Montréal,
le 20 mars 1999 |
Numéro
33
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COURRIER TRANSATLANTIQUE
DIFFUSER LES IDÉES
LIBERTARIENNES EN ITALIE
Carlo Lottieri conclut ici son
échange de courrier
des derniers mois avec Martin
Masse par un tour
d'horizon de la scène
politique italienne.
Bonjour,
Je veux brièvement présenter la situation politique de l'Italie
et – plus spécifiquement – le rôle du mouvement indépendantiste
du Nord à l'intérieur de la société italienne.
En conclusion de ma lettre, j'ajouterai quelques considérations
sur les perspectives d'un mouvement libertarien en Padanie et en Italie.
Mais avant de tout ça, il faut résumer l'histoire italienne
des derniers dix ans. |
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La naissance de la Ligue
À la fin des années 1980, l'Italie se trouvait dans une situation
de très grave malaise. L'absence d'alternative au pouvoir de la
Démocratie chrétienne et de ses alliés (les Italiens,
justement, n'ont jamais donné une majorité de votes au Parti
communiste, qui a monopolisé l'opposition à partir de 1945...)
avait créé les fondements pour une formidable corruption.
Les partis au gouvernement avaient la conviction raisonnable que les électeurs
allaient toujours leur donner leur appui, parce qu'ils n'avaient pas de
choix. Et ils en ont largement profité!
Mais la chute du mur de Berlin a modifié ce cadre de référence.
Le Parti communiste a connu une crise d'identité, jusqu'à
se transformer en un parti socialiste. Aujourd'hui, en effet, il s'aligne
sur les positions des socio-démocrates du chancelier allemand Schröder,
et il est peut-être même un peu moins de gauche.
En plus, le début des années 1990 a aussi été
marqué par de grandes difficultés économiques. Si
les États-Unis et l'Angleterre ont tiré avantage des réformes
libérales de Ronald Reagan et de Madame Thatcher, l'Europe continentale
a connu une situation de plus en plus difficile. Le chômage, en particulier,
a augmenté très vite et la croissance économique s'est
faite très faible.
Tout ça, en Italie, a favorisé le succès des mouvements
autonomistes du Nord, la partie la plus riche du pays où Umberto
Bossi avait constitué un mouvement qui déclarait vouloir
se battre pour les droits et les intérêts des régions
septentrionales. Au début, la Ligue naît « lombarde
» et il ne faut pas oublier que la région de Milan
est la plus importante du pays (elle compte 9,5 millions d'habitants et
constitue un quart de l'économie nationale). Bossi était
le secrétaire de la Ligue lombarde, mais il a obtenu son premier
succès important en 1990, quand il a créé une alliance
avec les autres mouvements régionalistes: du Piémont, du
Frioul, du la Vénétie, etc. C'est la naissance de la Ligue
du Nord, qui comprend plusieurs mouvements et offre des nouvelles perspectives
aux héritiers des petits partis « nordistes ».
Mais quelles étaient les idées du mouvement? Répondre
à cette question n'est pas du tout facile, parce que Bossi a changé
plusieurs fois son comportement et sa stratégie. En général,
nous pouvons dire que la Ligue s'est toujours présentée en
tant qu'interprète des exigences du Nord et elle a toujours critiqué
la politique interventionniste italienne dans le Midi, qui reçoit
des fonds publics de tout genre.
Si la Ligue Lombarde avait demandé l'autonomie de la région,
la Ligue du Nord se définissait comme un parti fédéraliste
et libéral, qui voulait transformer de manière très
radicale la structure jacobine de l'État italien. La bataille était
pour la « division du pouvoir » et
pour transférer des compétences du centre à la péripherie.
Fédéralistes vs patriotes
Il faut dire qu'au début des années 90, en Italie, le mot
« fédéralisme » était encore
une blasphème qui heurtait la sensibilité des «
patriotes » de droite et de gauche. Dans ce débat,
les opinion makers des principaux quotidiens italiens opposaient
au projet fédéraliste le souvenir du sacrifice de ceux qui,
au cours du XIXe siècle, ont donné leur vie pour unifier
l'Italie... Les gens du Sud, en particulier, percevaient très bien
que les électeurs septentrionaux qui votaient en masse pour la Ligue
(elle a monté très vite jusqu'à 35-40% des suffrages
du Nord) avaient envie d'abandonner le Midi à son destin. L'Italie
avait dépensé inutilement des sommes incroyables dans les
politiques industrielles pour le développement du «
Mezzogiorno » et les résultats étaient toujours
très décevants. (Les libertariens n'on pas à se surprendre
de ce phénomène, mais il faut rappeller que la plupart des
gens – surtout en Europe – pensent que le succès économique
dépend des investissements publics et qu'il suffit de prendre de
l'argent aux riches et de le donner aux pauvres pour résoudre tous
les problèmes sociaux).
Si la droite italienne contestait surtout le fédéralisme
défendu par la Ligue, au cours de cette période la gauche
accusait le mouvement de Bossi de s'inspirer du « capitalisme
sauvage », du reaganisme, et de mettre en question les
« acquis sociaux » de l'État-providence.
Pour la presse italienne, la Ligue était le parti de la division,
du thatchérisme à l'italienne et de l'égoïsme
des secteurs les plus productifs du pays. Mais cette stratégie médiatique
n'a pas bloqué Bossi et son mouvement, qui ont eu la chance de tirer
avantage de la destruction du système politique italien, très
corrompu et mis en procès par les juges italiens.
