Montréal,
le 3 avril 1999 |
Numéro
34
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LE MARCHÉ LIBRE
LES BREVETS:
UNE MESURE INUTILE
par Pierre Desrochers
L'Institut Fraser publie dans l'édition de mars de son mensuel Fraser
Forum une série d'articles élogieux sur le système
des brevets, le présentant tour à tour comme la pierre d'assise
de notre prospérité matérielle et l'une des plus importantes
inventions du dernier millénaire. Or dans les faits, le système
des brevets est le plus souvent contre-productif, car il ne fournit à
peu près aucun incitatif à innover et détourne au
profit d'agents de brevets et d'avocats des ressources qui seraient mieux
investies dans d'autres domaines. S'il est évidemment impossible
d'en tracer un bilan exhaustif dans une chronique économique, on
peut tout de même en souligner les principaux inconvénients(1). |
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L'origine des brevets remonte aux lettres patentes (d'où l'appellation
anglophone de patents pour désigner les brevets), documents
revêtus du grand sceau de l'État par lequel un monarque octroyait
un monopole à certains industriels et commerçants sur la
seule base de son pouvoir arbitraire. La chute de la monarchie autoritaire
en Europe amènera toutefois une redéfinition de ce système
que l'on justifiera désormais par la protection de la propriété
intellectuelle. Le brevet deviendra ensuite progressivement un droit d'exclure
ses compétiteurs de la fabrication, de l'usage et de la vente d'une
invention pour une période de vingt années.
Rendement social vs rendement privé
On utilise donc depuis quelques siècles déjà une logique
utilitariste pour en justifier l'existence. Les tenants du système
des brevets affirment ainsi que le « rendement social
» de l'innovation technique est très élevé,
mais qu'il n'en va ordinairement pas de même du rendement privé.
En termes moins techniques, la société toute entière
bénéficie des inventions d'individus créatifs, mais
ces derniers n'auraient pas vraiment d'incitatifs à innover si tout
le monde pouvait se permettre de copier le fruit de leur labeur.
On avance donc plusieurs arguments pour en justifier le maintien. On soutient
par exemple que la protection des droits de propriété est
essentielle dans une économie guidée par l'intérêt
particulier des individus et que même si les brevets confèrent
un monopole, leur contenu devient instantanément accessible au grand
public, ce qui augmente la base de connaissances disponibles. On avance
également que les brevets sont un incitatif indispensable à
l'investissement en recherche-développement, tant pour les inventeurs
autonomes que dans les grandes entreprises où l'on doit investir
du temps et des sommes considérables pour développer de nouveaux
produits. En fait, même si les brevets créent un monopole,
les consommateurs bénéficient malgré tout de produits
de meilleure qualité à meilleur prix résultant de
l'innovation technique encouragée par les brevets.
Le système des brevets a cependant toujours eu ses critiques. On
se demande ainsi qui est vraiment en mesure de déterminer le caractère
« nouveau, utile et important » d'une
innovation et quels critères on doit utiliser pour arriver à
cette fin. Les opposants au système invoquent également des
arguments économiques pour le discréditer. On soutient que
les brevets créent des monopoles qui sont par définition
une forme d'organisation économique ne bénéficiant
pas aux consommateurs. Bon nombre d'entreprises accumulent ainsi un grand
nombre de brevets non pas pour développer des inventions, mais pour
empêcher leurs concurrents de le faire. Le système des brevets
amènerait également les entreprises à se concentrer
sur des inventions brevetables plutôt que sur des innovations difficiles
à breveter. L'objection la plus sérieuse est toutefois que
les brevets sont inutiles, car les entreprises n'ont qu'à garder
secrets leurs procédés de fabrication, une procédure
beaucoup moins coûteuse. Mais qu'en est-il au juste?
Les brevets en pratique
L'opinion de la majorité des analystes sur l'utilité sociale
des brevets a beaucoup changé au cours des décennies. Au
risque de simplifier, il est généralement admis que les opposants
au système ont tenu le haut du pavé de la seconde moitié
du dix-neuvième siècle à la seconde guerre mondiale.
On assiste toutefois depuis quelques décennies à un retournement
de situation, comme en témoignent la dernière livraison du
Fraser Forum (un magazine qui défend, rappelons-le, le libre
marché).
Le problème, c'est que les supporters actuels du système
des brevets n'avancent pour l'essentiel que des arguments théoriques
pour justifier le système. En fait, la plupart sont des économistes
influencés par la « nouvelle théorie de
la croissance endogène » (New Growth Theory
– NGT), un corpus théorique aussi abstrait que mathématisé
selon lequel la production de connaissance est la clef de la croissance
économique. L'ennui avec la NGT, c'est que ses auteurs ne réalisent
pas que la production de connaissance ou d'une nouvelle idée n'est
que le premier pas de la croissance économique. Il faut ensuite
que des industriels assemblent des ressources et fassent des démarches
longues et fastidieuses pour qu'un produit pouvant intéresser les
consommateurs se retrouvent sur les tablettes des magasins. Il suffit de
constater que plus de 95% des brevets représentent des idées
qui ne trouveront aucune application commerciale pour s'en convaincre.
Ce qui est toutefois encore plus troublant dans les arguments des tenants
du système des brevets, c'est qu'ils ignorent à peu près
complètement nombre d'enquêtes menées depuis une quarantaine
d'années qui ont démontré qu'en pratique, les brevets
ne jouent aucun rôle significatif dans la protection de la propriété
intellectuelle(2). Ce que toutes
les études sérieuses révèlent (et ce que tout
industriel un peu honnête vous avouera rapidement), c'est que l'impact
des brevets pour protégér une invention est tout à
fait négligeable, car il suffit de modifier un peu une invention
pour obtenir un autre brevet(3).
