Montréal, le 11 septembre 1999
Numéro 45
 
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LIBRE EXPRESSION
  
LES PESSIMISTES
DE LA CULTURE
  
 
  par Gilles Guénette
  
          Les lecteurs de la revue québécoise du cinéma 24 Images ont droit cet automne à un dossier spécial intitulé: « Quand la culture devient marchandise ». Comme son titre le laisse présager, il ne traite pas de culture de façon positive et enjouée mais plutôt sur un ton alarmiste. Les pessimistes de la culture sont bien vivants, ils habitent un monde assiégé par les Majors américains, l'économie de marché et la mondialisation.
 
L'avenir est sombre... nous l'avons vu  

          La culture se porte mal. C'est d'entrée de jeu ce qu'écrit la rédactrice en chef du magazine, Marie-Claude Loiselle. À qui la faute? Au marché, bien entendu. À l'Économisme (remarquez le gros « É »), « cette idéologie qui fait qu'un musée accepte d'exposer la voiture d'un commanditaire dans son hall, qu'un livre quitte les rayons des librairies après un mois s'il ne fait pas partie des best-sellers, qu'un théâtre verra ses subventions réduites s'il ne prend pas tous les moyens pour appâter les chalands et qu'un film sera retiré de l'affiche après deux semaines s'il ne fait pas courir les foules. » 
  
          Quand les intellectuels se prononcent sur l'état de la culture, c'est souvent pour dire que tout va mal. Peut-être connaissent-ils plusieurs artistes en attente de subventions ou carrément dans la dèche qui doivent se « prostituer », comme ils disent, pour arriver à joindre les deux bouts, toujours est-il que l'optimisme culturel n'est pas pour eux. C'est pour les naïfs, ceux qui manquent de perspective sur les choses. Car contrairement à nous, pauvres mortels, ces gardiens de l'intégrité culturelle sont conscients des « reculs » qui s'opèrent sur notre planète. Ils sont de gauche, ils ont le mal de vivre et ils s'opposent à tout ce qui a trait de près ou de loin au marché.  
  
          Donc, les six personnes qui collaborent à ce dossier disent toutes sensiblement la même chose: la situation est catastrophique, il ne semble pas y avoir de solution en vue et les maudits Yankees nous les cassent avec leur McCulture – étrangement, le fait que les artistes québécois soient présents en très grand nombre sur la scène internationale ne semble pas les émouvoir outre mesure. Il serait futile de rapporter ici tous ces propos, vous les avez entendus mille fois. Mais deux articles méritent toutefois qu'on s'y attarde un peu: une réflexion sur la transformation de la culture en distraction avec le penseur français Alain Finkielkraut(1) et une « mise en perspective » de Normand Baillargeon sur l'avenir de la culture dans un monde dominé par le discours... libertarien(2). 
  
La menace mondialisatrice... 
  
          Sur les nombreux points de vue mis de l'avant dans ce dossier, le seul qui soit un tant soit peu pertinent et nuancé est celui de Alain Finkielkraut. Même lorsque la rédactrice en chef du 24 images tente de le faire glisser vers un discours alarmiste en lui parlant du devoir de l'artiste de résister à l'uniformisation et à la mondialisation de la culture, le penseur surprend avec une position qui va à l'encontre du discours culturel officiel: 

          « Il ne s'agit pas de se placer dans une posture de résistance à quoi que ce soit. Le problème, à mon avis, ne se pose pas en ces termes. Il faut d'abord savoir ce qu'on a à dire, et c'est tout; et ce qu'on a à dire dépend justement de l'expérience qui nous a constitué. Dans cette optique, la volonté de créer des produits internationaux apparaît totalement absurde. Même les meilleurs écrivains américains n'écrivent pas une littérature internationale. Il n'y a rien de plus local que le roman américain, qu'il s'agisse d'un Faulkner ou d'un Philip Roth, il y a même de quoi être fasciné, dans ce pays immense, par le “localisme” des écrivains les plus universels. (...) La question n'est ni de résister à la mondialisation ni de se replier sur son identité, mais avant tout de faire fond sur son trésor personnel. » 

          Inutile de craindre ou de repousser la mondialisation, il faut s'en servir. Au lieu de la voir comme une sorte de rouleau compresseur américanisant dont il faut à tout prix se protéger, les intellos de la culture devraient en voir les bons côtés. L'ouverture des marchés et la révolution numérique permettent aux créateurs d'exporter leurs produits partout sur le globe et aux consommateurs de tous les continents d'y avoir accès. Les créateurs qui réussissent à se démarquer sont justement ceux qui savent tirer profit de cette mondialisation. Ils savent s'adapter aux nouvelles réalités de la communication et parler de leur patelin d'une façon qui intéresse un plus large public.  
 
