Montréal, le 12 juin 1999
Numéro 39
 
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COURRIER DES LECTEURS
  
L'ÉTAT ET LA PRÉSERVATION
DU PATRIMOINE
   
  
          Je sais que pour les libertariens, le financement de la culture (je pense au théâtre, à la littérature, au cinéma, etc.) et sa diffusion relèvent de l'initiative privée et du libre marché. Mais quel est votre point de vue concernant l'intervention du gouvernement (fédéral ou provincial) dans la préservation du patrimoine et des lieux de mémoire d'un pays ou d'une province, dans l'organisation et la gestion de services pour conserver les archives publiques ou privées (Archives nationales du Québec, Archives nationales du Canada) ou encore dans le cas de la Bibliothèque nationale du Québec et le projet de la Grande Bibliothèque? 
  
          Merci de votre attention. 
  
Frédéric R. Beaulieu
étudiant en histoire,
Université Laval, Sainte-Foy
 
 
Réponse de Martin Masse: 
  
 
Monsieur Beaulieu, 

          Vous soulevez une question intéressante. Permettez-moi d'y répondre plus longuement qu'à l'habitude. 
  
          Il semble en effet a priori plus facile d'imaginer un rôle pour les gouvernements dans les domaines que vous énumérez, parce qu'ils s'apparentent à des biens publics qui profitent à toute la collectivité d'une façon difficilement quantifiable et où la dimension commerciale est négligeable. Mais je crois qu'il est possible d'appliquer les mêmes balises ici que lorsqu'on discute des « industries culturelles » plus conventionnelles, si l'on garde à l'esprit que les biens publics ne sont pas nécessairement mieux protégés par l'État que par le secteur privé et que l'initiative privée ne se limite pas aux entreprises commerciales mais inclut aussi le mécénat.  
  
          L'idée reçue veut que la protection du patrimoine relève des pouvoirs publics parce que laissée à elle-même, l'entreprise privée n'a aucun intérêt à protéger quoi que ce soit mais vise seulement le profit à court terme. Forcé de choisir entre garder un vieil édifice historique ou le démolir pour en reconstruire un qui coûtera moins cher à entretenir et qui rapportera plus, un propriétaire foncier, nous dit-on, choisira systématiquement de sacrifier le patrimoine en faveur de la rentabilité. D'un autre côté, le gouvernement (à travers son ministère de la Culture, ses commissions du patrimoine et autres agences) sera, lui, plus à même de juger de la valeur des choses à long terme pour la société, dans une optique non pas bassement commerciale mais plutôt culturelle et symbolique, et sauvera l'édifice en le classant monument historique. Alors que les gens d'affaires se préoccupent de faire du profit, le gouvernement se préoccuperait donc de la civilisation.  
  
           La réalité est évidemment tout autre. Lorsque je pars de l'est de Montréal pour aller dans le centre-ville à bicyclette en prenant la piste cyclable qui longe la rue Notre-Dame puis le boulevard René-Lévesque, je passe devant la monstruosité qu'est la tour de la Maison de Radio-Canada et son immense stationnement. Notez l'ironie: Radio-Canada est censée être l'un des piliers de la culture et de l'identité canadiennes. Mais pour construire cette tour, on a exproprié et démoli tout un quartier, un magnifique quartier – comme on peut le voir sur des photos du début du siècle – avec un square charmant et des maisons typiques à trois étages comme on en trouve dans les autres quartiers centraux de la ville.  
  
          Un peu plus loin, l'autoroute Ville-Marie continue de marquer une séparation affreuse et bruyante entre le centre-ville et le Vieux-Montréal, malgré ce qu'on a fait pour la cacher et construire par-dessus ces dernières années. Là aussi, on a démoli des centaines de vieux édifices historiques, jusqu'à ce que des citoyens se mobilisent pour y mettre un stop au milieu des années 1970. Si on avait continué le trajet comme prévu, le charmant appartement du début du siècle où j'habite dans Hochelaga-Maisonneuve, et toute une partie du quartier, n'existeraient sans doute plus.  
  
          Tout ça pour dire que les gouvernements, malgré leurs beaux discours, sont les plus grands destructeurs de patrimoine qui soient. Lorsque la mode idéologique était au « renouveau urbain » dans les années 1950, 60 et 70, on a démoli de la même façon partout en Amérique du Nord pour construire des autoroutes, des édifices en hauteur, des tours à appartements informes et invivables à la Le Corbusier. Comme Jane Jacobs l'a bien décrit dans son classique The Death and Life of Great American Cities, on a ainsi tué les grandes villes américaines, à tout le moins leur centre, jusqu'à ce qu'une renaissance timide s'amorce ces dernières années. 
  
