Pour les mêmes raisons les libertariens refusent les guerres. Avec
une seule exception: si elles sont défensives. La raison est évidente.
Si on part du fait que l'État a monopolisé les services de
protection et qu'il empêche la création de solutions défensives
privées et non coercitives, il est évident qu'une population
étatisée (au Canada, en Italie, aux État-Unis, etc.)
n'a aucune alternative, face à une agression extérieure,
que d'utiliser l'armée nationale.
Mais les guerres qui ne sont pas défensives sont l'équivalent
de la solidarité publique en matière sociale. Ceux qui n'acceptent
pas de se voir imposer des taxes et corvées pour « aider
» les pauvres, les chômeurs ou les peuples les plus
démunis de la terre, ne sont pas plus disposés à subir
l'agression de l'État (qui veut notre argent et notre sang) pour
« aider » des peuples qui se battent ou pour protéger
des nations qui ont été attaquées.
Voilà pour quelle raison, dans le contexte des États-Unis
(le seul pays qui connaît une présence importante de militants,
politiciens et intellectuels libertariens), ceux qui croient avec la plus
grande passion aux libertés individuelles s'opposent à l'intervention
militaire de l'OTAN en Yougoslavie.
La tradition libertarienne, alors, est isolationniste: comme l'était
l'Old Right de Albert Jay Nock. Une fois que nous avons pris conscience
de notre condition de victimes des États (et, donc, de notre condition
de sujets), notre prétention est que ces États doivent renoncer
à se lancer dans des aventures de type colonial ou humanitaire (et
il faut dire qu'il n'est pas toujours facile de discerner les différences.)
Être réaliste devant les tragédies
Sur la terre il y nombreuses tragédies, mais tout ça ne doit
pas devenir le prétexte pour transformer les guerres locales en
guerres régionales, ni les guerres régionales en guerres
mondiales. Il faut être réaliste. Les libertariens connaissent
la logique des États et ils se méfient de leur volonté
à faire et à agir. En plus, les libertariens refusent qu'un
seul État (ou un petit groupe d'États) puisse jouer dans
le monde le rôle du Gendarme Universel.
La guerre a aussi des règles qu'on doit respecter. Aussi longtemps
qu'il y aura des hommes, il faudra s'attendre (malheureusement) à
ce qu'il y ait des guerres et de la violence. Mais, confrontés à
tout ça, les libertariens savent qu'il y a différentes manières
de combattre et que les hommes responsables ne peuvent pas ignorer les
droits des civils. Même dans une société sans État,
où la protection serait assurée par des agences privées
en concurrence, certaines guerres ne seraient pas acceptables. Il y a des
valeurs à respecter.
Le conflit des Balkans, avec les bombardements de l'OTAN sur les civils
(et, bien sûr, avec les cruautés commises surtout par les
Serbes, mais aussi par les Albanais), nous montre comment les hommes ne
doivent pas combattre. Et il nous aide à apprécier la force
des intuitions libertariennes et les choix des pays – dont le plus caractéristique
de tous, la petite Suisse – qui ont décidé d'assumer une
politique étrangère fondée sur la « neutralité
» et l'isolationnisme.
Comme Murray N. Rothbard nous l'a très bien montré, il existe
un lien décisif entre le welfare et le warfare, entre
l'interventionnisme socio-économique et l'interventionnisme militaire.
Le même État qui veut réaliser notre bien-être
s'engage très volontier aussi dans une lutte visant à sauver
les victimes de la violence en Iraq ou en Yougoslavie; et demain, peut-être,
celles de la Turquie, du Soudan, de la Chine, de la Russie, du Congo, de
l'Éthiopie, de la Corée du Nord, etc. Parce que cette «
Doctrine Clinton », basée sur les interventions
humanitaires, ne peut pas être utilisée uniquement face à
la tragédie du Kosovo! Elle risque de nous pousser à attaquer
la plupart des pays et à nous engager dans une moralisation de la
planète.
Les politiciens, alors, deviennent les « sauveurs du
monde », ceux qui travaillent à la création
d'un New World Order: sans maladie (santé publique), sans
chômeur (économie publique), sans ignorance (instruction publique)
et, bien sûr, sans violence et injustice (interventionnisme humanitaire).
Si la pauvreté de certaines régions ou classes sociales est,
pour les interventionnistes, le prétexte pour augmenter leur contrôle
sur l'économie, les guerres des pays pauvres deviennent l'occasion
pour « militariser » les sociétés
les plus riches, et cela par une augmentation de la pression fiscale et
un élargissement du pouvoir étatiste.
Ludwig von Mises avait déjà compris tout cela dans un texte
de 1940 (Interventionism: An Economic Analysis) et Rothbard nous
a bien montré cette néfaste alliance entre les deux interventionnismes.
D'autre part, si un libertarien refuse les dépenses publiques quand
il s'agit d'aider les orphelins et les handicapés, comment pourrait-il
être favorable à ce que son argent soit utilisé pour
jeter des bombes sur Belgrade et sur Pristina?