 
  
« La culture québécoise est florissante. Des entreprises comme Cinar, La La La Human Step, Céline Dion, le Cirque du Soleil, Juste pour rire... sont des leaders mondiaux dans leurs domaines respectifs. »
 
 
 
          Mais la culture, peut-elle survivre « à la réalité qui fait qu'un film est retiré des salles après deux semaines s'il n'attire pas les foules et qu'un livre disparaît des rayons après un mois s'il ne fait pas partie des best-sellers »? Pour Finkielkraut, cette survie de la culture passe par l'éducation et la « désactualisation » du discours culturel. Le fait que tout bouge trop vite et que très peu d'oeuvres laissent des traces significatives est, selon lui, le résultat d'une évacuation du passé au profit d'un présent qui ne met l'accent que sur ce qui émerge – par opposition à ce qui s'est accumulé au cours des décennies. Cette situation entraîne « une sorte de papillonnage par lequel chacun fait son marché et a vis-à-vis de la culture le rapport d'un consommateur impatient et distrait. » Et, ultimement, elle fait en sorte que l'on se retrouve avec de plus en plus de ce qu'on pourrait qualifier de fast food culturel; une multitude de produits superficiels vite consommés et vite oubliés. 
 
          Une des solutions à envisager pour redresser la situation serait de cesser de subventionner la culture – proposition que n'avance pas Finkielkraut, on s'en doute. Car si l'interventionnisme permet à plus d'artistes de s'exprimer, il contribue aussi à faire en sorte que très peu d'entre eux se démarquent. Les subventions permettent l'existence de produits qui autrement n'auraient peut-être pas vu le jour. Elles créent une offre beaucoup trop importante pour la demande existante. En bout de ligne, cela force les libraires, les disquaires et les propriétaires de salles de cinéma à pratiquer un fort roulement des stocks. La subvention, si bien intentionnée au départ, raccourcit l'espérance de vie du roman, du disque, du film, etc., en créant une compétition artificielle et donc nuisible. 
  
La menace libertarienne... 

          « Les plus rigoureux de ces apôtres du marché s'appellent les libertariens. Selon eux, c'est entendu, le marché devrait régner partout... » C'est de cette façon que Normand Baillargeon,  chroniqueur au Devoir et professeur au département des sciences de l'UQAM, fait son entrée en matière. Contrairement à Finkielkraut, il adopte une position culturelle plus officielle – tout est noir de ce côté-ci de l'univers – à la différence qu'il fonde son argumentation anti-marché sur la menace libertarienne. 

          Après avoir fait un bref survol de l'historique du « mécanisme économique qu'on appelle le marché » (Adam Smith, les années d'après-guerre, le démantèlement du modèle keynésien, la course à la déréglementation...), et être revenu sur la foutue voiture du Musée des beaux-arts de Montréal – mais qu'est-ce qu'ils ont tous à accrocher sur cette bagnole? L'exposition est à l'étage, veuillez me suivre –, Baillargeon parle de la montée du discours économique et du retrait de l'État comme d'autant de reculs. 
  
          « Il apparaît pourtant que l'ordre (notamment économique) actuel constitue un véritable assaut contre la démocratie et contre l'idée même de participation du public dans les affaires qui les concernent. Les acteurs majeurs de cet assaut sont notamment les entreprises et les institutions économiques qui les servent. » Eh oui! Tous nos problèmes nous viennent de ce que Baillargeon, et Noam Chomsky, appellent « les tyrannies privées ». Car selon l'idée reçue, ce sont les entreprises – le marché – qui dictent les moindres faits et gestes du citoyen/consommateur et non le contraire. Pourtant, ces soi-disant tyrannies privées ont beau nous offrir le monde sur un plateau d'argent, si nous n'en voulons pas, elles ne nous dictent pas grand-chose! Et le marché n'est pas une force occulte avec une volonté unique dont le seul but est d'écraser pour mieux dominer! Le marché n'est qu'un processus qui résulte d'innombrables échanges entre les entreprises et les individus. Rien de moins, rien de plus. 
  
          Et les libertariens dans tout ça? Baillargeon y arrive lorsqu'il confronte ses idées à celles de ces apôtres du néolibéralisme sauvage! « Que dirait un libertarien à ce sujet? Dans un ouvrage qui vient justement de paraître, In Praise of Commercial Culture [voir ma recension: UNE VISION OPTIMISTE DE L'ART, le QL, no 17 ], Tyler Cowen soutient que l'art est par définition un objet commercial, qu'il l'a au fond toujours été et qu'il est bien qu'il en soit ainsi, tant pour les artistes que pour le public consommateur d'art. Selon ce point de vue, les grands artistes du passé, Bach et Mozart en tête, mais aussi Chaplin et tous les autres, furent des entrepreneurs, tentant de gagner un public et de rentabiliser leurs productions. (...) Vous n'êtes pas convaincu par cet argumentaire? Vous avez bien raison. Il faut ignorer tout, tant de l'art, de la culture que du politique et du sociologique pour faire de Bach un entrepreneur et réduire la création à ses déterminants commerciaux. » 

