Montréal,
le 17 avril 1999 |
Numéro
35
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Vos
commentaires
NOVLANGUE
« If
the question is, do we fall into Big Brother as soon as we have electronic
means to work with, I would say that in a certain sense we are already
there. A totalitarian governement could always [misuse] it, but in a democratic
society like ours, those rules are established. »
Robert Perreault
min. Relations
avec les citoyens
(Source: The National Post)
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LEMIEUX EN LIBERTÉ
LA TENTATION
IDENTITAIRE
par Pierre Lemieux
Les paysans de l'Ancien régime de même que les esclaves américains
avaient besoin d'un passeport intérieur pour circuler(1).
L'idée que l'individu n'a pas à justifier de son identité
devant les pouvoirs publics est une idée moderne, mais elle a été
remise en cause par la montée de l'État administratif au
20e siècle.
En France, une carte d'identité obligatoire a été
instaurée en 1940 par le gouvernement de Vichy, et remplacée
plus tard par l'actuelle carte nationale d'identité. La plupart
des États européens ont institué une carte d'identité
qui est obligatoire soit de jure soit de facto. Aux États-Unis,
le numéro de sécurité sociale et, surtout, le permis
de conduire en sont subrepticement venus à jouer le rôle de
pièces d'identité officielles. De même, au Canada,
des cartes d'identité sont apparues sous la forme du permis de conduire
ou de la carte d'assurance sociale; plusieurs gouvernements provinciaux
émettent une carte d'identité facultative et d'autres projets,
plus coercitifs, circulent.
Comme d'habitude, le gouvernement du Québec a naïvement suivi
ces modes liberticides. Le 12 novembre 1970, le ministre de la Justice,
Jérôme Choquette déclarait à l'Assemblée
nationale que la carte d'identité « faisait l'objet
d'une étude à [son] ministère »(2).
Si les projets québécois n'ont pas abouti, le permis de conduire
et la carte d'assurance maladie – surtout avec l'adjonction récente
de la photo du titulaire – ont pris l'allure de cartes d'identité.
Et on apprenait, il y a quelques jours, que le gouvernement du Québec
s'apprête maintenant, au moyen d'un simple décret, à
créer un fichier central de la population et une carte d'identité
dite facultative. Le ministre de la Sécurité publique nous
dit essentiellement de ne pas nous inquiéter parce que nous sommes
déjà tombés dans les griffes de Big Brother, mais
que celui-ci est démocratique et inoffensif(3). |
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Les dangers de la carte d'identité
Le principal avantage (du point de vue de l'État) de la carte d'identité
est de faciliter les contrôles administratifs et policiers. L'obligation
pour l'individu de produire sa carte d'identité dans certaines circonstances
est pratiquement inséparable du concept même de la chose.
Autrement, il suffit d'affecter à chaque individu un simple numéro
sans support matériel (comme un numéro d'assurance sociale),
ou encore de mettre à sa disposition un document d'identité
ad hoc (comme un extrait du registre de l'état civil). Une fois
la carte d'identité établie ici, combien de temps faudra-t-il
avant que l'on exige, comme dans plusieurs pays européens, que l'individu
la produise sur demande aux agents de police? « Vos
papiers ! »
Pour pallier à ce danger, certains suggèrent une carte d'identité
qui ne serait que facultative – ce qui correspond du reste au projet que
le gouvernement du Québec cherche à imposer en catimini.
Cette solution est illusoire puisqu'il est quasiment certain qu'une carte
d'identité facultative deviendra rapidement obligatoire, en droit
ou en fait. En France, la carte d'identité est facultative, mais
il est difficile de s'en passer. Et point n'est besoin de traverser l'Atlantique
pour avoir une démonstration de l'obligation de fait qui s'attache
à une carte d'identité facultative: les pièces d'identité
officieuses que sont devenues, au Québec, le permis de conduire
et la carte d'assurance maladie ont déjà pris l'allure de
papiers obligatoires en pratique et ce, même si les lois qui les
instituent avaient tenté de l'empêcher.
Une fois admis le principe de la carte d'identité, il sera plus
facile de faire accepter son caractère coercitif. Notre siècle
offre de multiples exemples de principes qui ont été adoptés
sous le couvert de formalités administratives et qui ont rapidement
glissé sur la pente des contraintes rigoureuses: de l'immatriculation
des voitures à l'idée que conduire est un privilège
consenti à des conducteurs numérotés, de l'autorisation
d'acquisition d'armes à feu à l'interdiction de la légitime
défense, de la réglementation du marché aux permis
de travail, et cetera, et cetera.
Surtout quand elle est obligatoire, la carte d'identité diminue
le coût des croisements des fichiers gouvernementaux. Elle porte
un numéro ou une autre forme d'identifiant unique ; à tout
le moins, elle contient des informations, incluant normalement l'adresse
et la date de naissance de son titulaire, qui permettent de construire
un identifiant composite. Celui qui change d'adresse, ou rend autrement
périmées les informations qui figurent sur sa carte d'identité,
doit en informer l'autorité émettrice. S'il en coûte
moins cher de croiser des fichiers, à la fois en temps, en argent
et en risques d'erreur, les bureaucrates y auront recours plus souvent.
