Montréal, 18 déc. - 7 jan. 2000 |
Numéro
52
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Tout le problème est là. Bonheur et Liberté sont devenus
les étendards du n'importe quoi revendicatif des uns; du même
coup, ils sont devenus les têtes à massacre des autres. Oubliés
en route, les concepts! C'est devenu avant tout une affaire sentimentale.
Je suis personnellement frappé de la fréquence parfois vertigineuse
à laquelle certains intellectuels débitent ces mots; que
très souvent ils ne se donnent même pas la peine de définir
d'ailleurs. Je vais m'efforcer de ne pas tomber dans ce travers, en élaborant
mon propos sur trois points: 1) Ce qu'est et ce que n'est pas le bonheur;
2) Ce qu'est et ce que n'est pas la liberté; 3) Pourquoi le bonheur
implique nécessairement la liberté et pourquoi la liberté
ne saurait suffire au bonheur.
À propos du bonheur Il n'y a pas à aller bien loin pour se faire une première idée sur le concept véhiculé par le mot bonheur: ouvrons nos dictionnaires. Le mien indique deux sens courants: Comme tout être vivant, l'animal humain ne peut vivre, se développer et prospérer au mieux de ses potentialités qu'en relation avec son environnement. Or ces relations dépendent de la nature de l'être vivant dont il s'agit et des natures propres des éléments environnementaux en question. Le fait que ces interactions soient plus ou moins heureuses, plus ou moins favorables au plein épanouissement de la vie de cet être est donc un donné dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Ainsi, on ne fait pas faire pousser des tulipes en arrosant des bulbes à l'acide de batterie. De même, on n'élève pas un chien robuste et en pleine santé en le nourrissant comme un poisson rouge. Pour tout être vivant, il y a donc des principes à respecter, des Le bonheur n'est donc en rien opposé à la morale, à l'éthique. Tout au contraire, le bonheur est bel et bien le principe même de la morale; à la fois cause qui la fait naître et fin vers laquelle elle tend. L'éthique, pour la tulipe ou le chien, est largement une affaire de code génétique ou d'instinct. Il n'y a pas à proprement parler de Le plaisir se doit d'avoir la raison pour arbitre et juge. La quête du bonheur ne consiste pas à divaguer d'un plaisir à l'autre, au hasard des stimulations de nos sens; l'eudémonisme ne se confond pas avec l'hédonisme. Bien entendu, nul ne peut vivre au quotidien en délibérant attentivement de chaque acte qu'il accomplit. On agit souvent par habitude. Et ces habitudes peuvent fort bien résulter du suivi de pratiques traditionnelles, culturelles. Pour centrales qu'elles soient dans la vie humaine et même la bonne vie humaine, ces pratiques ne sont jamais vertueuses en elles-mêmes: elles ne sont vertueuses qu'au regard de leur aptitude à servir le bonheur de l'être humain qui les adopte. Et il se peut même que dans certaines circonstances particulières, une habitude jusqu'alors vertueuse débouche sur un acte déplorable. C'est là un péril éthique consubstantiel à un environnement changeant, ce qui est notre lot à tous. L'éviter implique l'exercice de la vertu de prudence, le maintien salutaire de la raison dans un
Le bonheur implique au contraire de ne jamais abdiquer sa raison devant quelque Bien sûr, il est toujours possible d'analyser de grandes catégories génériques de valeurs indispensables pour le bonheur humain abstraitement considéré; ce qui est une autre manière de dire que nous appartenons à une seule et même espèce. Néanmoins, la manière de les combiner, de les intégrer concrètement dans la situation particulière qui est la notre est irréductiblement individuelle. Le bonheur n'est donc pas un état stable, une gare d'arrivée abstraite et paradisiaque. Le bonheur est un agir, une manière de vivre très concrète. Il n'est pas non plus monolithique: le pluralisme moral traduit la pluralité des individualités humaines. À propos de la liberté Le mot liberté est lui aussi sujet à deux interprétations nettement différentes; en fait antithétiques même. Ce thème est bien connu des libertariens, à travers la distinction entre – selon la terminologie désormais célèbre d'Isaiah Berlin – la liberté