Montréal, le 14 août 1999 |
Numéro
43
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(page 4) |
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par
Gilles Guénette
Quarante ans après la création du ministère français de la Culture par l'écrivain André Malraux, la France constate que son grand rêve de démocratisation de la culture ne s'est pas réalisé. Sept Français sur dix n'ont jamais assisté à un concert de musique classique et plus de la moitié ne sont jamais allés au théâtre(1). Qu'à cela ne tienne, les politiciens de l'Hexagone continuent d'engouffrer des sommes faramineuses dans cette vaste utopie. Malraux qui rêvait de faire partager les grandes oeuvres de l'art et de l'esprit au plus grand nombre a équipé la France de Maisons de la culture; les Français n'y sont pas allés. Pris du même rêve, François Mitterrand a doté la France du nouveau Louvre, du nouvel Opéra de Paris, de la Cité de la musique, de la Très Grande Bibliothèque et de bien d'autres machins culturels de grandes tailles... et les Français n'y sont pas plus allés. |
Ce constat d'échec arrive alors même qu'est publié
un ouvrage fascinant sur les véritables coûts de la culture
en France et des ambitions démesurées d'un Mitterrand mégalomane
hanté par le temps et la peur de l'oubli. Dans son livre Un pharaon
républicain: les Grands Travaux de Mitterrand, Marie Delarue
spécule sur les motivations profondes de l'ancien président
de la République française et trace un portrait fouillé
des nombreux jeux de coulisses qui ont mené à la réalisation
de trois de ses Grands Travaux – soit l'Opéra-Bastille, la Grande
Arche de la Défense et la Très Grande Bibliothèque.
Cette lecture des plus captivantes vient confirmer deux faits: les politiciens
n'y sont que pour eux-même et la démocratisation de la culture
n'est qu'un voeu pieux.
Les obsessions du pharaon
Comme tout grand projet d'envergure, les Grands Travaux de Mitterrand ont dû traverser les obstacles bureaucratiques habituels en tournant les coins rond. Delarue laisse un ancien administrateur du Centre Georges-Pompidou, expliquer la tactique la plus souvent utilisée: Pour assurer leAinsi, d'impressionnantes sommes sont débloquées sous le couvert d'une démocratisation de la culture. En tout, les Grands Travaux de Mitterrand auront coûté aux Français plus de 30 milliards FF (7.5 mil Ces nouveaux monstres avalent d'immenses portions des budgets habituellement alloués à leurs domaines respectifs et viennent ainsi dérégler des secteurs déjà largement déréglés par des attributions massives de fonds publics – les Français ne sont pas surtaxés pour rien. Les sommes qui auparavant étaient acheminées vers un réseau décentralisé de petits établissements de culture sont désormais détournées vers une poignée de plus gros qu'on pourrait qualifier de gouffres sans fond – en 1992, la subvention allouée à l'Opéra-Bastille était de 583 millions FF (146M $ CAN) contre 74 millions FF (18.5M $ CAN) pour la totalité des 13 théâtres de la Réunion des théâtres lyriques de France, la TGB pompe à elle seule 10% des subventions allouées au secteur de la culture. En plus de dérégler le marché culturel avec ses subventions, l'État français dérègle ses propres initiatives interventionnistes avec d'autres interventions.