La guerre, source de pouvoir
Les hommes d'État (qui par définition ne sont pas libéraux...)
aiment les guerres. Et ils les aiment parce qu'elles sont de formidables
occasions pour multiplier leurs pouvoirs. Ils n'acceptent pas de se limiter
à défendre les frontières et ils imaginent des aventures
de tout genre. Dans le passé ils réchauffaient les âmes
avec la conquête de territoires, ensuite avec les guerres d'unification
« nationale » et enfin avec les guerres coloniales
(qui étaient déjà « humanitaires »,
en réalité, si on considère que de nombreux socialistes
les considéraient comme une manière pour résoudre
les problèmes européens de chômage et pour aider le
développement des pays du Tiers-Monde).
Aujourd'hui les États occidentaux et la gauche humanitaire (Clinton,
Blair, Schroeder, Jospin, etc.) enflamment les gens et légitiment
leur pouvoir militaire avec un tas de bonnes intentions. Mais il n'y a
rien de nouveau dans tout ça! Les théoriciens espagnols du
XVIe siècle justifiaient les « conquistadores »
en remarquant la nécessité de permettre aux «
sauvages » du Monde Nouveau de connaître la religion
chrétienne. Aujourd'hui les armées de l'OTAN tuent les nouveaux
sauvages pour les « rendre libres ».
Il y a eu un changement dans la théologie de référence,
mais la stratégie de justification des massacres reste la même.
Les Milosevic des peuples amérindiens du XVIe siècle (qui
n'étaient pas meilleurs que le tyran de Belgrade) n'aimaient pas
les missionnaires européens. Il y avait alors des arguments importants
à l'origine de la domination espagnole, exactement comme il y en
a dans les analyses de ceux qui remarquent que la Yougoslavie contemporaine
est une vaste prison. Mais cela ne peut pas justifier que nos armées
(conçues pour nous défendre) puissent être utilisées
en tant que multiplicateurs des conflits.
La tragédie du Kosovo décrétée par l'élite
nazi-communiste de Belgrade ne devait pas être aggravée par
la Realpolitik de la technostructure OTAN/ONU (contrôlée
par Washington) et par les petits intérêts de Clinton, de
facto allié de Milosevic après avoir transformé l'image
de Saddam Hussein, en le faisant devenir un héros du Tiers-Monde.
Sous les bombardements américains la violence des serbes a connu
une accélération, le régime de Milosevic s'est renforcé
et le nouveau désordre mondial ne nous promet pas du tout un futur
de paix.
Dans cette situation, les libertariens doivent rester fidèles à
John Locke, qui dans son Deuxième Traité nous donne
une définition très claire des limites d'une politique étrangère:
« ceux qui disposent du pouvoir législatif ou
suprême d'un État sont obligés à gouverner selon
les lois établies et stables (...) et ils sont tenus à utiliser
la force, à l'intérieur, seulement pour faire respecter ces
lois; et, à l'extérieur, dans le but le prévenir et
réparer les offenses et protéger la communauté des
incursions et des invasions. Et tout ça doit être toujours
inspiré du souci pour la paix, la sécurité et le bien
du peuple. »
En bref, selon Locke, la politique étrangère doit «
prévenir et réparer les offenses »,
« protéger la communauté »
et assurer « la paix, la sécurité et le
bien du peuple ». Pour Locke, alors, il n'y a pas de
justifications pour des bombardements humanitaires.
Du Vietnam au Kosovo
Comme dans le cas de la guerre contre Saddam et de l'embargo contre les
Irakiens, ces initiatives de l'Occident ont eu l'effet de montrer à
l'opinion publique internationale les aspects moins nobles de l'Amérique
et de l'Europe. Les satrapes et les dictateurs du monde entier sont très
heureux, et avec eux tous les types de néo-nazis et de communistes
européens. Qu'est-ce que c'est le marché, nous disent-ils?
Rien d'autre que cette politique de domination qui vise à maintenir
sous le contrôle des pays les plus riches le destin de l'ONU et de
l'humanité.
Les libertariens savent bien que les choses sont différentes et
que le marché n'a rien à faire avec la guerre. Ils ont donc
le devoir de s'opposer à la folie des conflits et à toutes
leurs conséquences (mêmes culturelles).
D'autre part, dans l'Amérique des années 1960, le mouvement
libertarien s'est constitué justement contre la guerre du Vietnam.
Il ne faut pas s'étonner, alors, si de nombreuses personnalités
du libertarianisme contemporain (du député républicain
Ron Paul à Doug Bandow du Cato Institute, de Lew Rockwell
du Ludwig von Mises Institute à Thomas Sowell de la Hoover
Foundation) se sont déclarés contre la guerre du Kosovo.
Comme au temps du Vietnam, ils se dissocient de cette guerre injuste qu'on
pouvait et devait éviter, qui empirera (et elle l'a déjà
fait) la situation des Balkans, qui tue des civils sans arme, qui favorise
la croissance de l'étatisme et qui risque de discréditer
dans le monde entier les valeurs de la liberté. |