Montréal,
le 15 mai 1999 |
Numéro
37
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Le QUÉBÉCOIS
LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.
Il défend
la liberté individuelle, l'économie de marché et la
coopération volontaire comme fondement des relations sociales.
Il s'oppose
à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes,
de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les
individus.
Les articles publiés
partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques
qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.
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ÉDITORIAL
LE TESTAMENT DE
GÉRALD LAROSE
par Martin Masse
Les grands personnages qui quittent la scène publique laissent en
général un « testament » avant de
partir, habituellement dans la forme d'entrevues un peu plus longues et
réfléchies qu'à l'habitude dans les médias
dits sérieux où ils exposent quelques leçons de leur
expérience et offrent quelques souhaits plus ou moins creux pour
le bonheur collectif de la société.
Ceux qui ratent leur sortie n'ont évidemment pas ce privilège.
L'essentiel du testament de la présidente de la CEQ Lorraine Pagé,
forcée de démissionner après une condamnation pour
petit larcin, se résume en une phrase pathétique: «
Non, je les ai pas volés, je ne sais pas comment ils se sont
retrouvés dans mon sac! »
Un autre gros canon du monde syndical québécois, son collègue
de la CSN Gérald Larose, cédera lui aussi sa place très
bientôt mais de façon plus digne. Et l'entrevue qu'il donnait
en manchette du Devoir la semaine dernière contient quelques
commentaires révélateurs qu'il est intéressant d'analyser.
La Révolution tranquille remise en
question
L'héritage de la Révolution tranquille – essentiellement,
un accroissement sans précédent du rôle de l'État
québécois dans l'économie et dans divers aspects de
la vie sociale – semble de plus en plus remis en question ces derniers
temps. Depuis que le chef libéral Jean Charest s'est risqué
à dire avant les dernières élections qu'il fallait
remettre ce modèle en question et redonner un peu plus de pouvoir
au citoyen (déclaration qu'il a vite dû contredire devant
le tollé des bien-pensants nationalo-gauchistes), d'autres se sont
risqués à dire et écrire la même chose, notamment
notre collaborateur Jean-Luc Migué dans un livre qu'il vient de
publier sur le sujet.
Étonnamment, après s'être pendant des années
fait le chantre d'un interventionnisme étatique toujours plus poussé,
Gérald Larose croit maintenant lui aussi que la centralisation et
la bureaucratisation sont allées trop loin et provoquent une certaine
sclérose, qui fait en sorte que « l'ensemble
de notre appareil d'État fonctionne aux normes et non pas aux résultats.
» Selon le chef syndical, « il faut élaborer
une nouvelle série de nouvelles approches, faisant en sorte que
les services publics, notamment, seraient beaucoup plus décentralisés
et débureaucratisés. » |
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M. Larose s'est ouvert les yeux récemment, en discutant avec un
ambulancier membre de la CSN qui venait d'être suspendu parce qu'il
avait sauvé une femme grièvement blessée à
la suite d'un accident de voiture, mais sans respecter le protocole d'intervention.
« Pour moi, ç'a été le flash qui
m'a fait comprendre comment on marchait au Québec. On marche en
respectant des protocoles, en respectant des normes »,
explique-t-il.
Mieux vaut tard que jamais! La remarque est révélatrice de
l'incroyable myopie et l'étroitesse d'esprit qui caractérisent
cette mafia syndicale qui fait la loi et l'ordre au Québec depuis
des lustres. Alors que ce genre d'incident est régulièrement
rapporté dans les journaux, alors que les citoyens se plaignent
constamment de la mauvaise qualité des services publics, alors que
les folies bureaucratiques pourraient remplir des pages et des pages de
nouvelles brèves dans le QL à chaque numéro,
M. Larose ne s'est rendu compte du problème qu'après
des années à diriger une centrale syndicale, lorsqu'un de
ses membres en a été victime!
Rien de nouveau sous le soleil étatique
Le président sortant de la CSN déplore les excès,
mais ne remet tout de même pas en question ses croyances socialistes.
Ses propositions de réforme rejoignent celles de presque toute la
classe politique et intellectuelle québécoise, qui débat
ad vitam aeternam de la façon de rendre la social-démocratie
plus « efficace », sans vraiment changer le système
qui veut que tout passe par l'État. Un blocage intellectuel qui
mène inévitablement à la quadrature du cercle: «
On veut que l'État fasse tout simplement sa job. On veut
plus de politiques publiques, ça ne veut pas dire plus d'État.
»
Mais comment peut-on donc avoir un système où l'État
contrôle plus, rend plus de services, mais sans grossir?! Les excès
que M. Larose déplore ne découlent pas seulement d'un problème
d'organisation mineure, ou d'une « culture organisationnelle
» qu'il suffit de modifier par décret. La bureaucratisation
extrême, le gaspillage de fonds publics, les normes ridicules, la
démotivation des employés du secteur public, l'autoritarisme
de la machine, tout cela fait intrinsèquement partie de l'héritage
de la Révolution tranquille, et plus largement de celui du socialisme.
Ce que l'histoire économique nous apprend, c'est que l'interventionnisme
se nourrit de son propre élan, et qu'il ne peut y avoir que deux
systèmes: un où l'État intervient partout, et un autre
où il ne joue qu'un rôle minimal de coordination et laisse
la société civile s'organiser librement par les mécanismes
du marché. Il n'y a rien de nouveau dans cette constatation. Nous
fêtions le 8 mai dernier le 100e anniversaire de naissance de Friedrich
Hayek. Jeune socialiste autrichien, Hayek s'est converti au libéralisme
économique dans les années 1920 en lisant Socialisme,
l'un des chefs-d'oeuvre de l'autre grand économiste de l'École
autrichienne au 20e siècle, Ludwig von Mises. Déjà
dans ce livre, Mises expliquait pourquoi le socialisme est un système
économique illogique voué à l'échec. Hayek
allait quant à lui passer le reste de sa longue vie à élaborer
certains aspects cruciaux de la théorie autrichienne.