Rarement fonctionnels sur le plan aménagement/logistique, les projets adoptés sont souvent modifiés dans la plus grande improvisation, puis confiés à des administrateurs qui, dans la plupart des cas, n'y connaissent strictement rien. Les personnes installées à la tête des projets, des jurys de concours architecturaux, des chantiers de construction, puis des établissements, sont toutes des ami(e)s du pouvoir qui traînent dans les dédales du milieu politique depuis des siècles et à qui on en est rendu à Les projets sont réalisés dans la plus grande hâte ( Build it and they will come... yeah right! Réalisés en fonction d'une accessibilité élargie à la culture, les projets finissent par ne bénéficier qu'à une très petite clique de privilégiés – généralement de la haute – qui étaient déjà assez bien desservis par les infrastructures en place auparavant. Et comme on s'en doute, ceux pour qui on aura remué mers et mondes pour rendre accessible tout cet art et ce grand savoir, les Monsieur et Madame Tout-le-monde, ne se sont tout simplement pas montré le bout du nez . Dans le cas de l'Opéra-Bastille, des 525 représentations prévues par année en début d'aventure, on en est rendu à près de la moitié – doit-on s'en surprendre quand, en France, le nombre d'amateurs d'opéra n'a jamais dépassé 2-3% de la population? Question de remédier à l'inconvénient des salles à moitié pleines et d'assurer une certaine ambiance lors des concerts, la direction s'empresse de distribuer des billets de faveur. La moyenne enregistrée de ces places gratuites était de près d'une centaine par spectacle en 1992 (autre dépense refilée au contribuable, comme une punition pour ne pas s'être prévalu de son La Grande Arche de la Défense n'attire pas les foules non plus. Monument-phare de l'ère Mitterrand, ce grand trou de beigne La Très Grande Bibliothèque de son côté, n'attire que le dixième du public qu'elle était censée attirer. Alors que l'on prévoyait accueillir quotidiennement 4500 personnes au haut-de-jardin (niveau grand public), 4000 au rez-de-jardin (niveau réservé aux chercheurs) et quelques 3000 flâneurs partout ailleurs, le nombre d'entrées stagne autour de 1200 visiteurs par jour – une situation qui ne peut que se dégrader étant donné qu'à terme, le projet de démocratisation du savoir prévoit la numérisation complète de la collection de la TGB pour permettre son accès à distance.
À part les 2426 salariés qui fréquentent ponctuellement la TGB (travail oblige!), les étudiants représentent 52% de l'ensemble des visiteurs et 89% des personnes qui la fréquentent régulièrement. Ce qui fait dire à Delarue: Élaborés à l'origine pour permettre l'accueil du plus grand nombre, le plus souvent, les critères d'admissibilité de la TGB sont rapidement resserrés. Ainsi, le haut-de-jardin est ouvert à tous... à condition de justifier son âge (16 ans et plus). Et le rez-de-jardin n'est accessible qu'aux chercheurs munis d'une réservation. Le droit d'entrée est de 20 FF (5$ CAN) et seulement 240 000 des 11 millions de volumes des collections imprimées de la TGB sont en libre accès (380 000 à terme). Démocratisation du savoir ou Très Grosse Bêtise? De ce côté-ci de l'Atlantique Alors que le Québec s'apprête lui aussi à se Dans Un pharaon républicain, Delarue expose toute la supercherie de la démocratisation de la culture. Il en ressort que malgré toutes les interventions de nos gouvernements et tous les milliards engloutis au nom de la culture, une forte majorité de citoyens continuent d'ignorer les musées, l'opéra, le théâtre, la bibliothèque... Et qu'en bout de ligne, ceux à qui profite la culture subventionnée sont 1) les politiciens qui s'offrent les votes d'influents membres de conseils d'administration et de non moins influents membres d'associations et d'organismes qui gravitent dans le milieu de la culture en dilapidant le trésor public, 2) leurs amis, 3) quelques artistes solidement établis – et plusieurs autres de peu d'envergure –, 4) quelques fonctionnaires et 5) une poignée de paumés qui vivent aux crochets de la société. Et les grands perdants dans tout ça sont encore une fois les contribuables ordinaires, le public cible de ces grandes tentatives de répandre la civilisation. Ceux qui ne consomment pas la culture officielle de l'élite mais dont l'argent des taxes sert à financer une série de produits auxquels ils n'ont pas accès (il n'est pas donné à tous d'habiter à proximité d'un de ces grands lieux du savoir) ou dont ils ne veulent tout simplement pas. Comme l'explique Mme Delarue, la soi-disant démocratisation de la culture, ce n'est en fait qu'une 1. Info-Culture, radio de Radio-Canada, 26 juin 1999. >> Articles précédents de Gilles Guénette |
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