Montréal,
le 20 mars 1999 |
Numéro
33
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MOT POUR MOT
LE PLUS IMPORTANT DÉVELOPPEMENT
DU MILLÉNAIRE
L'édition internet du Wall Street Journal inaugurait, le
10 mars dernier, une série d'articles sur les principaux événements
et tendances du dernier millénaire. Dans une première contribution
sous le titre « Laying Down the Law »,
l'historien britannique Paul Johnson explique pourquoi il considère
que l'avènement de la règle de droit est, selon lui, le développement
le plus important du millénaire. Quelques extraits en français
sont présentés ci-dessous.
M. Johnson est l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels le plus récent
est A History of the American People (HarperCollins, 1998). |
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« Le plus important développement politique du
second millénaire a été l'établissement solide,
d'abord dans un ou deux pays, puis dans plusieurs autres, de la règle
de droit. Son acceptation et sa mise en vigueur sont beaucoup plus cruciales
dans n'importe quelle société pour le bonheur de la majorité
des citoyens que ne l'est la démocratie elle-même. En effet,
la démocratie ne vaut rien sans règle de droit pour appliquer
les désirs de l'électorat, comme l'histoire du dernier demi-siècle
nous l'a montré à maintes reprises en Afrique, en Amérique
latine et en Asie. L'Union soviétique avait, en théorie,
une constitution démocratique magnifique. Mais la règle de
droit lui faisait entièrement défaut, et Staline a de ce
fait pu éliminer 30 millions de ses concitoyens et
malgré cela mourir tranquillement dans son lit sans être puni.
Qu'est-ce qu'on veut dire par “règle de droit”? Cela signifie un
régime juridique dans lequel tous sont égaux devant la loi
et tous – y compris les institutions – y sont sujets. On pourrait demander:
La règle de droit n'était-elle pas déjà bien
établie dans la République romaine avant même l'arrivée
du premier millénaire? Pas vraiment. Il est vrai que Rome, sur la
base de fondations grecques, avait mis en place un système de loi
qui opérait en gros de façon efficace à travers son
vaste territoire. C'est pour cette raison que la société
méditerranéenne a pu s'épanouir. Pompée, par
exemple, a pu mettre fin au piratage maritime pour la première fois
dans l'histoire en utilisant des procédures légales et des
méthodes d'application de la loi romaines.
Mais Pompée lui-même opérait souvent au-dessus de la
loi, comme l'ont fait Jules César, Marc Antoine et d'autres personnages
puissants. De cette façon, ils réussirent en bout de ligne
à intimider le Sénat, qui était le gardien politique
de la règle de droit, et à transformer la république
romaine en un empire, dans lequel l'empereur était au-dessus de
la règle de droit (et finalement déifié). C'est ce
qui mit en marche la longue dégénérescence de Rome,
un processus au cours duquel la règle de droit fut carrément
détruite et qui mena à la période que nous connaissons
sous le nom de haut moyen âge (NDLR: en anglais,
cette période qui va de la chute de Rome en 476 au Xe siècle
s'appelle Dark Ages, c'est-à-dire littéralement «
âge des ténèbres », alors
que le terme Middle Ages s'appliquent plutôt aux siècles
suivants jusqu'à la Renaissance). Plus à l'est, la loi romaine
adaptée dans le célèbre code légal de Justinien
a persisté dans l'empire byzantin. Mais là aussi l'empereur
et son État étaient au-dessus de la loi, garantissant ainsi
à long terme une décadence politique, économique,
morale et militaire.
Je situe l'émergence d'une véritable et permanente règle
de droit aux XIe et XIIe siècles. Deux courants ont convergé.
Sous Hildebrand, le pape Grégoire VII, l'Église a vigoureusement
lutté pour maintenir ses droits vis-à-vis les princes et
barons féodaux (...); ses successeurs ont poursuivi cette lutte
jusqu'à ce que les églises, monastères et couvents,
de même que toute terre bénite, soient à tout le moins
à l'abri de l'arbitraire de l'épée.
Au même moment, la Couronne anglaise, sur la base d'une tradition
légale très différente – le code de loi germanique
de l'État anglo-saxon – avançait dans la même direction
par une démarche profane. (...) [Cela mena à l'adoption de]
la Magna Carta (1215) par laquelle l'Église et les pouvoirs séculiers
se liguèrent pour forcer la Couronne elle-même, dans la personne
du roi Jean, à se soumettre pour la première fois publiquement
à la règle de droit. (...)
Lorsque vint le temps pour la jeune république américaine
de se donner une constitution, ses auteurs étaient très conscients
du fait qu'ils maintenaient et renforçaient un système de
gouvernement fondé sur “les lois, non les hommes”, et que leur tâche
était d'établir, pour toujours et dans une forme écrite,
une constitution qui garantissait la règle de droit. C'est pour
cette raison qu'ils divisèrent les pouvoirs entre une branche législative,
une branche exécutive et une branche judiciaire, de telle façon
que chacune contrebalance les deux autres, qu'ils accordèrent un
tel pouvoir aux juges fédéraux, surtout à la Cour
suprême, et qu'ils inclurent un mécanisme de destitution,
quoique sous une forme bénigne et respectueuse de la loi comparé
au précédent parlementaire anglais (NDLR:
alors que Charles Ier fut exécuté en 1649).
Ce remarquable groupe d'hommes sages et hautement cultivés comprenait
que pour réussir là où Rome avait échoué,
un système politique fondé sur la règle de droit devait
satisfaire à trois conditions. En premier lieu, les documents essentiels
doivent être écrits dans une langue simple et comprise par
tous, pour que même les jeunes puissent les apprendre par coeur.
La Déclaration d'indépendance et la Constitution américaine
ont ce mérite. (Et on peut aussi dire que la grande faiblesse des
documents de fondation de l'Union européenne, un arrangement politique
dont ses partisans espèrent qu'il grandira en des États-Unis
d'Europe, est qu'ils sont écrits dans un jargon bureaucratique et
légal incompréhensible.)
Deuxièmement, il doit être possible de changer la constitution
de temps en temps par une procédure qui décourage les innovations
trop brusques – comme James Madison l'a noté, amender la constitution
“devrait être possible mais pas facile”. Troisièmement, il
est essentiel d'interpréter la constitution d'une façon conservatrice
mais éclairée. Cette condition a été admirablement
remplie pendant le long mandat du juge en chef de la Cour suprême
John Marshall, nommé par le président John Adams en 1801.
Celui-ci a à toute fin pratique créé le cadre légal
à l'intérieur duquel des règles de libre marché
dans la production de biens et services ont pu s'établir et s'épanouir.
Ainsi, la règle de droit à pu accommoder le système
économique ayant connu le plus de succès dans l'histoire
du monde, un système dans lequel la richesse et le pouvoir ont continué
malgré tout à être assujettis aux tribunaux.
(...) »
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