Montréal,
le 12 juin 1999 |
Numéro
39
|
(page 4) |
page précédente
Vos
commentaires
NOVLANGUE
«
La bataille enclenchée contre le modèle québécois,
c'est une bataille contre l'identité québécoise.
»
Lucien Bouchard
|
|
LEMIEUX EN LIBERTÉ
LIBERTÉ D'EXPRESSION
ABSOLUE
par Pierre Lemieux
Nous jouissons, en Occident, d'une liberté d'expression enviable
par rapport à d'autres parties du monde et en comparaison d'autres
époques. Mais cette liberté résiste mal à la
montée du pouvoir. Tous les États occidentaux opposent aujourd'hui
à la liberté d'expression des limitations croissantes, formelles
ou informelles, directes ou indirectes, qui ont rétabli ou créé
de véritables délits d'opinion. Si le phénomène
de la censure montante est passé inaperçu, c'est parce qu'il
relève d'une tyrannie soft, d'une tyrannie tranquille.
Censure directe
Les restrictions formelles à la liberté d'expression incluent
les dispositions des codes pénaux qui protègent le secret
d'État, qui répriment les propos séditieux, ou qui
interdisent ce qui est défini comme pornographique ou obscène.
Ces restrictions ont souvent, selon les circonstances et les pays, été
atténués depuis le 19e siècle; parfois, elles ont
été renforcées. Si elles ne sont pas toujours appliquées,
les lois limitant la liberté d'expression représentent une
épée de Damoclès sur la tête des dissidents
et une incitation à l'autocensure. Des formes anciennes de délits
d'opinion ont été remises à la mode sous le couvert
de prétextes nouveaux comme la rectitude politique antisexiste ou
la lutte antiraciste. |
|
La propagande haineuse et la contestation de la Shoah figurent parmi les
nouveaux délits d'opinion. Seuls les États-Unis y ont échappé
grâce au premier amendement de la constitution. Dans d'autres pays,
dont le Canada, des gens ont été envoyés en prison
pour avoir défendu des opinions contraires à l'orthodoxie
officielle. Le livre d'Adolf Hitler, Mein Kampf, n'a pu être
publié en France qu'avec l'addition, par arrêt de la Cour
d'appel de Paris du 11 juillet 1979, d'un avertissement moralisateur de
onze pages destiné au lecteur trop idiot pour ne pas voir dans ce
livre autre chose qu'un fatras d'hypothèses simplistes et d'opinions
primaires.
Dans sa défense classique de la liberté d'expression, John
Stuart Mill observait que la volonté naïve d'interdire seulement
les idées fausses implique que nous connaissons la vérité
a priori, sans qu'il soit besoin de débat(1).
Indispensable à la recherche de la vérité, la liberté
d'expression représente aussi une condition nécessaire de
la confiance que l'on accorde à des hypothèses dont on n'a
pas le temps ou la capacité de vérifier le bien-fondé,
mais qui apparaissent vraisemblables pour la simple raison que les opinions
contraires ne passent pas le test des débats libres. Comme ceux
qui jadis ne connaissaient pas le truc du mat qui monte à l'horizon
de la mer ou de l'ombre ronde de la terre sur la lune, nos contemporains
qui n'ont jamais analysé les images satellites ont quelque raison
de croire que la terre est ronde parce que n'importe qui est libre de le
contester et que personne n'y réussit. Quelles raisons auront donc
nos enfants de croire en la réalité de la Shoah après
quelques décennies de suppression coercitive de l'opinion opposée?
De plus, l'interprétation des lois sur la littérature haineuse
ou raciste est indéfiniment extensible, selon les circonstances
de temps et de lieu, selon les passions de la foule ou l'arbitraire des
gouvernants. Au Bangladesh, un livre de la romancière Taslima Nasreen
a été interdit pour « incitation à
la haine interconfessionnelle », et son auteur frappée
d'une fatwa par un groupe de tyrans barbus(2).
Au Canada, on a entendu des voix demander, heureusement sans succès
jusqu'à maintenant, le recours aux lois sur la littérature
haineuse contre des contempteurs du nationalisme québécois.
