Montréal, le 12 juin 1999
Numéro 39
 
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LE MARCHÉ LIBRE
 
LES TECHNOPOLES, UNE AUTRE MESURE INUTILE
(seconde partie)
  
par Pierre Desrochers
  
  
          Nous avons vu dans la chronique précédente comment une certaine concentration géographique de l'activité économique est inévitable lors des périodes de croissance. Nombre de politiciens et de fonctionnaires ont vainement tenté de créer des « technopoles » présentant une telle concentration dans le but de stimuler l'activité économique, mais sans trop de succès.
 
 
          L'idée de forcer la spécialisation sectorielle d'un quartier ou d'une ville est toutefois problématique pour deux autres raisons qui n'ont pas été abordées jusqu'ici: 1) le principe fondamental de toute innovation technique est la combinaison de choses hétéroclites; et 2) une innovation mise au point dans un secteur sera adaptée dans d'autres domaines. On peut illustrer ces questions à l'aide de quelques anecdotes. 
  
L'innovation est une combinaison 
  
          On peut prendre comme premier exemple celui de l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. Il faut d'abord rappeler que déjà à l'aube du XVe siècle, l'imprimerie n'était plus une nouveauté en Europe. L'imprimerie par blocs de bois sur la soie, le tissu et le vélin avait débuté au douzième siècle et l'impression sur papier était devenue courante dans la seconde moitié du quatorzième siècle. Gutenberg partit plutôt de cartes à jouer renfermant un petit texte sous leurs illustrations:   
Eh bien, ce que l'on a fait pour quelques mots et quelques lignes, il faut que j'arrive à le faire pour de grandes pages d'écriture, de grandes feuilles entièrement couvertes des deux côtés, pour des livres entiers, pour le premier de tous les livres, la Bible...  Comment? Inutile de penser à graver treize cent pages sur des pièces de bois... Que ferai-je? Je ne sais pas, mais je sais ce que je veux faire: je veux multiplier la Bible, je veux avoir les exemplaires prêts pour le pèlerinage d'Aix-la-Chapelle(1).
          Gutenberg songea d'abord à remplacer les blocs de bois par des caractères mobiles en plomb inspirés des poinçons servant à identifier les documents. Il puisa donc dans l'expérience qu'il avait accumulée auprès de son père, qui avait été l'orfèvre de l'archevêque de Mainz. 
  
          Toute pièce, toute médaille commence par un poinçon. Le poinçon est une petite barre d'acier dont une extrémité a reçu la gravure d'une lettre ou de plusieurs, de tous les signes que l'on voit en relief sur la pièce.  On trempe le poinçon et on l'enfonce dans un morceau d'acier, qui devient le « creux » ou « empreinte ». C'est dans ces empreintes, trempées à leur tour, que l'on place les petits disques d'or dont on fait des pièces en frappant avec force. 
  
          La méthode utilisée pour imprimer les cartes à jouer avec des blocs de bois s'avéra cependant insuffisante pour obtenir une impression de qualité. Gutenberg chercha longtemps une façon de contourner cette difficulté. L'illumination lui vint lors d'une récolte de raisins dans les environs de sa ville: « J'ai pris part aux vendanges. J'ai regardé couler le vin, et remontant de l'effet à la cause, j'ai étudié la force de cette presse à laquelle rien ne résiste. » Gutenberg réalisa soudainement que cette pression constante pourrait être appliquée par un sceau ou une pièce sur du papier, et que grâce à cette pression, le plomb laisserait une empreinte de bonne qualité. Gutenberg bénéficia donc à la fois de la fourniture de matériaux variés et des stimuli intellectuels que lui procura la diversité de sa ville pour réaliser sa presse à imprimer. 
  
  
« Un constat semble émerger assez clairement:
les villes les plus diversifiées sont celles
qui créent le plus d'emplois. »
 
 
          La chaîne de montage est un autre procédé ayant été adapté dans plusieurs domaines différents. La plus ancienne dont nous ayons conservé la trace était en opération dans une biscuiterie de Deptford au Royaume-Uni en 1804, mais l'idée est probablement beaucoup plus vieille. On en trouvera par la suite dans des fabriques de machines-outils, des moulins à farine, des abattoirs, des conserveries et dans la fabrication de petites pièces de fonte appareillant les freins des wagons de chemins de fer. Bien que nous ignorions les processus par lesquels ce procédé de fabrication fut adopté d'un secteur industriel à l'autre, nous savons toutefois comment il devint une composante essentielle de l'industrie automobile en 1913 dans les usines Ford. L'historien des techniques David Hounshell raconte ainsi que:  
Dans sa biographie, écrite en collaboration avec Samuel Crowther, Henry Ford suggère que les « lignes de démontage » des abattoirs de Chicago servirent d'inspiration pour la production continue dans les usines Ford...  William Klann, le directeur du département des moteurs chez Ford, se rappelle avoir visité les abattoirs de Swift à Chicago et d'avoir remarqué à son surintendant P. E. Martin que « si l'on peut tuer des cochons et des vaches de cette façon, on peut construire des automobiles sur le même principe »(2). 
          Klann souligna de plus comment ses employés bénéficièrent de l'expertise acquises dans les minoteries de la firme Huetteman & Cramer et de certaines brasseries industrielles de la région de Détroit. L'historien David Hounshell croit de plus que les employés de Ford s'inspirèrent de processus utilisés dans certaines conserveries de leur région. Quoi qu'il en soit, le succès de l'industrie automobile de Détroit est indissociable de la présence d'autres industries dans cette ville, même si les liens ne sont pas toujours évidents.  
  
