Réponse de Martin Masse:
Monsieur Beaulieu,
Vous soulevez une question intéressante. Permettez-moi d'y répondre
plus longuement qu'à l'habitude.
Il semble en effet a priori plus facile d'imaginer un rôle
pour les gouvernements dans les domaines que vous énumérez,
parce qu'ils s'apparentent à des biens publics qui profitent à
toute la collectivité d'une façon difficilement quantifiable
et où la dimension commerciale est négligeable. Mais je crois
qu'il est possible d'appliquer les mêmes balises ici que lorsqu'on
discute des « industries culturelles »
plus conventionnelles, si l'on garde à l'esprit que les biens publics
ne sont pas nécessairement mieux protégés par l'État
que par le secteur privé et que l'initiative privée ne se
limite pas aux entreprises commerciales mais inclut aussi le mécénat.
L'idée reçue veut que la protection du patrimoine relève
des pouvoirs publics parce que laissée à elle-même,
l'entreprise privée n'a aucun intérêt à protéger
quoi que ce soit mais vise seulement le profit à court terme. Forcé
de choisir entre garder un vieil édifice historique ou le démolir
pour en reconstruire un qui coûtera moins cher à entretenir
et qui rapportera plus, un propriétaire foncier, nous dit-on, choisira
systématiquement de sacrifier le patrimoine en faveur de la rentabilité.
D'un autre côté, le gouvernement (à travers son ministère
de la Culture, ses commissions du patrimoine et autres agences) sera, lui,
plus à même de juger de la valeur des choses à long
terme pour la société, dans une optique non pas bassement
commerciale mais plutôt culturelle et symbolique, et sauvera l'édifice
en le classant monument historique. Alors que les gens d'affaires se préoccupent
de faire du profit, le gouvernement se préoccuperait donc de la
civilisation.
La réalité est évidemment tout autre. Lorsque je pars
de l'est de Montréal pour aller dans le centre-ville à bicyclette
en prenant la piste cyclable qui longe la rue Notre-Dame puis le boulevard
René-Lévesque, je passe devant la monstruosité qu'est
la tour de la Maison de Radio-Canada et son immense stationnement. Notez
l'ironie: Radio-Canada est censée être l'un des piliers de
la culture et de l'identité canadiennes. Mais pour construire cette
tour, on a exproprié et démoli tout un quartier, un magnifique
quartier – comme on peut le voir sur des photos du début du siècle
– avec un square charmant et des maisons typiques à trois étages
comme on en trouve dans les autres quartiers centraux de la ville.
Un peu plus loin, l'autoroute Ville-Marie continue de marquer une séparation
affreuse et bruyante entre le centre-ville et le Vieux-Montréal,
malgré ce qu'on a fait pour la cacher et construire par-dessus ces
dernières années. Là aussi, on a démoli des
centaines de vieux édifices historiques, jusqu'à ce que des
citoyens se mobilisent pour y mettre un stop au milieu des années
1970. Si on avait continué le trajet comme prévu, le charmant
appartement du début du siècle où j'habite dans Hochelaga-Maisonneuve,
et toute une partie du quartier, n'existeraient sans doute plus.
Tout ça pour dire que les gouvernements, malgré leurs beaux
discours, sont les plus grands destructeurs de patrimoine qui soient. Lorsque
la mode idéologique était au « renouveau
urbain » dans les années 1950, 60 et 70, on a
démoli de la même façon partout en Amérique
du Nord pour construire des autoroutes, des édifices en hauteur,
des tours à appartements informes et invivables à la Le Corbusier.
Comme Jane Jacobs l'a bien décrit dans son classique The Death
and Life of Great American Cities, on a ainsi tué les grandes
villes américaines, à tout le moins leur centre, jusqu'à
ce qu'une renaissance timide s'amorce ces dernières années.
Les gouvernements se sont complètement foutus des populations locales
lorsqu'ils ont commis ces crimes contre le patrimoine et la vie communautaire.
L'idéologie du développement à tout prix était
plus forte que le mécontentement populaire; le petit coup de pouce
plus terre à terre donné par les contributions financières
des constructeurs aux campagnes des politiciens pesait aussi sûrement
dans la balance. Tout ceci ne serait jamais arrivé si les politiciens
provinciaux et fédéraux ne s'étaient pas impliqués
dans le développement local, dans la planification urbaine et dans
les projets grandioses pour la gloire du régime, avec le poids de
la coercition d'État pour appuyer l'avancée des bulldozers.