Combien de fois des textes d'apparence anodine n'ont-ils pas été
conçus, interprétés ou manipulés par l'État
de manière à renforcer l'arsenal des classes dirigeantes
contre la liberté d'expression? Les lois contre la diffamation l'illustrent.
La partie visible de l'iceberg apparaît dans le cas de Robert Maxwell,
dirigeant d'entreprise véreux, mort en novembre 1991 (vraisemblablement
par suicide) après avoir réussi, des années durant,
à faire taire ses dénonciateurs. Le silence sur ses tractations
frauduleuses s'explique par les menaces de poursuites en diffamation qu'il
assénait à quiconque s'intéressait à ses affaires
et par le fait que personne ne se sentait capable de supporter le coût
d'un procès contre le célèbre richard.
« Comme
l'État s'intéresse à tous les domaines
de la vie, que le public
évince le contractuel,
la dynamique actuelle
pointe vers des limitations
croissantes de la liberté
d'expression. »
|
|
Drôles de lois que celles-là, qui permettent aux puissants
de protéger leur réputation, leurs idées ou leurs
fraudes! Comme si l'image d'un homme qui est dans la tête d'un autre
n'appartenait pas au propriétaire de la tête, comme s'il était
normal qu'un individu justifie ses opinions devant des juges. Judiciariser
l'écheveau qui unit l'image, l'opinion et l'action ne pouvait mener
qu'à des dérapages totalitaires. Et c'est bien ce qui arrive.
Les exemples d'intimidation ne manquent pas, même aux États-Unis
où on a vu des poursuites en diffamation intentées par des
extrémistes noirs contre ceux qui les accusaient de racisme, par
des entreprises jugeant que des opinions nuisaient à leur réputation(3),
par un auteur contre une critique défavorable dans le New York
Times(4), par un général
contre une chaîne de télévision l'accusant d'avoir
dissimulé des vérités durant la guerre du Viêt-nam(5),
et cetera.
Plus dangereuses peut-être que les lois créant des délits
d'expression caractérisés sont les pouvoirs informels ou
indirects dont l'État dispose pour étouffer les opinions
dissidentes. L'astuce ne date pas d'hier. Juste avant la guerre civile
américaine, le gouvernement fédéral empêchait
la diffusion de la littérature anti-esclavagiste par la poste. Durant
les hostilités, le ministre de la Poste signait l'arrêt de
mort de journaux opposés à la guerre en interdisant leur
distribution. Après la guerre, le gouvernement américain
criminalisa la distribution postale de littérature obscène
– incluant la publicité pour la régulation des naissances(6)!
Afin de stopper la diffusion populaire de journaux radicaux, une loi britannique
de 1819 frappait d'une taxe de six pence tout journal politique vendu moins
de quatre pence et d'une périodicité plus fréquente
que mensuelle(7). Ce ne sont pas
tous les journaux qui, comme le Poor Man's Guardian, désobéirent
à la loi – même s'il était beaucoup plus facile de
défier l'État à une époque où il ne
disposait pas des moyens multiples du quadrillage administratif actuel.
Censure détournée
Si la presse écrite échappe aujourd'hui au contrôle
minutieux de l'État, les chaînes de radio et la télévision,
même privées, vivent sous le carcan de réglementations
pointilleuses et sous la menace constante de perdre leur permis d'exploitation.
La réglementation de la publicité sert fréquemment
à limiter la liberté d'expression des sociétés
commerciales. Les lois portant sur les dépenses électorales
et sur le financement des partis politiques interdisent à des particuliers
ou des associations de participer librement aux débats politiques.
C'est tout le quadrillage administratif qui prête son renfort au
contrôle étatique de la liberté d'expression. Il est
souvent prudent de ne pas aliéner l'administration à qui
vous devez telle autorisation, tel privilège, telle tolérance.
Quand les contrôles administratifs ne suffisent pas, la richesse
du trésor public y pallie: comment critiquer celui dont vous attendez
une subvention ou un contrat?