Un autre changement important s'est produit, à la suite de la chute
du vieux système politique, lorsque qu'il y a eu l'irruption sur
la scène italienne de Silvio Berlusconi, le tycoon des télévisions
italiennes qui a décidé de fonder un nouveau parti politique
(Forza Italia) avec l'objectif de créer une alliance entre
les petits partis modérés et catholiques, la Ligue et le
parti héritier du fascisme (Alleanza nazionale).
Sa thèse était que la Ligue était forte au Nord, où
elle pouvait battre l'alliance de gauche (ce qui s'était passé
à Milan en 1993 à l'occasion de l'élection du maire),
mais elle n'existait pas au Sud et n'aurait donc jamais pu vaincre les
post-comunistes aux élections nationales. Berlusconi souligna le
risque d'une victoire des « communistes » et il
pris note de la nécessité d'une collaboration entre les fédéralistes
du Nord et les nationalistes de la droite, qui avaient leur bassin électoral
surtout dans le Midi.
En 1994, Berlusconi réussit à « faire
le miracle » et l'alliance du centre-droite et de la
Ligue permit de battre la gauche. Mais la première victime de ce
développement fut la Ligue. Le succès du parti de Berlusconi
(qui, au début, se montrait très proche des autonomistes
du Nord) avait gravement endommagé Bossi. Le patron des télévisions
italiennes avait utilisé au mieux ses moyens financiers, ses médias
et son prestige personnel: le résultat avait été que
la Ligue avait perdu une bonne partie de ses supporters. Mais Bossi connaissait
très bien ce risque et il avait une solution de réserve:
après six mois, il faisait une alliance avec la gauche et il provoquait
la chute du gouvernent de droite, qu'il accusait de ne pas s'intéresser
aux réformes fédérales.
Après cette tempête, La Ligue fut obligée de changer
sa stratégie et son langage. Elle connut une phase difficile (le
groupe parlementaire avait perdu de nombreux éléments), mais
en 1995 elle adopta une stratégie franchement séparatiste.
Après une décennie de luttes et de polémiques, de
discours sur le fédéralisme et les autonomies, la Ligue demandait
une complète indépendence du Nord de l'Italie. Dès
1995, Bossi se met à utiliser l'expression « Padanie
» (qui existait déjà, mais qui n'était
pas du tout dans le langage commun) et il décide d'assumer un comportement
ouvertement illégal. Il donne vie à un parlement, à
un gouvernement, il organise des « élections »
avec plusieurs partis (il y avait aussi un parti libertarien, qui obtint
de très bons résultats).
En 1996 les électeurs montrent qu'ils apprécient ce virage:
la Ligue obtient 10% des votes au niveau national, c'est-à-dire
plus de 20% dans les régions du Nord. Elle recupère une large
partie des votes qu'elle avait perdus, ce qui confirme l'efficacité
de la proposition séparatiste.
Libertariens perplexes
Mais après? Au cours des dernières années – et surtout
dans les derniers mois – les responsables du mouvement commencent à
penser que la bataille pour l'indépendence est vraiment trop difficile
(sinon impossible). En plus, les changements concrets n'arrivent pas et
les gens veulent des résultats.
Tout ça prépare l'avatar le plus récent. Confrontée
au problème des immigrés et à l'insécurité
dans les villes (surtout Turin, Milan, Gênes, etc.), la Ligue décide
de se battre fortement contre l'immigration illégale et pour renforcer
plus sévèrement la législation en cette matière.
L'initiative est très populaire et donne voix à un sentiment
diffus. Mais il faut ajouter qu'il y a souvent des tons et des mots d'ordre
franchement xénophobes. De manière paradoxale, le parti qui
en 1994 avait beaucoup de réserves à s'allier avec les nationalistes
(et qui en 1995 avait soutenu un gouvernement de centre-gauche) assume
très souvent le langage qui est caractéristique de la droite
radicale européenne. Mais ce changement commence à créer
plusieurs problèmes à une large partie des électeurs
et des militants.
Les composantes les plus libérales et libertariennes, en particulier,
sont de plus en plus perplexes. Surtout si on considère que dans
les dernières semaines, les responsables du parti ont renoncé
à parler de sécession et ils exhibent un anti-américanisme
ridicule.
De nombreux libertariens du Nord restent favorables à la sécession
(de la Padanie, du Tyrol du Sud, de la Lombardie, des villes et des quartiers),
bien sûr, mais leur opinion est que le mouvement de Umberto Bossi
est en train de perdre ses éléments libéraux. Ils
ne voient plus ce qu'il peut devenir.
Dans cette situation il y a un rapprochement entre les libéraux
et les libertariens qui militent dans la droite modérée,
dans la gauche moins étatiste et dans les petits mouvements indépendants.
Ces petits groupes sont en train de comprendre qu'il faut absolument diffuser
les idées libertariennes et favoriser une multiplication des sites,
revues, livres, journaux et colloques. La perte d'une perspective politique
est en train de pousser les libertariens vers le travail plus obscure,
mais peut-être plus efficace, d'une recherche intellectuelle et d'une
dissémination qui puissent préparer un futur meilleur pour
l'Europe socialiste et pour cette Italie réfractaire aux idées
libérales.
Dans mon pays, alors, ceux qui aiment la liberté sont en train de
comprendre que sans une meilleure connaissance des idéaux et des
arguments libertariens, il n'est pas raisonnable d'imaginer une évolution
positive de la société.
Les libertariens anglophones répètent souvent que «
ideas have consequences ». Ce principe
commence à être compris même chez nous.
Carlo Lottieri
Brescia
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