En contrepartie, la seule façon pour l'entreprise privée
de faire du profit, à court ou à long terme, est de répondre
aux besoins et désirs des consommateurs. Dans un contexte où
le patrimoine est valorisé par la population, les objets qui s'y
rapportent (bâtiments, sites, objets, etc.) prennent nécessairement
de la valeur et c'est ce qui est valorisé qui finit par s'imposer
sur le marché. Des entrepreneurs ne peuvent démolir des quartiers
entiers, à moins d'être prêts à dépenser
des fortunes pour convaincre les gens de partir, ce qui rendrait bien sûr
un projet tout à fait non rentable. À la limite, on pourrait
accepter que les municipalités, qui sont beaucoup plus près
des besoins des gens que les bureaucraties provinciale et fédérale
lointaines, puissent s'impliquer dans la protection du patrimoine. Mais
Montréal, à cause de son énormité, n'est évidemment
pas un modèle: c'est ici que le maire Jean Drapeau, avec la mégalomanie
qu'on lui connaît, a pu faire le plus de désastre.
Le patrimoine ne se limite pas aux édifices, mais l'analyse reste
la même quoi que l'on prenne en exemple. La difficulté de
définir ce qu'est exactement le patrimoine milite d'ailleurs en
faveur des interventions privées. C'est ce que les gens valorisent
comme objets historiques qui constitue le patrimoine; en se fiant aux politiciens
et bureaucrates, on est certain que des considérations politiciennes
vont entrer en jeu.
« Les gouvernements,
malgré leurs beaux
discours, sont les plus
grands destructeurs
de patrimoine qui soient.
»
|
|
Le National Post offre par exemple en manchette, le jour où
j'écris ces lignes (3 juin), une photo de Izzy Asper, le magnat
de télévision canadien propriétaire de la chaîne
Global, portant le célèbre manteau en fourrure de
l'ex-premier ministre canadien MacKenzie King. Tout le monde a vu les photos
prises pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que King portait le manteau
en question aux côté de Churchill et Roosevelt. Son propriétaire
actuel, un homme de Colombie-Britannique, voulait s'en départir
mais n'a pas réussi à s'arranger avec le ministère
du Patrimoine canadien et a fini par le mettre en vente sur le site internet
d'enchères eBay. M. Asper, qui a 66 ans, décrit
le manteau en fourrure de raton laveur comme « un symbole
pour ma génération ». Voulant éviter
qu'il passe aux mains d'étrangers, il l'a acheté pour plus
de 15 000 $, et le donnera au Musée de l'homme et de
la nature de Winnipeg.
Si le gouvernement n'était pas toujours dans nos pattes pour intervenir
partout, les gens seraient plus portés à se sentir responsables
et à imiter ce que M. Asper vient de faire. Le rôle
des mécènes est en effet crucial. Alors qu'au Canada on fait
du lobbying auprès des gouvernements pour augmenter les budgets
d'acquisitions des musées, pour aménager les parcs historiques,
pour sauver les édifices anciens, aux États-unis ce sont
surtout des fondations privées qui jouent ce rôle. Et ce n'est
pas une coïncidence, c'est là aussi qu'on trouve les musées
les mieux garnis au monde, et la fierté du passé y est certainement
plus grande qu'ici, où la préservation du patrimoine est
vue comme une autre affaire de lobbys, de bureaucrates et de politicailleries.
La question des archives n'est pas différente. Il est bien sûr
normal que le gouvernement s'occupe de conserver et de rendre accessibles
au public ses propres documents officiels. Pour le reste, je ne vois pas
pourquoi des organismes privées ne feraient pas un meilleur travail.
L'implication de l'État pourrait même s'avérer néfaste.
Nous donnions il y a presque un an le Prix du Québécois Libre
aux soeurs de la Congrégation Notre-Dame (voir Le QL, no
16), qui ont modernisé et informatisé leur centre d'archives
sans aucune aide financière extérieure et ont même
refusé celle que le gouvernement leur offrait. Comme La Presse
le rapportait, « Si considérable que soit la
valeur de leurs documents et si réelle que soit la diminution de
leurs effectifs, les communautés hésitent à demander
l'aide de l'État. Tandis que certaines appellent au secours depuis
quelques années, d'autres préfèrent encore se débrouiller
seules que de mettre leur passé entre des mains étrangères,
peu pieuses et, craignent-elles, ignorantes de la valeur de leurs documents.