« M.
Larose ne remet finalement rien en question, et propose simplement une
variante du modèle social-démocrate dont l'attrait ne se
dément pas sur les esprits des apparatchiks québécois,
le corporatisme. »
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Il n'est pas nécessaire d'avoir un doctorat en science économique
pour en comprendre l'argument principal, ni d'ailleurs pour lire les ouvrages
de ces penseurs. En gros, l'information dont les planificateurs de l'État
croient pouvoir disposer pour gérer des pans entiers de l'économie
n'existe tout simplement pas de façon centralisée et objective,
en dehors des esprits de chaque consommateur, travailleur ou entrepreneur,
en dehors des situations concrètes et des relations d'échange
sur le terrain. Seuls les mécanismes d'un marché libre permettent
à cette information de circuler et d'être utilisée
par les acteurs économiques, rendant ainsi possibles des échanges
variés répondant aux besoins des consommateurs. En intervenant
partout et en se substituant au marché, l'État détruit
cette information et ne peut donc que s'en remettre à des règles
bureaucratiques dépersonnalisées et à des normes déconnectées
d'une réalité hétérogène pour faire
fonctionner ses services.
Le retour au corporatisme
Si Gérald Larose avait eu un peu plus de curiosité intellectuelle
(souhaitons-lui pour sa retraite) et avait poussé sa contestation
des effets pervers de l'étatisation un peu plus loin, c'est vers
ce genre de conclusion qu'il aurait dû se rendre. Mais au contraire,
M. Larose ne remet finalement rien en question et propose
simplement une variante du modèle social-démocrate dont l'attrait
ne se dément pas sur les esprits des apparatchiks québécois,
le corporatisme (voir LE CORPORATISME, TOUJOURS L'IDÉOLOGIE
OFFICIELLE AU QUÉBEC, Le QL, no
1).
Le corporatisme définit la société comme un tout organique
composé d'abord non pas d'individus, mais de membres collectifs.
Ces « corporations » que sont les associations,
syndicats, institutions et groupes d'intérêt divers, doivent,
dans l'optique corporatiste, coordonner leurs actions pour que règne
l'harmonie à l'intérieur du « corps social
national ». Les dirigeants des groupes corporatifs négocient
entre eux pour prendre les décisions qui affecteront l'ensemble
de la société, chacun défendant théoriquement
l'intérêt de ses membres.
Sous prétexte de vouloir « décentraliser
et débureaucratiser » l'État québécois
ainsi que « redonner à la société
civile la place qui lui revient », c'est ce modèle
que propose Gérald Larose. Mais le Québec ne serait pas assez
« organisé pour faire de la concertation
» selon lui, et c'est ce qui expliquerait la trop grande prédominance
de l'État. Une société civile doit être représentée
par tous les « partenaires sociaux »
(femmes, minorités, consommateurs, représentants des réseaux
de l'éducation et de la santé, etc.) pour que les décisions
puissent mieux se prendre au sommet.
Le chef syndical déplore d'ailleurs que les syndicats soient les
seuls groupes vraiment bien organisés au Québec (tiens, c'est
donc vrai!) et suggère aux patrons, tout comme aux autres groupes
d'intérêt de la société civile, de suivre leur
exemple: « Je suis le dirigeant d'une organisation syndicale.
Quand je signe un document, il y a près de 235 000
[le membership de la CSN] personnes qui sont concernées. Quand le
président du Conseil du patronat du Québec, Gilles Taillon,
signe un document, qui va honorer cette signature-là? Personne!
Il faut aller renégocier boîte par boîte. »
Ce serait tellement plus facile, n'est-ce pas, si MM. Larose
et Taillon pouvaient régler autour d'une table le sort de toutes
les entreprises et de tous les travailleurs québécois, sans
avoir à se soucier de toutes ces complications! Où si tous
les problèmes des femmes pouvaient se régler lors d'une petite
réunion avec la Fédération des femmes du Québec,
tout le secteur agricole pouvait être géré avec quelques
coups de téléphone à l'UPA, toute la problèmatique
des minorités dites sexuelles lors d'une « table
de concertation » réunissant les petits militants
du lobby gai, etc. etc.
On le voit, malgré ses quelques critiques envers le rôle indu
de l'État, Gérald Larose ne s'est pas pour autant converti
à l'économie de marché et aux valeurs de liberté
et de responsabilité individuelles. Dans sa vision des choses, il
faut seulement élargir le cercle de la petite clique au pouvoir:
le ministre ne doit plus tout dicter à la population, mais doit
s'asseoir avec les leaders de la société civile organisée
pour décider en collégialité, au sommet et à
huis clos, comment diriger le bon peuple. On ne doit alors pas se surprendre
lorsque, dans la même entrevue, Gérald Larose dit désapprouver
la minorité de militants qui prônent un retour au syndicalisme
de combat comme dans les années soixante. M. Larose
ne comprend peut-être pas grand-chose à la théorie
économique, mais il comprend au moins cette logique politique: À
quoi servirait-il de brasser la cage et de contester l'ordre établi
lorsque le pouvoir, c'est nous qui l'avons?
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de Martin Masse |
Le Québec libre des
nationalo-étatistes
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« Après avoir pris ainsi
tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir
pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur
la société tout entière; il en couvre la surface d'un
réseau de petites règles compliquées, minutieuses
et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux
et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser
la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les
plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse
à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche
de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il
énerve, il éteint, il hébète, et il réduit
enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux
timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »
Alexis de Tocqueville
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE
(1840) |
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