Né en 1899 dans une famille d'intellectuels viennois (ses grands-pères
étaient zoologiste et professeur de droit constitutionnel, son père
était professeur de botanique à l'Université de Vienne
et il comptait Ludwig Wittgenstein au nombre de ses deuxièmes cousins),
Hayek hésitera dans sa jeunesse entre l'étude de l'économie
et de la psychologie. Il choisira finalement la science économique,
mais il confiera quelques décennies plus tard regretter quelque
peu sa décision, sa fascination pour la psychologie ne s'étant
jamais démentie(1).
Au retour de son service militaire lors de la Première Guerre mondiale,
Hayek s'inscrit à l'Université de Vienne où il obtiendra
un doctorat en droit en 1921 et un doctorat en science politique en 1923(2).
Le jeune Hayek est à l'époque un socialiste modéré
et un réformiste épris de justice sociale. Le cours de sa
vie changera toutefois lors de son association avec l'économiste
Ludwig von Mises.
Hayek adhère à la vision libérale
Libéral intransigeant à une époque où l'intelligentsia
occidentale est fascinée par l'expérience soviétique,
Mises publie en 1922 Le Socialisme. Une analyse économique
et sociologique, un ouvrage imposant où il soutient qu'en l'absence
d'un véritable système de prix, aucun planificateur étatique
ne peut opérer rationnellement une structure aussi complexe qu'une
économie moderne. L'expérience soviétique ne peut
donc, selon Mises, que mener au chaos et à la destruction. Hayek
absorbera progressivement la vision de Mises, dont il deviendra le principal
disciple et défenseur pendant les années 1920 et 1930 lors
d'un virulent débat académique sur la planification centralisée
dans une économie socialiste.
Hayek obtient entretemps un poste de professeur de science économique
à la London School of Economics au début des années
1930. La crise économique semblant s'établir à demeure,
il raffinera et élaborera une autre contribution de Mises, la théorie
« autrichienne » des cycles économiques
et de la production(3). Hayek soutient
que la crise a été provoquée par les politiques monétaires
expansionnistes des banques centrales occidentales et que la seule façon
de sortir durablement de la crise économique est de laisser jouer
les forces du marché. Contrairement aux prescriptions de son opposant
intellectuel John Maynard Keynes, le remède proposé par Hayek
implique toutefois plusieurs sacrifices à court terme, ce qui explique
en partie le peu de succès de son approche auprès des politiciens.
La popularité grandissante des thèses keynésiennes
et la planification centralisée à grande échelle des
économies occidentales lors du second conflit mondial l'inquiètent
rapidement au plus haut point. Il publie alors un petit livre en 1944,
La route de la servitude, où il accuse les gouvernement britannique
et américain de s'enfoncer dans le totalitarisme, car sous prétexte
de gagner la guerre, les politiciens et les fonctionnaires de ces deux
pays concentrent tous les moyens économiques dans les mains de l'État.
Selon Hayek, cette étatisation est non seulement inutile, mais elle
est également dangereuse, car elle rapproche le régime politique
des Alliés du modèle nazi qu'ils combattent et du communisme
qu'ils veulent éviter. La route de la servitude devient instantanément
un best-seller, en bonne partie grâce à une version abrégée
publiée par Readers' Digest. Ce livre essentiellement politique
marque toutefois le début du déclin de la carrière
académique de Hayek, car ses collègues socialistes ne lui
pardonnent pas de soutenir que le socialisme est toujours incompatible
avec la liberté.
Carrière difficile
Avec le triomphe quasi-total du collectivisme dans l'après-guerre,
Hayek décide de renouveler la défense intellectuelle de la
liberté individuelle en se consacrant à l'histoire des idées
et à la philosophie politique. Pour des raisons tant personnelles
que professionnelles, il quitte toutefois la Grande-Bretagne au début
des années 1950 pour l'Université de Chicago, où il
est cependant incapable d'obtenir un poste dans le département d'économie
en raison de son opposition croissante au positivisme et à la modélisation
de plus en plus abstraite de la science économique(4).
Il se retrouve donc Professor of Social and Moral Sciences dans
un programme tout à fait unique aux États-Unis, le Committee
on Social Thought.
Bien qu'il soit extrêmement productif durant cette période,
publiant notamment son ouvrage The Constitution of Liberty en 1960,
il atteint à ce moment le point le plus bas de sa carrière.
Son poste est alors payé entièrement par une fondation privée,
le William Volker Fund, et ses ouvrages ne suscitent que peu d'intérêt.
Il prend finalement sa retraite de l'Université de Chicago en 1962,
mais devant le refus des dirigeants de cette institution de lui verser
une pension (car ils ne lui avaient jamais versé de salaire), Hayek
devient professeur de politique économique à l'Université
de Fribourg (Allemagne de l'ouest). Après sa retraite de cette institution
en 1967, Hayek accepte un professorat honorifique à l'Université
de Salzbourg (Autriche) et ne prend finalement une retraite définitive
du monde académique qu'en 1977, à l'âge de 78 ans.