Dans la plupart des pays, tout ce qui touche l'éducation et la recherche,
sans parler de l'art et parfois de l'édition, tombe sous la coupe
financière ou réglementaire de l'État. L'universitaire,
le chercheur ou l'écrivain est bien libre de critiquer le gouvernement
au pouvoir, même s'il se privera d'appuis dans la machine politico-bureaucratique,
dispensatrice de toutes les faveurs. Pire est le sort de l'intellectuel
qui critique l'État en tant que tel, puisqu'il ne s'aide pas davantage
auprès du prochain gouvernement. Le journaliste qui s'oppose à
la culture dominante sera vite marginalisé et inemployable. À
part quelques exceptions, celui qui vise une carrière d'intellectuel
à l'intérieur du système a besoin d'amis dans l'establishment,
dont il a intérêt à épouser les vues.
Une défense absolutiste de la liberté d'expression – comme
l'est la défense libertarienne – n'implique pas que son exercice
doit être déchaîné. Car l'exercice de la liberté
d'expression est naturellement limité par les droits de propriété:
on est libre de dire ce qu'on veut, mais pas dans le salon de n'importe
qui, et pas en utilisant les ressources de ceux qui ne sont pas d'accord.
De plus, des règles informelles et des pressions sociales limitent
de facto l'exercice d'une liberté d'expression qui serait
de jure absolue. On ne fait pas de déclaration publique contre
ses amis et, si on choisit de critiquer publiquement son patron, ses clients
ou d'autres associés contractuels, c'est à ses risques et
périls. On peut parler la langue qu'on veut et comme on le veut,
mais chacun a intérêt à être écouté
et compris.
Ces limites privées à la liberté d'expression sont
aux limitations publiques ce que les pressions sociales sont aux prisons
de l'État: dans le premier cas, on peut passer outre quitte à
ne plus bénéficier de la collaboration volontaire de certains;
dans le second, des bruits de bottes retentiront. Parce que l'exercice
de liberté d'expression est nécessairement limité
par des considérations de propriété et de bon voisinage,
la reconnaissance d'un droit absolu demeure socialement efficace.
En substituant des contraintes légales formelles aux règles
informelles et aux pressions de la société, l'État
administratif a-t-il favorisé certaines formes de liberté
d'expression? Peut-être. On est plus libre de parler de sexe aujourd'hui
qu'au 19e siècle, et les syndiqués peuvent impunément
critiquer leur patron. Mais parallèlement à cette diversité
qui s'exprime dans la vie privée et des relations contractuelles,
les lois et contrôles étatiques limitent sans cesse la liberté
d'expression dans les affaires publiques (comme nous l'avons entrevu plus
haut). Alors que l'État devrait favoriser les libertés publiques
et laisser faire quand les gens s'imposent volontairement des contraintes
dans leurs relations privées, il mine la liberté publique
tout en prétendant supprimer les limites privées. Et comme
l'État s'intéresse à tous les domaines de la vie,
que le public évince le contractuel, la dynamique actuelle pointe
vers des limitations croissantes de la liberté d'expression.
Les tentatives de contrôler et de censurer l'Internet en font foi.
Aux USA, on invoque le prétexte de la pornographie, meilleur moyen
de contourner le premier amendement. Dans d'autres circonstances et d'autres
pays, on prendra prétexte de la sécurité publique
ou de la sûreté de l'État. Les prétextes changent
mais la tyrannie administrative avance partout où elle ne rencontre
pas d'obstacle majeur. Il est urgent d'y mettre un frein.
1. John Stuart Mill, On Liberty
(1854), P. F. Collier & Sons, 1909. >>
2. Le Monde, 19-20 décembre
1993, p. 1 et 6. >>
3. Wall Street Journal,
18 juillet 1994, p. A4. >>
4. Wall Street Journal,
22 février 1994, p. B6. >>
5. Wall Street Journal,
1 octobre 1984, p. 1. >>
6. Jeffrey Rogers Hummel, Emancipating
Slaves, Enslaving Free Men.
A History
of the American Civil War, Chicago, Open Court, 1996. >>
7. J. R. Dinwiddy, From Luddism
to the First Reform Bill. Reform in England
1810-1832,
Londres, Basic Blackwell, 1986.
>>
©Pierre
Lemieux 1999
Articles précédents
de Pierre Lemieux |
|