Avec la carte d'identité, le quadrillage administratif de l'État
s'accentuera et les individus auront de plus en plus de peine à
passer à travers les mailles du filet. Il deviendra plus facile,
par exemple, de refuser un passeport à celui qui n'aurait pas satisfait
à ses obligations de pension alimentaire – ou, dans l'avenir, qui
aurait commis le nouveau péché à la mode.
Dérapages
Une objection à ces craintes s'exprime sous la forme du «
Je n'ai rien à cacher ». Or, tout individu
a quelque chose à cacher quand quelqu'un d'autre veut savoir ce
qui ne le regarde pas. Il y a des choses qui ne sont pas des affaires de
l'État. Sinon, pourquoi cacheter les lettres que nous mettons à
la poste? Ou encore, pourquoi ne pas donner à la police un double
des clés de sa maison, comme on rapporte que l'État nazi
l'exigeait(4)?
Si nous agissons comme si nous n'avons rien à cacher, nous en aurons
de plus en plus, car les oreilles et le bras armé de l'État
abuseront de notre naïveté. Si l'État n'était
pas dangereux, qu'aurions-nous besoin de l'indépendance au moins
formelle des tribunaux, d'une charte des droits, de trois lectures des
projets de loi, de la publicité des règlements, des lois
sur l'accès à l'information gouvernementales, ou encore des
dispositions légales qui avaient été introduites pour
empêcher que la carte d'assurance maladie et le permis de conduire
ne se transforment en cartes d'identité?
En vérité, nous avons de plus en plus de choses à
cacher, car des lois volumineuses et incompréhensibles s'immiscent
dans tous les domaines de notre vie. Mêmes des députés
déclarent qu'ils ignoraient les lois en vertu desquelles ils sont
poursuivis.
Historiquement, les contrôles administratifs et les papiers d'identité
ont donné lieu à des dérapages qu'il convient au moins
d'évoquer. L'identification des Juifs par l'occupant nazi en Europe
de l'Est fut facilitée par les cartes d'identité déjà
instituées dans ces pays(5).
De la même manière, la carte d'identité a aidé
l'État turc à mener son génocide contre les Kurdes,
et les Hutu rwandais à massacrer les Tutsi(6).
Ce n'est pas pour rien que Pétain imposa la carte d'identité
obligatoire en France(7). En supprimant
l'anonymat, la carte d'identité facilite le contrôle des populations
et la persécution de groupes impopulaires.
Ces choses, dit-on, ne peuvent arriver ici. C'est peut-être vrai
aussi longtemps que nous prévenons le danger en refusant à
l'État les moyens de nous y conduire. C'est moins vrai autrement.
Plusieurs des sociétés qui, au 20e siècle, ont succombé
à la tyrannie (et ont parfois entraîné le reste du
monde dans des catastrophes sanglantes) étaient souvent très
civilisées – la France de Vichy ou même de l'Allemagne du
début du siècle, par exemple.
En cette fin du 20e siècle, la société québécoise
(par exemple) dissimule beaucoup d'intolérance et d'acrimonie. La
moitié de la population croit dur comme fer que le Canada est le
plus beau pays au monde; l'autre moitié ne jure que par le nouveau
pays qu'elle veut construire et qui représentera la fine pointe
de l'évolution humaine. Une forte proportion de la population considère
normal d'imposer sa langue par la force à l'encontre d'une minorité
importante. Si certaines minorités paraissent à l'abri de
la persécution, l'intolérance monte contre des minorités
impopulaires. Une partie non négligeable de la population en veut
aux Amérindiens, avec qui les conflits ne font que commencer. Tout
cela est exacerbé par notre dépendance devant les solutions
politiques, notre habitude à réclamer des lois coercitives
quand se manifestent des préférences individuelles divergentes.
Qui peut affirmer que l'évolution actuelle rend impossibles des
dérapages plus durs encore que notre tyrannie tranquille?
Qui nommera les minorités impopulaires de l'avenir? En 1988, un
groupe conservateur britannique suggérait que, tout comme on peignait
une croix rouge sur la porte des pestiférés du Moyen Âge,
il suffirait aujourd'hui d'imprimer une croix sur la carte d'identité
des sidéens. Qui sait quelles seront les modes réglementaires
de l'avenir? quelles bonnes raisons on invoquera pour contrôler de
nouveaux aspects de la vie? Qui connaît les lois futures qui nous
paraissent aujourd'hui aussi invraisemblables que tant de contrôles
actuels auraient semblé inconcevables à nos ancêtres?
Par exemple, plusieurs experts en santé publique suggèrent
sérieusement que ceux qui souhaitent avoir des enfants devraient
prouver leur compétence et obtenir un permis(8).
Une solution inutile
Non seulement la carte d'identité représente-t-elle un véritable
danger public, mais elle constitue aussi une fausse solution à l'identification
des individus.