Malgré une santé chancelante (il devient sourd de l'oreille
gauche, mais remarque philosophiquement que Marx était sourd de
l'oreille droite), Hayek est extrêmement productif dans les dernières
années de sa vie. Il consacre alors l'essentiel de ses énergies
à élaborer sa théorie de « l'ordre
spontané »(5).
Hayek reprend alors à son compte la formule choc «
The product of human action but not of human design »
pour expliquer son approche. Selon lui, une société libre
fonctionne par essais et erreurs. Les individus libres essaient différentes
choses, retiennent celles qui donnent de bons résultats et laissent
tomber celles qui ne répondent pas à leurs attentes. Or personne
n'est mieux placé pour prendre des décisions que les individus
directement confrontés à un problème dans un contexte
qu'ils connaissent mieux que quiconque. Malgré toute la bonne volonté
des hauts fonctionnaires, la gestion publique ne peut jamais donner d'aussi
bons résultats que l'entreprise privée, car elle repose sur
des directives et récompense les individus qui s'y conforment, indépendamment
des résultats.
La supériorité du libéralisme
Toutes les tentatives de substituer la planification centralisée
à l'initiative individuelle souffrent donc immanquablement d'un
manque de connaissances (knowledge deficit) et produisent des conséquences
inattendues des instigateurs de ces politiques. Hayek n'est pas tendre
pour la plupart des intellectuels et des planificateurs économiques
qui s'imaginent en savoir plus qu'ils n'en connaissent en réalité.
Il ne remet toutefois pas tant en cause leur probité ou leur motivation
que leur incapacité à produire d'aussi bons résultats
que l'initiative décentralisée, car c'est l'imperfection
de l'information qui rend la coordination décentralisée techniquement
supérieure à la coordination étatique.
La supériorité du libéralisme sur le socialisme n'est
donc pas une affaire de sensibilité ou de préférence
personnelle, mais un constat objectif vérifié par toute l'histoire
de l'humanité. Là où l'initiative est libre, le progrès
économique, social, culturel et politique est toujours supérieur
aux résultats obtenus dans les sociétés planifiées
et centralisées. Pour Hayek, c'est donc le respect de la liberté
individuelle qui doit être le guide de la politique de l'État.
Après une longue éclipse, Hayek revient sur le devant de
la scène intellectuelle en 1974, alors qu'on lui attribue le prix
Nobel d'économie conjointement avec le socialiste suédois
Gunnar Myrdal (ce qui fait dire à plusieurs mauvaises langues que
l'économie est la seule discipline où l'on peut obtenir conjointement
un prix Nobel pour avoir dit exactement le contraire de l'autre vainqueur).
Hayek ne mérite toutefois pas son prix pour ses travaux récents,
mais pour sa contribution à l'analyse des cycles économiques
élaborée dans les années 1930 où il avait prédit
la poussée inflationniste et le chômage élevé
frappant les économies occidentales au début des années
1970.
La vie et l'oeuvre de Friedrich Hayek sont remarquables à plusieurs
égards. Après être devenu assez jeune l'un des économistes
les plus réputés de la planète, il sera mis au ban
du monde académique pour plusieurs décennies, mais il vivra
suffisamment longtemps pour voir ses idées confirmées par
les faits. Son oeuvre est aujourd'hui étudiée par d'innombrables
académiciens faisant leur propre carrière autour de l'interprétation
de ses textes. Comme tous les grands penseurs de l'histoire de l'humanité,
l'oeuvre de Hayek n'est toutefois pas tant importante par les réponses
qu'elle donne que par les questions qu'elle pose, et il ne fait aucun doute
que les questions posées par Hayek occuperont plusieurs générations
d'académiciens, d'intellectuels et de gens d'action.
* Le lecteur voulant plus de
détails sur la vie et l'oeuvre de Hayek est invité
à
consulter la Hayek
Scholars' Page. De plus, une conférence aura lieu à
Montréal
le 8 mai prochain sur sa vie et son oeuvre (voir p.
5).
1. Michael J. Mahoney et Walter
B. Weimer, « Friedrich A. Hayek (1899-1992) »,
American
Psychologist, January 1994, p. 63. >>
2. L'Université de Vienne
ne comporte pas à l'époque de département d'économie,
mais
des cours
dans cette matière sont donnés dans les facultés de
droit et de science politique. >>
3. Monetary Theory and the
Trade Cycle (1929); Prices and Production (1931);
Profits,
Interests and Investment, and Other Essays on the Theory of Industrial
Fluctuation
(1939); The Pure Theory of
Capital (1941). Tous les ouvrages de Hayek
sont disponibles
dans la réédition de ses oeuvres
par The University of Chicago Press.
Ses oeuvres
en histoire des idées et en
philosophie sont facilement disponibles en
langue française,
mais il n'en va pas nécessairement
de même de ses premiers
ouvrages
de théorie économique. La traduction française
de Prices and Production
a toutefois
été réimprimée en 1985 par Agora.
>>
4. Voir notamment son ouvrage
The Counter-Revolution of Science (1952).
>>
5. Voir notamment les trois volumes
de Droit, législation et liberté (Presses Universitaires
de France,
1986) et La présomption fatale (1988).
>>
Articles précédents
de Pierre Desrochers |