C'est l'entrée en jeu officielle du bidule qui va tout régler.
Le V-chip est prêt. Il est en quelque sorte le fruit de toute cette
psychose. Il est la réponse du bureaucrate au lobbyiste. La bibitte
qui va rendre notre monde meilleur. Et même si le CRTC ne semble
pas l'avoir officiellement subventionné, il reste qu'en l'endossant
aussi fortement, il l'a favorisé par rapport à d'autres technologies
déjà disponibles ou en voie de le devenir – comme le système
de télécommande pour enfants My Own Remote élaboré
par deux Ontariens. Quoi qu'il en soit, avec le V-chip, bureaucrates et
parents ont maintenant une excuse pour ne plus se préoccuper du
problème.
Et la puce fut
Alors que les intervenants du milieu de la télédiffusion
se bousculent pour offrir aux téléspectateurs parents et/ou
éducateurs leurs attirails de trousses d'aide pédagogique,
de vidéocassettes et de brochures aux titres des plus évocateurs:
« La câblo-éducation »,
« Chère télé... ou comment regarder
la télévision en famille », «
À l'écoute avec vos enfants: Conseils sur les habitudes
télévisuelles de vos enfants » et «
Brisons le silence sur la violence », Collings
dévoile son bidule.
Le V-chip est une technologie qui, jumelée à un système
d'encodage électronique des émissions de télévision
diffusées, permet aux parents de bloquer l'entrée d'émissions
contenant des scènes dans lesquelles on emploi un langage grossier
pour faire valoir son point, on a recours à la violence pour régler
un différend et on utilise le sexe pour quelque raison que ce soit.
Si l'accueil réservé au bidule est poli au début de
l'aventure, il ne l'est plus aujourd'hui.
Car à peine cinq ans plus tard, la puce qui allait régler
tous nos problèmes sociaux et familiaux, cette puce qui allait améliorer
notre télé n'aura pas créé l'engouement escompté.
Les campagnes de sensibilisation ont échoué. Monsieur et
Madame tout-le-monde ne se sont pas sentis concernés. Les foules
n'ont pas accouru.
Bien sûr, ça ne sera pas la première fois qu'un grand
débat aura eu lieu sans que la population y participe. Peut-être
qu'à force de vivre constamment dans leur bulle, les gens du CRTC
en sont venus à perdre tout contact avec la réalité?
Peut-être qu'ils en sont venus à ne voir que ce qu'on leur
démontre – que ce qu'on leur soulignent à grands traits de
crayons gras? Tout le cirque médiatique, les audiences publiques,
le déluge de rapports, l'agitation... était-ce vraiment nécessaire?
La situation de la violence à la télé était-elle
si alarmante au départ?
La mère de tous les maux
À y regarder de plus près, on se rend vite compte que la
télévision nord-américaine n'est pas si violente que
certains le prétendent. En fait, elle l'est beaucoup moins qu'il
y a une trentaine d'années. Parmi les genres d'émissions
les plus regardés, on retrouve les téléromans (sitcoms),
les émissions d'affaires publiques et les talk-shows... pas
de quoi fouetter un chat! La vraie grosse violence se retrouve dans
quelques bulletins de nouvelles, dans certains cop shows américains
et dans la très grande majorité de films d'action. Elle est,
une fois qu'on le sait, facile à localiser – et à éviter.
Dans ce sens, quelqu'un qui ne veut pas voir de scènes violentes
n'a pas de difficulté à s'y retrouver.
D'ailleurs, les téléspectateurs qui sont perturbés
par la violence savent comment l'éviter. Ils ont développé
des mécanismes qui leur permettent de reconnaître ce qui est
susceptible de contenir de la violence. Et, la plupart du temps, ils réussissent
à éviter de tels divertissements. Ces personnes peuvent très
bien fonctionner en société sans qu'un bureaucrate trop attentionné
ou un bidule électronique ne viennent s'en mêler.
Les enfants, c'est une autre affaire. Parce qu'ils ne peuvent mettre les
choses en perspective, ils sont plus vulnérables et ont besoin d'être
protégés. Entre en jeu le parent (qui lui, est supposé
savoir mettre les choses en perspective!). C'est à lui que revient
la tâche de superviser ce que fiston regarde. Trop souvent, ceux
qui réclament une intervention gouvernementale – dans ce cas-ci,
pour qu'on rende disponibles des « outils » pour
ces pauvres parents dépassés par les événements
– sont 1) des entrepreneurs qui ont intérêt à ce que
leurs produits inondent le marché, 2) des parents qui se sentent
coupables de ne pas passer assez de quality time en compagnie de
leur progéniture. Que faire?
Certains vous diront que les V-chips amassent la poussière sur les
tablettes parce que les principaux visés – les parents qui n'ont
ni le temps, ni les ressources pour veiller « adéquatement
» à l'éducation de leurs enfants – ne sont pas
assez sensibilisés à l'urgence de la situation: «
Peut-être n'ont-ils pas entendu parler du bidule? Il faudrait
peut-être envisager une nouvelle campagne de sensibilisation...
» on n'en sort pas. Mais est-il réaliste d'envisager
un petit écran non violent?
Vivre en vase clos
On est souvent trop prompt à condamner le recours à la violence
dans la résolution de conflits. Quelques bien-pensants et pseudo-spécialistes
à la mode voudraient qu'on l'évacue complètement de
l'écriture dramatique et que, comme des gens civilisés, nos
héros aient recours à la discussion et la table de concertation
avant d'en venir aux coups (imaginez Bruce Willis ou Arnold Schwarzenegger
épuiser toutes les alternatives de discussion et de négociation
avant de sortir l'artillerie lourde... le rythme de l'histoire en souffrirait
quelque peu).