          Mais qu'y a-t-il de mal à être un entrepreneur? Pourquoi faudrait-il que Bach et les autres aient été des êtres complètement déconnectés de la réalité du marché de leur époque? Ces gens, à part le fait d'avoir été, dans quelques rares cas, des génies, étaient des citoyens comme vous et moi. Ils avaient des factures à payer, des familles à faire vivre... Et pour plusieurs, vivre de son art voulait dire exécuter des commandes, entretenir de bonnes relations avec leur mécène, s'assurer d'une quelconque rentrée d'argent... L'artiste subventionné par l'État est un spécimen très récent dans la longue lignée de l'évolution humaine. 

          Bien sûr les artistes ne font pas ce qu'ils font uniquement pour l'argent – si tel était le cas, ils auraient choisi une carrière en médecine ou en droit. On s'entend, l'artiste vit d'abord pour la reconnaissance que son métier lui confère. Sa motivation première n'est pas nécessairement d'amasser des montagnes de biens ou de faire fructifier son argent, il veut partager avec le plus grand nombre sa vision des choses. En ce sens, il n'a rien du conseiller financier. Mais cela ne veut pas dire qu'il soit un être foncièrement irrationnel et qu'il ne prenne pas de précautions pour maintenir ou élargir son public. 

          Et puisque nous y sommes, pourquoi ne devrions-nous pas parler de « produits » lorsqu'il s'agit de livres, de disques ou de films? Qu'y a-t-il de si réducteur dans ce terme? « Produit » n'est qu'un mot que l'on utilise pour désigner un objet que l'on reçoit, donne ou s'approprie. Parce qu'on ne peut les cueillir à même les arbres ou le sol, il faut que quelqu'un quelque part défraie une somme d'argent pour en profiter. Dans ce sens, le concert de l'OSM, ou celui des Rolling Stones, n'est qu'un véhicule qui, une fois le prix de notre billet payé, nous emporte ailleurs le temps de quelques pièces musicales. Idem pour le livre qui n'est qu'un objet que l'on lit d'un trait ou en rafale et qui nous procure quelques heures d'évasion ou de réflexion. 
 
D'immixtion et d'infiltration 
 
          M. Baillargeon déplore le fait que le discours des produits ne soit malheureusement plus réservé aux économistes et qu'il s'immisce sournoisement dans le milieu culturel. Que dire... Cette semaine encore, à la télé, le chanteur québécois Bruno Pelletier parlant d'une tournée qu'il entreprenait en Angleterre disait qu'il allait tâter le terrain anglophone, question de voir s'il y avait un marché pour lui là-bas. Doit-on déduire que l'emploi de ces mots réduit la portée ou l'ampleur de son oeuvre? Les pessimistes de la culture diront que oui. Que cette infiltration du milieu de l'art par le discours économique est une tendance lourde qui ne laisse rien présager de bon. Mais enfin. 
  
          Si ça peut les réconforter, les libertariens aussi dénoncent le discours économique... du moins, ils dénoncent un certain discours... celui que nos politiciens utilisent lorsqu'ils nous parlent d'« industrie culturelle » et de « produits culturels ». Cette nouvelle façon, peu originale soit dit en passant, de justifier leurs constants « investissements » (Vous voyez! Ça créer de l'emploi!) a beaucoup plus à voir avec une sorte d'opportunisme politique qu'avec le libre marché ou la mondialisation.  

          Il faut être un peu déconnectés de la réalité pour prétendre que la culture se porte mal. Comme il faut ignorer tout du marché pour croire que dans l'éventualité d'un retrait de l'État du secteur culturel, cette industrie s'effondrerait. La culture québécoise est florissante. Les coûts de production et de diffusion n'ont jamais été aussi bas. Des entreprises comme les Éditions de la Courte Échelle, Cinar, La La La Human Step, Céline Dion, le Cirque du Soleil, Juste pour rire... sont des leaders mondiaux dans leurs domaines respectifs. Les citoyens/consommateurs n'ont jamais eu autant de temps et d'argent à consacrer à la culture. 
  
          Une industrie aussi solide n'aurait pas de difficulté à se prendre réellement en main et se débarrasser de son addiction pour la subvention. Les seuls qui souffriraient d'un tel retrait sont bien entendu les artistes qui n'existent que parce qu'ils reçoivent de telles subventions. Mais alors que certains se recycleront rapidement vers quelque domaine connexe, d'autres n'auront qu'à restructurer leurs opérations afin d'occuper l'espace qui leur revient vraiment.  
 
  
  
1. Marie-Claude Loiselle, « Entretien avec Alain Finkielkraut »24 images, no 98-99, Automne 1999.  >> 
2. Normand Baillargeon, « Petite mise en perspective », 24 images, no 98-99, Automne 1999.  >> 
 
 
  
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