Montréal,  25 sept. – 8 oct. 1999
Numéro 46
 
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LE DÉFERLEMENT DE L'ÉTAT
  
  
Les dépenses publiques 
au Canada, en 
pourcentage du PIB: 
  
  
1926            15% 
  
1948            21% 
  
1966           30% 
  
1996             46% 
  
  
  
(Source: Statistique Canada) 
 
  
  
 
 
 
 
 
 
 
LE MARCHÉ LIBRE
 
TED TURNER, UN RANCHER PAS COMME LES AUTRES
  
par Pierre Desrochers
  
  
          Ted Turner est sûrement l'entrepreneur le moins prisé dans les milieux libertariens américains. Fondateur ou principal actionnaire de plusieurs entreprises florissantes, dont notamment le Cable News Network (CNN), le TNT Channel et le club de baseball des Braves d'Atlanta, ses détracteurs lui reprochent surtout sa décision, sous l'influence des alarmistes environnementalistes Paul et Anne Ehrlich et de sa conjointe Jane Fonda (voir LES BOLCHÉVIKS DE L'ENVIRONNEMENT, le QL no 36), de donner un milliard de dollars au cours de la prochaine décennie à la bureaucratie onusienne afin notamment de promouvoir une diminution drastique de la population humaine à moins de 2 milliards d'individus.  
  
          L'engagement social de Ted Turner ne se limite toutefois pas qu'au contrôle des naissances, car il s'implique également beaucoup depuis quelques années dans la préservation de la nature. Sa Turner Foundation a ainsi distribué 25 millions de dollars à plus de 450 groupes écologistes américains l'année dernière. Le milliardaire d'Atlanta a cependant pris le meilleur chemin qu'il connaisse pour préserver l'environnement en devenant le plus grand propriétaire foncier privé des États-Unis. Il possède maintenant plusieurs ranchs gigantesques, principalement dans les États du Montana, du Nebraska et du Nouveau-Mexique, où il tente de reconstituer la flore et la faune d'origine. Il résumait son approche plus tôt cette année dans un entretien accordé au E Magazine  
  
          Basically, my philosophy of environmental management is just to leave the environment alone and try to get the introduced species out of there. Cattle came from Europe, while bison evolved on the Great Plains, and they're the right animals to be there. Not that they can't be environmentally-damaging, but it's a question of how intensively you stock. If you put too many bison or too many cattle [on a range], then there's very little grass or environment left for anything else. But I'm in favor of the environment being maintained and preserved in as much of its intact state as possible(1).
  
          La pratique diverge toutefois quelque peu de la théorie...  
 
 
La gestion privée du bison 
  
          La propriété rurale favorite de Turner est localisée dans la vallée Gallatin, au sud de Bozeman (Montana). Il s'agit d'un ancien ranch gigantesque entouré de montagnes et où l'on élevait des milliers de têtes de bétail. Turner fut toutefois fidèle à sa vision et ordonna de la remettre dans l'état où elle était avant l'arrivée des Européens, à l'exception d'une nouvelle résidence privée qu'il se fit construire hors des sentiers battus (certaines mauvaises langues soutiennent toutefois que sa conjointe fit détourner une rivière afin d'y créer un lac artificiel et qu'elle fit ensuite raser une colline qui lui bloquait la vue de cîmes enneigées...).  
  
          Les employés de Turner eurent donc pour mandat de combattre certaines plantes introduites par les Européens et de réintroduire quelques espèces animales disparues dans la région, tels que les westslope cutthroat (le poisson-emblème du Montana) et les bisons. Comme le confia le gestionnaire de la propriété de Turner à un groupe de visiteurs (dont faisait partie votre humble chroniqueur): « Ted had four priorities for wildlife: fish, fish, fish and bison ». Or l'élevage du bison en était encore à ses premiers balbutiements au moment de l'acquisition du ranch il y a une quinzaine d'années et ses employés, certes qualifiés pour l'élevage du bétail, ne savaient trop comment aborder cette nouvelle problématique. De plus, Turner dut se heurter à l'hostilité des ranchers voisins, car les bisons sont porteurs de maladies graves pour le bétail. Le projet alla tout de même de l'avant.  
 