On doit admettre que la carte d'identité contribuerait à
réduire la fraude à la marge, c'est-à-dire dans des
activités où les avantages du fraudeur sont trop faibles
pour justifier l'obtention d'une fausse carte d'identité. Le cas
des élections est le plus patent à cet égard, encore
que l'on rapporte des cas de fraude électorale à l'aide de
fausses cartes d'identité en France(9).
Mais y a d'autres moyens, moins liberticides, d'augmenter le coût
de la fraude électorale comme l'exigence de déclarations
sous serment en cas de doute ou des sanctions plus sévères.
Quand la fraude promet à son auteur des avantages importants, la
carte d'identité ne fait que reporter à un autre niveau le
problème de l'identification. D'une part, il faut s'assurer que
les renseignements consignés sur la carte sont véridiques,
que la substitution de personne ne se produit pas à ce niveau-là,
et que les renseignements demeurent valides. Ces exigences permettent de
croire que la carte d'identité alourdirait les contrôles administratifs
et enrichirait les bases de données gouvernementales.
D'autre part, il n'existe pas de carte d'identité infalsifiable.
Dans la mesure même où cette pièce d'identité
est reconnue comme faisant foi de l'identité de son titulaire, les
avantages de la falsification augmentent pour les fraudeurs. On connaît
les trafics de fausses cartes d'identité en France. Selon un ancien
ministre du Home Office britannique, les fausses cartes d'identité
françaises représentent le principal défi des douaniers
de Douvres(10). Ces fraudes sont
assez courantes pour qu'apparaisse l'habitude de demander une seconde pièce
d'identité.
Il existe des moyens privés de se prémunir contre la fraude.
L'utilisation des cartes de crédit et des cartes de débit
avec code secret en fait partie. Dans la mesure où les commerçants
souhaitent des moyens additionnels, le marché les fournira, mais
à condition que les clients les acceptent. Les cartes de crédit
avec photo représentent une solution possible, qui a sans doute
été tuée dans l'œuf par les pièces d'identité
officielles. Aucune pièce d'identité privée n'est
parfaite, Dieu soit loué! car cette imperfection est justement due
à l'absence d'identifiant unique et à la difficulté
de recouper les données et de construire des fichiers centraux.
Un avantage majeur des pièces d'identité privées est
qu'un individu est toujours libre de les refuser sans risquer ni d'être
poursuivi ni imposé pour des services dont il ne veut pas. Dans
la lutte contre la fraude comme ailleurs, la notion d'efficacité
repose sur les préférences de tous les individus en cause
et implique le consentement volontaire de chacun. Contrairement aux solutions
privées, volontaires, décentralisées et diversifiées,
l'imposition légale et coercitive d'une carte d'identité
viole les conditions de l'efficacité économique et revient
à favoriser un groupe (les commerçants ou les fraudeurs)
au détriment d'un autre groupe (les consommateurs ou les honnêtes
gens).
S'il existe au Québec une société distincte, on aurait
espéré qu'elle se distingue à l'avant-garde de la
liberté plutôt que dans la première loge de la servitude
et que l'on résiste, ici, à la tentation identitaire dans
laquelle sont tombés la plupart des États occidentaux. Nos
enfants, que l'on habitue maintenant à présenter des papiers
d'identité officiels pour un oui ou pour un non, comprendront un
jour que la logique de ce système les a privés de leur liberté
et de leur dignité. Qu'arrivera-t-il alors? Sera-t-il trop tard?
Rappelez-vous Cowansville, le 15 mars 2030(11).
1. Alexis de Tocqueville, L'Ancien
Régime et la Révolution (1856), livre III, ch. VI,
in Tocqueville,
Paris, Laffont, 1986, p. 1067. >>
2. Assemblée nationale,
Journal des Débats, première session, 29e législature,
vol. 10, nº 25, p. 1512. >>
3. National Post, 8 avril
1999. La pot aux roses a été mis au jour par Michel Venne
dans Le Devoir du 7 avril. >>
4. Selon Reynold's Illustrated
News, 18 avril 1937; cité par Sean Gabb,
A
Libertarian Conservative Case Against Identity Cards, Londres,
Libertarian Alliance, 1994. >>
5. Sean Gabb, op. cit.
>>
6. Ibid. Voir aussi Richard
Dowden, « Identity card was passeport to death
», The Independent (Londres),
7 juillet
1994: « When the Hutu militias, the gangs of killers,
began their genocidal massacres of Tutsis
in April,
they needed only to ask for identity cards to decide who lived and who
were chopped
or speared
to death. » >>
7. Loi instituant la «
Carte d'identité de Français », Journal Officiel
de la République Française,
20 novembre
1940, p. 5740-5741. >>
8. Voir Pierre Lemieux, «
Le permis de parent », Le Québécois libre,
20 mars 1999. >>
9. Le Monde, 3 août
1987. >>
10. The Guardian, 14
octobre 1994. >>
11. Voir mon Histoire
de la carte d'identité au Québec, 1997-2030.
>>
©Pierre
Lemieux 1999
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