La violence est un raccourcie vers la résolution d'un conflit, ni
plus ni moins. Il faut cesser d'en faire un plat. Si on n'aime pas et on
n'en veut pas, on n'a qu'à changer de poste, changer de livre, changer
de planète... « Mais les enfants? »
Les enfant, les enfants... ils ne vivent pas seuls en appartement les enfants!
Ils sont censés avoir des parents ces enfants!
Depuis les débuts de la dramaturgie, les auteurs ont recours à
la violence pour rendre une émotion, et/ou raconter une histoire.
La Bible est truffée de scènes violentes qui ne passeraient
pas le test pour une diffusion télé à heures de grande
écoute: doit-on la réviser? Homère, Shakespeare, Dostoïevski,
Kafka, Pennac, Tremblay... ont tous eu recours à la violence dans
leurs oeuvres: doit-on les mettre à l'index? Le « problème
» avec la violence – tant à la télévision
qu'ailleurs –, c'est qu'elle est trop souvent prise hors contexte.
Dans le milieu mainstream de la création artistique (toutes
catégories confondues), la violence est toujours employée
dans un cadre moral conventionnel – rarement est-elle glorifiée.
Quand un vilain commet un acte de violence, il est clair que c'est mauvais.
Mais quand le héros commet un acte de violence c'est, soit moralement
bon – justice est faite –, soit moralement contestable – c'est regrettable,
mais nécessaire pour prévenir un pire dénouement(4).
Impossible de se méprendre quant aux intentions de chacun. Impossible
de se faire « influencer » de la mauvaise façon.
La violence est utilisée à l'intérieur d'un contexte
donné. Le message envoyé est clair: les méchants seront
les grands perdants et les bons, les grands gagnants.
Malgré tout, depuis des années on nous casse les oreilles
avec la statistique qui veut qu'un enfant sera témoin de
8000 meurtres et plus de 10 000 actes de violence à
la télé avant la fin de ses études primaires. On a
tellement élargi la définition de ce qu'est un «
acte de violence » que ça ne veut plus
rien dire. Pris dans son contexte, cet acte, souvent anodin (on pense à
la supposée violence dans les dessins animés), n'est pas
aussi « dommageable » qu'on voudrait nous le faire
croire. Mais les « spécialistes » qui avancent
ces chiffres prennent bien soin de décontextualiser leurs données
pour faire valoir leur point.
Et de la même façon qu'ils ont tendance décontextualiser
l'acte de violence, ces mêmes spécialistes ont tendance à
décontextualiser l'enfant assis devant son téléviseur.
Quand ils établissent des liens indissociables entre la violence
à la télévision et le degré d'agressivité
chez nos jeunes – ou le haut taux de criminalité juvénile
–, ils mentionnent rarement les relations familiales ou la situation scolaire
comme possible cause. L'enfant est pris comme une simple entité-statistique
neutre... une victime un peu obnubilée qu'on aurait attachée
devant sa télé.
Aussi longtemps qu'il y aura des histoires à raconter, il y aura
une certaine dose de violence impliquée. L'un ne va pas sans l'autre:
X désire Y. Les circonstances font que X ne peut avoir Y. X va tout
faire pour obtenir Y. La violence est une des avenues envisagées
par X. Z est joueur compulsif. Le jeu occupe une place toujours plus grande
dans sa vie. Z en vient à perdre son emploi. Sans le sou, une famille
à faire vivre, Z pourrait réagir de façon violente.
C'est une formule d'écriture de base qui s'insère dans une
très longue tradition d'écriture dramatique éprouvée.
Le fait que le V-chip n'aie pas trouvé preneur n'a rien de catastrophique
– le sort de nos enfants ne repose pas sur de tels bidules – et ça
ne sera pas la première fois qu'une nouvelle technologie tombe dans
l'oubli. Ce qu'il y a de catastrophique par contre, c'est le réflexe
qu'ont développé nos élus à faire appel à
la commission royale d'enquête, au comité d'étude ou
aux audiences publiques (avec ce que ça amène de coûts...)
lorsqu'une poignée de groupes de pression qu'ils subventionnent
pour crier (c'est quand même fascinant!) s'agitent.
Si la violence n'est pas prête de disparaître de nos écrans,
ils ne reste plus qu'à éduquer nos enfants pour qu'ils soient
mieux « équipés » pour y faire face.
Tous les bidules du monde ne remplaceront jamais une bonne compréhension
de la situation. Et pour ceux qui doutent
toujours de la capacité des gens à s'auto-réglementer,
dites-vous qu'en l'an 2000, tous les nouveaux téléviseurs
fabriqués en Amérique du Nord seront équipés
d'une puce antiviolence. De quoi s'assurer une postérité
bien équilibrée. Gageons toutefois que cette nouvelle «
option » rejoindra vite toutes celles jugées inutiles
dans la panoplie d'options qu'offrent nos appareils électroniques.
Si une majorité de gens ignorent comment programmer leur magnétoscope,
imaginez un V-chip!
1. Pour plus d'informations
sur la naissance du lobby canadien contre la violence à la télévision,
voir le site
web du CRTC à la section: Chronologie des principaux événements
et initiatives
se rattachant
à la question de la violence à la télévision.
>>
2. Pour un portrait de l'inventeur
du V-chip, du bidule en question et de la compagnie qui a décroché
les droits
exclusifs, voir le site web de
Tri-Vision International Ltd. >>
3. Pour plus de détails
sur le code de l'ACR, voir le site
web Réseau éducation-médias.
>>
4. Pour un regard « songé
» sur la place de la violence en fiction, voir l'article «
Facts about fiction:
In defense
of TV violence » de David Link sur le site
web du magazine Reason. >>
Articles précédents
de Gilles Guénette |