          Les gouvernements se sont complètement foutus des populations locales lorsqu'ils ont commis ces crimes contre le patrimoine et la vie communautaire. L'idéologie du développement à tout prix était plus forte que le mécontentement populaire; le petit coup de pouce plus terre à terre donné par les contributions financières des constructeurs aux campagnes des politiciens pesait aussi sûrement dans la balance. Tout ceci ne serait jamais arrivé si les politiciens provinciaux et fédéraux ne s'étaient pas impliqués dans le développement local, dans la planification urbaine et dans les projets grandioses pour la gloire du régime, avec le poids de la coercition d'État pour appuyer l'avancée des bulldozers.  

          En contrepartie, la seule façon pour l'entreprise privée de faire du profit, à court ou à long terme, est de répondre aux besoins et désirs des consommateurs. Dans un contexte où le patrimoine est valorisé par la population, les objets qui s'y rapportent (bâtiments, sites, objets, etc.) prennent nécessairement de la valeur et c'est ce qui est valorisé qui finit par s'imposer sur le marché. Des entrepreneurs ne peuvent démolir des quartiers entiers, à moins d'être prêts à dépenser des fortunes pour convaincre les gens de partir, ce qui rendrait bien sûr un projet tout à fait non rentable. À la limite, on pourrait accepter que les municipalités, qui sont beaucoup plus près des besoins des gens que les bureaucraties provinciale et fédérale lointaines, puissent s'impliquer dans la protection du patrimoine. Mais Montréal, à cause de son énormité, n'est évidemment pas un modèle: c'est ici que le maire Jean Drapeau, avec la mégalomanie qu'on lui connaît, a pu faire le plus de désastre.  
  
          Le patrimoine ne se limite pas aux édifices, mais l'analyse reste la même quoi que l'on prenne en exemple. La difficulté de définir ce qu'est exactement le patrimoine milite d'ailleurs en faveur des interventions privées. C'est ce que les gens valorisent comme objets historiques qui constitue le patrimoine; en se fiant aux politiciens et bureaucrates, on est certain que des considérations politiciennes vont entrer en jeu.  
 
  
« Les gouvernements, malgré leurs beaux
discours, sont les plus grands destructeurs
de patrimoine qui soient. »
 
 
          Le National Post offre par exemple en manchette, le jour où j'écris ces lignes (3 juin), une photo de Izzy Asper, le magnat de télévision canadien propriétaire de la chaîne Global, portant le célèbre manteau en fourrure de l'ex-premier ministre canadien MacKenzie King. Tout le monde a vu les photos prises pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que King portait le manteau en question aux côté de Churchill et Roosevelt. Son propriétaire actuel, un homme de Colombie-Britannique, voulait s'en départir mais n'a pas réussi à s'arranger avec le ministère du Patrimoine canadien et a fini par le mettre en vente sur le site internet d'enchères eBay.  M. Asper, qui a 66 ans, décrit le manteau en fourrure de raton laveur comme « un symbole pour ma génération ». Voulant éviter qu'il passe aux mains d'étrangers, il l'a acheté pour plus de 15 000 $, et le donnera au Musée de l'homme et de la nature de Winnipeg.  
  
          Si le gouvernement n'était pas toujours dans nos pattes pour intervenir partout, les gens seraient plus portés à se sentir responsables et à imiter ce que M. Asper vient de faire. Le rôle des mécènes est en effet crucial. Alors qu'au Canada on fait du lobbying auprès des gouvernements pour augmenter les budgets d'acquisitions des musées, pour aménager les parcs historiques, pour sauver les édifices anciens, aux États-unis ce sont surtout des fondations privées qui jouent ce rôle. Et ce n'est pas une coïncidence, c'est là aussi qu'on trouve les musées les mieux garnis au monde, et la fierté du passé y est certainement plus grande qu'ici, où la préservation du patrimoine est vue comme une autre affaire de lobbys, de bureaucrates et de politicailleries.  

          La question des archives n'est pas différente. Il est bien sûr normal que le gouvernement s'occupe de conserver et de rendre accessibles au public ses propres documents officiels. Pour le reste, je ne vois pas pourquoi des organismes privées ne feraient pas un meilleur travail. L'implication de l'État pourrait même s'avérer néfaste.  
  