» Selon Marcel Caya du Conseil d'évaluation des archives
du Québec, cette méfiance de plusieurs communautés
est d'ailleurs justifiée: « L'État a la
mauvaise habitude de créer des structures qui impliquent des obligations
financières et de ne pas assurer ensuite une aide suffisante
», soulignait-il dans le même article.
Comme vous le voyez, là encore, on peut facilement conclure que
l'intervention de l'État est loin d'être garante de la sauvegarde
du patrimoine. Enfin, pour en venir à votre dernier exemple, dans
le cas de la « Grande Bibliothèque »
on peut sans aucune hésitation considérer l'implication de
l'État comme du pur gaspillage de fonds publics aux conséquences
possiblement catastrophiques.
Même si le mécénat pourrait aussi jouer un rôle
dans ce domaine, aucun libertarien ne s'objectera avec véhémence
à ce que des administrations locales construisent des bibliothèques
municipales comme service à la communauté. Mais le projet
de la Grande Bibliothèque ne visent pas à répondre
aux besoins des citoyens – qui ne viendront certainement pas des régions
et des banlieues au centre-ville de Montréal pour emprunter un livre
–, mais plutôt à ceux de la petite élite culturelle
et des politiciens nationalistes qui veulent se donner une institution
de prestige pour appuyer leur statut et leur pouvoir.
Le projet est une simple copie, à beaucoup plus petite échelle,
de la Grande Bibliothèque parisienne construite par François
Mitterrand dans le cadre de ses « grands travaux
» – pour ne pas dire grandioses travaux – pour la capitale
française, avec le réaménagement du Louvre et la construction
de la Grande Arche et de l'Opéra-Bastille. Dans un livre récent
(Un pharaon républicain. Les Grands Travaux de Mitterrand,
recensé par Mario Roy dans La Presse), Marie Delarue explique
que la bibliothèque est un échec total et reçoit seulement
le dixième du nombre de visiteurs prévu, alors qu'elle visait
à « démocratiser la lecture ».
La construction du mastodonte s'est faite dans la plus totale improvisation,
nous dit-on, et le résultat s'avère peu adapté à
la conservation et à la consultation des livres! Les coûts
ont bien sûr dépassé les budgets initiaux et aujourd'hui,
le budget de fonctionnement annuel de la bibliothèque se chiffre
à plus de 250 millions $, soit 10% des sommes que l'État
français alloue à la culture!
La directrice de la Grande Bibliothèque de Montréal, Lise
Bissonnette, a toujours été, du temps où elle dirigeait
le quotidien nationalo-gauchiste Le Devoir, une grande admiratrice
du pharaonisme mitterrandien. C'est elle qui a popularisé l'idée
de ce projet au sein de sa petite clique de subventionnés culturels
et le gouvernement l'a récompensée en la nommant à
la tête de l'institution. On n'en est même pas au stade de
la sélection des architectes, que Mme Bissonnette s'est déjà
mise à quêter des fonds supplémentaires au gouvernement.
Doit-on s'en surprendre?, elle affirmait la semaine dernière que
le projet original serait « compromis » si Québec
n'ajoutait pas 20 millions $ aux 85 déjà prévus.
C'est dans la logique de ces projets pharaoniens de coûter des sommes
astronomiques (pensons aussi au Parc olympique), de combler les pulsions
mégalomanes des élites plutôt que les besoins de la
population ordinaire, et de ne finalement jouer qu'un rôle marginal
pour la conservation du patrimoine et l'avancement de la culture. Comme
l'écrit Marie Delarue, « La religion de la culture
a ses grands prêtres, ses ministres, ses dogmes. Elle réclame
aussi ses temples: ce sont les Grand Travaux. On coule ainsi les idées
généreuses dans le béton, mettant toujours en avant
les intentions, jamais les conséquences. (...) la facture est toujours
là pour les autres. C'est peut-être là, d'ailleurs,
la seule constante de nos gouvernements. » Je ne saurais
mieux dire.
J'espère que ces quelques exemples auront répondu à
votre question.
M.M.
ÉCRIVEZ-NOUS
Vous
n'êtes pas d'accord avec le contenu d'un article? Vous avez une opinion
à partager? Vous voulez dénoncer une autre stupidité
proférée par nos élites nationalo-étatistes
ou souligner une avancée de la liberté?
LE QUÉBÉCOIS LIBRE publiera toutes les lettres pertinentes.
N'oubliez pas d'écrire vos nom et lieu de résidence. We also
accept letters in English. |