De plus, obtenir un brevet peut être contre-productif, car on peut
alors se le faire contester par un concurrent détenant un brevet
présentant certaines similarités. Bon nombre d'entreprises
préfèrent alors ne pas breveter leurs inventions. Cela est
d'autant plus vrai dans les domaines où l'innovation technique est
rapide et importante, car l'innovation devient souvent désuète
entre le moment où une entreprise cherche à obtenir un brevet
et celui où elle l'obtient.
Ce qu'il faut également comprendre à propos des brevets,
c'est qu'ils ne constituent dans les faits qu'un « permis
pour aller devant les tribunaux » (a license to litigate).
Ce n'est pas parce qu'un inventeur obtient un brevet qu'il est de facto
l'unique propriétaire de son invention. Tout ce qu'il obtient réellement,
après avoir dépensé des milliers de dollars, est la
permission de dépenser encore plus d'argent pour aller plaider sa
cause devant un concurrent qui peut avoir les reins financiers beaucoup
plus solides que lui. La situation est souvent catastrophique pour des
inventeurs autonomes qui doivent se frotter à des entreprises beaucoup
plus importantes. (Bon nombre d'enquêtes révèlent toutefois
que les grandes entreprises cherchent à éviter comme la peste
ce genre de situation, en raison de la publicité négative
attachée au fait de s'attaquer à un inventeur désargenté).
Les grandes entreprises cherchent également le plus souvent à
éviter le recours aux tribunaux. Eric Von Hippel, un chercheur au
Massachussets Institute of Technology, décrit ainsi une situation
typique:
Firm A's corporate patent department
will wait to be notified by attorneys from firm B that it is suspected
that A's activities are infringing B's patents. Because possibly germane
patents and their associated claims are so numerous, it is in practice
usually impossible for firm A – or firm B – to evaluate firm B's claims
on their merits. Firm A therefore responds - and this the true defensive
value of patents in industry – by sending B copies of « a
pound or two » of its possible germane patents with
the suggestion that, altough it is quite sure it is not infringing B, its
examination shows that B is in fact probably infringing A. The usual result
is cross-licensing, with a modest fee possibly being paid by one side or
the other. Who pays, it is important to note, is determined at least as
much by the contenders' relative willingness to pay to avoid the expense
and bother of a court fight as it is by the merits of the particular case(4).
Les véritables sources de l'innovation
Les brevets ne constituent donc pas dans les faits une protection très
efficace. Il ne peut toutefois en être autrement, car ils reposent
sur une conception erronnée de l'invention. La philosophie sur laquelle
repose ce système postule en effet qu'un inventeur (ou un groupe
d'inventeurs) travaillent pendant des années à la mise au
point d'une innovation tout à fait nouvelle. Or dans les faits,
l'innovation technique est beaucoup moins spectaculaire et progresse surtout
par la résolution progressive d'innombrables problèmes confrontant
les individus les plus créatifs.
Cela se reflète d'ailleurs dans le système des brevets, car
comme le constate un observateur de l'Office canadien de la propriété
intellectuelle, plus de 90% des innovations brevetées ne sont en
fait que des petites modifications sur des inventions déjà
brevetées. De plus, plusieurs enquêteurs ont relevé
que la majorité des inventeurs n'inventent pas nécessairement
pour l'argent (bien que la plupart ne dédaigneraient évidemment
pas s'enrichir), mais bien plutôt pour résoudre des problèmes
et par curiosité. En fait, comme j'ai pu le constater lors d'une
recherche auprès d'inventeurs québécois, l'immmense
majorité (46 sur 50) inventeraient tout autant sans brevets. J'avancerais
même que le recours aux brevets est inversement proportionnel au
niveau de familiarité de l'inventeur avec ce système.
Le lecteur se demandera alors peut-être pourquoi le système
des brevets est toujours parmi nous si ses inconvénients sont aussi
importants. On peut évidemment souligner l'importance du lobby des
agents de brevets, des fonctionnaires chargés d'administrer le système
et des employés d'entreprises gagnant leur vie à le gérer
à l'interne. L'argumentaire de la propriété intellectuelle
est peut-être néanmoins plus important, notamment auprès
des gens peu familiers avec l'innovation technique. Il semble néanmoins
acquis que nous ne nous porterions pas plus mal si on l'abolissait.
1. L'argumentation développée
dans le cadre de cette chronique est
traitée
de façon plus détaillée dans mon article «
On the Abuse of
Patents as
Economic Indicators », Quarterly Journal of Austrian
Economics,
vol. 1, no. 4, Winter 1998, p. 51-74. >>
2. Deux des études les
plus importantes à cet égard sont C.T. Taylor et
Z. A. Silberston,
The Economic Impact of the Patent System: A Study of
the British
Experience, Cambridge University Press, 1973, et R.C. Levin,
A.K. Klevorick,
R.R. Nelson et S.G. Winter. « Appropriating the Returns
from Industrial
Research and Development ». Brookings Papers on Economic
Activity
1987: 783-820. >>
3. On doit toutefois souligner
que l'industrie pharmaceutique semble
être
une exception, car il est beaucoup plus facile de décrire de façon
détaillée
un composé chimique qu'une invention mécanique. L'importance
de la réglementation
dans ce domaine qui exlut presque d'entrée de jeu
les petites
entreprises en raison des coûts énormes qu'elle impose, joue
toutefois
un rôle à cet égard. >>
4. Eric Von Hippel, The Sources
of Innovation, New York: Oxford
University
Press, p. 53. >>
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