          Nous donnions il y a presque un an le Prix du Québécois Libre aux soeurs de la Congrégation Notre-Dame (voir Le QL, no 16), qui ont modernisé et informatisé leur centre d'archives sans aucune aide financière extérieure et ont même refusé celle que le gouvernement leur offrait. Comme La Presse le rapportait, « Si considérable que soit la valeur de leurs documents et si réelle que soit la diminution de leurs effectifs, les communautés hésitent à demander l'aide de l'État. Tandis que certaines appellent au secours depuis quelques années, d'autres préfèrent encore se débrouiller seules que de mettre leur passé entre des mains étrangères, peu pieuses et, craignent-elles, ignorantes de la valeur de leurs documents. » Selon Marcel Caya du Conseil d'évaluation des archives du Québec, cette méfiance de plusieurs communautés est d'ailleurs justifiée: « L'État a la mauvaise habitude de créer des structures qui impliquent des obligations financières et de ne pas assurer ensuite une aide suffisante », soulignait-il dans le même article.  
  
          Comme vous le voyez, là encore, on peut facilement conclure que l'intervention de l'État est loin d'être garante de la sauvegarde du patrimoine. Enfin, pour en venir à votre dernier exemple, dans le cas de la « Grande Bibliothèque » on peut sans aucune hésitation considérer l'implication de l'État comme du pur gaspillage de fonds publics aux conséquences possiblement catastrophiques. 
 
          Même si le mécénat pourrait aussi jouer un rôle dans ce domaine, aucun libertarien ne s'objectera avec véhémence à ce que des administrations locales construisent des bibliothèques municipales comme service à la communauté. Mais le projet de la Grande Bibliothèque ne visent pas à répondre aux besoins des citoyens – qui ne viendront certainement pas des régions et des banlieues au centre-ville de Montréal pour emprunter un livre –, mais plutôt à ceux de la petite élite culturelle et des politiciens nationalistes qui veulent se donner une institution de prestige pour appuyer leur statut et leur pouvoir. 
  
          Le projet est une simple copie, à beaucoup plus petite échelle, de la Grande Bibliothèque parisienne construite par François Mitterrand dans le cadre de ses « grands travaux » – pour ne pas dire grandioses travaux – pour la capitale française, avec le réaménagement du Louvre et la construction de la Grande Arche et de l'Opéra-Bastille. Dans un livre récent (Un pharaon républicain. Les Grands Travaux de Mitterrand, recensé par Mario Roy dans La Presse), Marie Delarue explique que la bibliothèque est un échec total et reçoit seulement le dixième du nombre de visiteurs prévu, alors qu'elle visait à « démocratiser la lecture ». La construction du mastodonte s'est faite dans la plus totale improvisation, nous dit-on, et le résultat s'avère peu adapté à la conservation et à la consultation des livres! Les coûts ont bien sûr dépassé les budgets initiaux et aujourd'hui, le budget de fonctionnement annuel de la bibliothèque se chiffre à plus de 250 millions $, soit 10% des sommes que l'État français alloue à la culture!  
  
          La directrice de la Grande Bibliothèque de Montréal, Lise Bissonnette, a toujours été, du temps où elle dirigeait le quotidien nationalo-gauchiste Le Devoir, une grande admiratrice du pharaonisme mitterrandien. C'est elle qui a popularisé l'idée de ce projet au sein de sa petite clique de subventionnés culturels et le gouvernement l'a récompensée en la nommant à la tête de l'institution. On n'en est même pas au stade de la sélection des architectes, que Mme Bissonnette s'est déjà mise à quêter des fonds supplémentaires au gouvernement. Doit-on s'en surprendre?, elle affirmait la semaine dernière que le projet original serait « compromis » si Québec n'ajoutait pas 20 millions $ aux 85 déjà prévus.  
  
          C'est dans la logique de ces projets pharaoniens de coûter des sommes astronomiques (pensons aussi au Parc olympique), de combler les pulsions mégalomanes des élites plutôt que les besoins de la population ordinaire, et de ne finalement jouer qu'un rôle marginal pour la conservation du patrimoine et l'avancement de la culture. Comme l'écrit Marie Delarue, « La religion de la culture a ses grands prêtres, ses ministres, ses dogmes. Elle réclame aussi ses temples: ce sont les Grand Travaux. On coule ainsi les idées généreuses dans le béton, mettant toujours en avant les intentions, jamais les conséquences. (...) la facture est toujours là pour les autres. C'est peut-être là, d'ailleurs, la seule constante de nos gouvernements. » Je ne saurais mieux dire.  
  
          J'espère que ces quelques exemples auront répondu à votre question.   
  
  
M.M. 
  



 
 
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