négative et la liberté positive. La première fait référence à l'état dans lequel se trouve un être humain en l'absence de violence physique initiée (agression) à son endroit par l'un de ses semblables. La seconde, conçue comme l'absence d'entrave entre le désir et sa satisfaction, revient en fait à assimiler liberté et pouvoir(4) au travers d'une libération utopique. Poussée jusqu'à sa conclusion logique, la liberté serait alors la situation dans laquelle la jouissance des fins serait directe et instantanée, se passant de la médiation des moyens et dépassant la temporalité (le temps qui s'écoule étant lui-même une entrave). La liberté, dans cette acception, rejoint donc en bout de course les aspirations de divinité et d'éternité des apôtres des théories de l'aliénation; c'est non seulement de pouvoir mais de pouvoir infini dont il s'agit. Alors que la liberté négative des libertariens relève de la philosophie politique, la liberté positive relève dans son principe d'une certaine théologie. Sans m'étendre longuement sur cette question, je tiens à souligner que le concept mystique de Liberté et bonheur La liberté « négative », au contraire, est non seulement compatible avec le bonheur humain; elle en constitue le socle même. Si le bonheur est un agir éclairé par la raison pratique, guidé par des habitudes vertueuses et dont la forme est hautement individualisée, alors le bonheur présuppose la liberté. En effet, la raison est une faculté qu'on ne mobilise pas malgré soi. En aucun cas il n'est possible de forcer un être humain à raisonner contre son gré. Aussi, comme le dit un adage plein de bon sens et plus profond qu'on ne le pense généralement, Le problème va au-delà même de la question de l'individualisation des formes du bonheur humain – le moralisateur connaîtrait-il mieux ma vie que moi-même? – car même si par quelque noire magie un sorcier de la morale savait exactement ce qui est bon pour moi, il n'y aurait aucun acte moral de ma part à me plier à ses injonctions sous la menace. Puisque le bonheur est nécessairement vécu activement et non subi passivement, alors l'acte moral ne peut être qu'un acte voulu, qu'un acte libre. Je me risque à affirmer que forcer une personne à adopter tel comportement Ceci étant, on aura compris que si la liberté est le socle du bien vivre, elle n'en épuise pas le sujet. Elle en est, si l'on peut dire, la toile(6) de fond. Une toile ne garantit pas en soi que le tableau ne sera pas une croûte grotesque ou un barbouillage torturé; néanmoins une toile est la condition sine qua non de toute peinture et partant, de tout chef-d'œuvre. C'est ce que méconnaissent et les défenseurs du relativisme moral, et les apôtres de la morale-gourdin. Les premiers estiment les croûtes à l'égal des chefs-d'œuvre; les seconds sont de grossiers butors qui ne connaissent que les formes stéréotypées et prétendent de plus qu'il est possible de les peindre sans toile… 1. Den Uyl & Rasmussen 2. Murray Rothbard, L'éthique de la liberté, traduction F. Guillaumat, Les Belles Lettres, 1991, p. 57. >> 3. Ouvrage écrit en 1849 par Gustave de Molinari et qui se présente comme un dialogue socratique entre un économiste (anarcho-capitaliste), un conservateur et un socialiste. >> 4. C'est ce sens qui est employé dans une opposition aussi classique que entrée paya c'est-à-dire ici la gratuite, celle qui se passe de la médiation d'un paiement. >> 5. C'est un point qui me paraît fort important. Nombreuses sont les personnes qui admettent la qualification de cannibalisme moral s'agissant de la mise à notre service des autres et de leurs biens. En adhérant à l'idée que l'on doit aider son prochain même contre son gré, elles font cependant la promotion de l'envahissement de l'espace moral des autres qu'elles fustigent par ailleurs. Bien sûr, les welfare-statists remportent la palme toutes catégories en prétendant aider les uns avec les moyens pris aux autres, le tout sous la contrainte généralisée: parasitisme et déresponsabilisation. >> 6. Dans le même ordre d'idée, je dirais que le Droit de propriété en est le cadre socialement indispensable. >> |
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