 
  
« Turner possède plusieurs ranchs gigantesques,
principalement dans les États du Montana,
du Nebraska et du Nouveau-Mexique, où il tente
de reconstituer la flore et la faune d'origine. »
 
 
 
          Laisser paître des bisons en toute liberté s'avéra cependant une expérience beaucoup plus ardue que prévu. Bien qu'ils ne demandent théoriquement que peu d'entretien, ils partagent certains traits comportementaux problématiques avec le bétail, notamment celui de détruire complètement un pâturage avant de se déplacer. Les gestionnaires durent alors apprendre à intervenir afin de forcer le déplacement d'un pâturage à l'autre d'une harde qui atteignit rapidement près de trois mille têtes. Les bisons développèrent également la fâcheuse habitude de souiller la rivière favorite de Ted, ce qui força le recours à la pose de clôtures électriques. Certaines maladies furent également détectées dans le troupeau, ce qui fut d'autant plus dramatique que contrairement au traitement du bétail qui bénéficie de plusieurs décennies de recherche, la santé des bisons est un domaine qui n'a pas suscité beaucoup d'intérêt.  
   
          Les employés de Turner durent donc investir des sommes considérables pour remédier à ces problèmes. Turner dut également se résoudre à faire abattre les vieux mâles solitaires qui avaient tendance à s'éloigner de la harde et de la propriété (ses employés racontent que Ted éprouvait une certaine empathie pour ces vieux mâles et qu'il ne pouvait se résoudre à les faire éliminer). La gestion de la harde montanaise de Turner, qui est certes la plus importante mais qui représente à peine plus du sixième du total de ses bêtes, est maintenant une entreprise relativement florissante. Elle est toutefois sous plusieurs aspects assez éloignée de sa vision originale. Ses bêtes ont cependant l'avantage d'être en bien meilleure santé que celles que l'on observe ailleurs, notamment dans le parc national de Yellowstone. On pourrait donc croire que les efforts et les sommes investies par Turner pour réintroduire le bison lui auraient valu l'estime de ses compatriotes. Les chose ne sont toutefois pas aussi simples...  
  
La campagne contre la « domestication » du bison  
  
          Le premier problème de Turner est qu'il est peu apprécié de quelques leaders amérindiens en raison de son refus catégorique de changer le nom de son club de baseball (les Braves d'Atlanta...). De plus, certains d'entre eux sont également des producteurs de bisons, mais à une échelle beaucoup plus artisanale. Les ennuis de Ted débutèrent toutefois véritablement avec l'instauration d'un programme de l'administration Clinton consistant à acheter, aux frais des contribuables américains, plusieurs millions de dollars de viande de bisons que l'on distribue ensuite gratuitement dans certaines réserves autochtones. Bien que le programme ait sans doute été conçu à l'origine comme une subvention déguisée aux producteurs autochtones, il s'avéra rapidement que seuls Turner et quelques autres propriétaires blancs membres de la North American Bison Cooperative (NABC) étaient en mesure de répondre aux exigences, notamment en termes de volume, du gouvernement fédéral. Les producteurs améridiens, regroupés sous l'égide du InterTribal Bison Cooperative, en prirent rapidement ombrage. Certains leaders autochtones sont de plus particulièrement offusqués de la pratique des exploitants du NABC de nourrir leurs bêtes pendant au moins 100 jours avant l'abattage afin d'obtenir une viande de qualité uniforme. Comme le remarque Fred DuBray, l'un des leaders autochtones:  
  
          We [American Indians] want to restore bison as a wild animal so they can maintain the integrity of who they are. Feeding them for the purpose of « fattening them up, » then administering shots of worming medicine and such, kills the spiritual relationship with the animal, and you can't separate the spiritual aspect from the economic... What they are marketing as bison is not bison. There is so much potential for this as a healthy food, but it's not(2).
  
          D'autres producteurs blancs, incapables de compétitionner avec Turner, ont depuis joint les rangs des producteurs autochtones et établit un lobby pour contrer la « domestication » du bison et vanter les mérites de l'alimentation à l'herbe. On peut toutefois se demander si la demande serait aussi élevée pour une viande sauvage beaucoup plus dure et de qualité inégale, car la principale motivation des producteurs du NABC a d'abord et avant tout été de répondre aux exigences des consommateurs qui, après avoir tenté l'expérience du « bison sauvage », retournaient rapidement au boeuf de boucherie. On peut certes regretter une époque où les bisons dominaient les plaines de l'Ouest, mais on doit tout de même garder à l'esprit que ces millions de bêtes infestées de parasites ne faisaient au mieux que permettre l'existence précaire de quelques dizaines de milliers de chasseurs nomades. 
  
  
  
1. Tracey C. Rembert, « Conversation with Ted Turner. Billionaire, Media Mogul... 
    and Environmentalist », E Magazine, January/February 1999, p. 10-13.  >> 
2. Lisa Anderson, « How Buffalo Ted Hunts Bison Bucks », Insight, June 28 1999, p. 16-17.  >> 
 
 
 
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