Diversité économique locale et croissance économique 
  
          Bien qu'un grand nombre d'industries soient concentrées géographiquement, le fait demeure que toutes les grandes villes ont une structure économique très diversifiée. Il suffit d'ailleurs de consulter les pages jaunes pour s'en convaincre. La plupart des analystes se sont toutefois contentés jusqu'à tout récemment d'envisager la diversité urbaine comme un phénomène essentiellement statique. On parle alors « d'économies d'urbanisation » grâce auxquelles plusieurs industries différentes profitent de leur localisation connexe dans une agglomération urbaine. Toutes les industries de Montréal bénéficient ainsi de certaines infrastructures, notamment en matière de transport (ports et aéroports), d'équipements culturels ou éducatifs, d'hôpitaux, etc. C'est aussi le cas pour les firmes de services (comptabilité, informatique, services juridiques, marketing, relations publiques, etc.) ayant une clientèle très diversifiée.  
  
          Certains auteurs se sont toutefois demandés si la diversité urbaine ne pouvait pas avoir un impact plus important pour la croissance économique que la spécialisation régionale. L'historien suisse Paul Bairoch relève ainsi que la forte densité des populations urbaines facilite les contacts, accélère naturellement le flux des informations et que « l'hétérogénéité des activités suscite tout naturellement des tentatives d'application (ou d'adoption) à un secteur (ou à un problème spécifique) de solutions adoptées dans un autre secteur »(3). L'apport le plus important dans le domaine est toutefois celui de la théoricienne urbaine Jane Jacobs, qui est cependant trop complexe pour être abordé ici(4). 
  
          Plusieurs auteurs essaient donc depuis quelques années de mesurer l'impact économique de la diversité économique locale. Bien que l'exercice soit très difficile et que chaque étude comporte son lot de problèmes méthodologiques, un constat semble émerger assez clairement: les villes les plus diversifiées sont celles qui créent le plus d'emplois...(5) 
  
          Or si ce constat est exact, on peut se demander à quoi rime la politique du gouvernement du Québec de regrouper délibérément des entreprises d'un même secteur dans une petite aire géographique. Veut-on ainsi s'assurer que les entrepreneurs et les employés qualifiés ne seront jamais exposés à d'autres domaines dans lesquels leurs compétences pourraient être utiles? Les technopoles sont non seulement une politique coûteuse et inutile, mais elles ont également des effets contre-productifs. Dans le contexte d'aujourd'hui où l'automobile et le transport en commun facilitent grandement les déplacements à l'intérieur d'une zone métropolitaine, tenter de regrouper dans un petit quadrilatère des entreprises d'un même secteur aux moyens d'avantages fiscaux et de subventions n'est qu'une autre mesure inutile concoctée par nos gouvernements interventionnistes. 
  
  
  
1. L'information sur Gutenberg est tirée de Arthur Koestler, The Act of Creation, 
    London: Hutchinson of London, 1969, p. 107.  >> 
2. L'information sur la chaîne de montage est tirée de David Hounshell,  
    From the American System to Mass Production, 1800-1932 
    Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1991, p. 241.  >> 
3. Paul Bairoch, De Jéricho à Mexico: Villes et économies dans l'histoire, Paris, 
    Gallimard, 1985, p. 432.  >> 
4. Jane Jacobs, The Economy of Cities, New York, Random House, 1969;  
    Cities and the Wealth of Nations, New York: Random House, 1984  
    (traduction française Les villes et la richesse des nations par Boréal, 1992).  >> 
5. Voir notamment:   
    -Bostic, R. W., J. S. Gans and S. Stern, « Urban Productivity and Factor Growth 
    in the Late 19th Century », Journal of Urban Economics 41, 1997, 38-55, ; 
    -Coffey, W. and R. Shearmur, « Factors and Correlates of Employment Growth 
    in the Canadian Urban System, 1971-1991 », Growth and Change 29 (Winter 1998), 44-66; 
    -Feldman, M. P. and D. B. Audretsch, « Innovation in Cities: Science-based Diversity, 
    Specialization and Localized Competition », European Economic Review 43, 1999, 409-429; 
    -Glaeser, E. L., H. D. Kallal, J. A. Scheinkman and A. Shleifer, « Growth in Cities », 
    Journal of Political Economy 100 (6), 1992, 1126-1153; 
    -Harrison, B., M. R. Kelley and J. Gant, « Specialization Versus Diversity in Local Economies: 
    The Implications for Innovative Private-Sector Behavior », Cityscape: A Journal of Policy 
    Development and Research 2(2), 1996, 61-93.  >> 
  
 
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