Montréal,  8 - 21 janv. 2000
Numéro 53
 
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NOVLANGUE
 
    « C'est la première fois qu'un débordement survient lors des Fêtes, quand le personnel est en vacances. D'habitude, l'épidémie de grippe arrive plus tard. »  
  
Nicole Bastien
attachée de presse de
la ministre de la Santé,
expliquant pourquoi les urgences des hôpitaux sont encore une fois débordées.
LIBRE EXPRESSION
  
LA FIN DU 
PROTECTIONNISME CULTUREL
  
  par Gilles Guénette
  
 
          Dans l'édition de janvier 2000 du magazine L'actualité, Guy Crevier, un « incontournable de la télévision » et président/chef de la direction de la maison de production québécoise Motion International, affirme que la télévision n'est pas menacée par internet parce que les gens ne veulent pas interagir quand vient le temps de se divertir: « Ces deux médias demeureront distincts et séparés. Ils sont trop différents. (...) Les gens ne veulent pas “intervenir” dans leurs émissions de télé favorites »(1), dit-il. 

          Les consommateurs ne veulent peut-être pas intervenir lorsqu'ils regardent la télé, mais en revanche ils veulent du choix. Et dans un univers télévisuel hyper réglementé comme le nôtre, les jeunes consommateurs qui veulent voir autre chose que ce qu'autorisent nos bons vieux gouvernements pourraient très bien se tourner de plus en plus vers internet pour trouver ce qu'ils cherchent. Si le siècle dernier a vu naître le concept de protectionnisme culturel, celui qui débute, grâce aux nouvelles technologies, le verra mourir. 

 
De 5 à 500 chaînes 

          Avant l'avènement de la zappette et du câble, on regardait la télé en famille. On s'assoyait devant nos téléviseurs noir & blanc sur nos longs sofas 5-places et on suivait religieusement nos émissions favorites. Les plus « éduqués » regardaient le 2 (Radio-Canada) alors que le « peuple » regardait le 10 (Télé-Métropole) – les anglophones écoutaient soit le 6 (CBC), soit le 12 (CTV). Radio-Québec, qui se trouvait quelque part sur l'autre roulette, était une curiosité que l'on regardait à l'école entre une session de peinture aux doigts et une dégustation forcée de « nouveaux » légumes crus... 

          À la maison, comme à l'école, l'écoute de la télévision se faisait de façon linéaire et en blocs complets. Peut-être était-ce dû au choix des chaînes qui était restreint... au fait que l'on devait se lever pour changer de poste... ou qu'il n'y avait qu'un téléviseur par foyer... toujours est-il qu'on limitait le nombre de séries suivies et on regardait chaque émission du début à la fin. Pas question de changer de poste en plein milieu d'une histoire pour arriver au beau milieu d'une autre. 

          Au début des années 1960, quand les appareils couleur arrivent, les noir & blanc prennent tranquillement le chemin des poubelles, du sous-sol ou du chalet d'été. Certaines familles se retrouvent du jour au lendemain avec deux téléviseurs sous le même toit. Généralement, les parents et les plus jeunes s'approprient la nouvelle télé couleur tandis que les adolescents récupèrent les vieux appareils qu'ils peuvent enfin regarder seuls.  

          Le Conseil de la radio et la télévision canadienne, créé à la fin des années 1960 et chargé de réglementer tout le secteur de la radiodiffusion, y compris la câblodistribution, lance en 1971 sa politique de « canadianisation » des entreprises de câblodistribution. Suivent une séries de mesures protectionnistes visant à assurer aux Canadiens l'accès à des histoires qui reflètent leurs « réalités canadiennes » – en d'autres mots, des mesures qui visent à bloquer l'entrée massive de signaux américains à la frontière.  

          Dès 1972, le câblosélecteur permet justement l'acheminement chez nous de dizaines et de dizaines de chaînes en provenance des États-Unis. Les émissions américaines plaisent. Même si on ne comprend pas toujours la langue, celles du samedi matin par exemple bougent drôlement plus que nos interminables épisodes de Quelle famille! Et les Américains gagnent des prix combien plus imposants que les cafetières électriques et les fers à repasser que semaine après semaine le 10 fait tirer à Ciné-Quiz ou le 2, au Travail à la chaîne. 
 
 
  
« Si les gens ne veulent pas nécessairement interagir avec leurs émissions favorites, il est clair que leurs habitudes télévisuelles ont évoluées vers une approche de consommation qui rejoint de plus en plus celle que proposent l'ordinateur et internet. »
 
 
 
          Si nos habitudes télévisuelles ont énormément changé depuis l'univers des 5 chaînes, ce sont les zappettes et les magnétoscopes qui achèvent définitivement de les modifier. Tout d'un coup, il y a trop d'émissions et plus assez d'yeux et de temps pour les regarder. On se met à enregistrer et/ou à zapper pour ne rien manquer. Fini les histoires complètes avec début, milieu et fin. Notre culture télévisuelle nous permet maintenant de regarder deux ou trois émissions à la fois – on connaît les histoires par coeur de toute façon et on sait comment elles se termineront. 
  
          Aujourd'hui, selon une étude de la Kaser Family Foundation qui a sondé le tréfonds de 3155 Américains âgés de 2 à 18 ans, les enfants ont plus de chance de vivre dans une maison où l'on retrouve cinq téléviseurs que dans une autre où il n'y en aurait qu'un(2). On retrouve ainsi en moyenne trois téléviseurs, trois magnétophones, trois radios, deux magnétoscopes, deux lecteurs au laser, une console de jeux électroniques et un ordinateur par foyer. Un tiers des jeunes enfants, et deux tiers de leurs frères et soeurs aînés, ont une télé dans leur chambre.  

          Dans un monde où chacun consomme ses propres médias, des propos comme ceux de M. Crevier sont certes bien dépassés. Car si les gens ne veulent pas nécessairement interagir avec leurs émissions favorites (choisir les angles de caméra, une fin heureuse ou tragique, s'informer en s'amusant...), il est clair que leurs habitudes télévisuelles ont évoluées vers une approche de consommation qui rejoint de plus en plus celle que proposent l'ordinateur et internet. Et la génération montante qui répond bien aux stimuli que lui renvoient les nouvelles technologies n'a que faire d'un protectionnisme primaire qui l'empêche d'avoir accès à ce qu'elle souhaite.  

I want my MTV 

          « It's stealing young viewers. It doesn't care about borders. And for its next act, the web is going to do something TV won't: let you watch whatever you want »(3). Pour Joe Chidley qui signait récemment un volumineux dossier sur la télévision à l'ère d'internet dans le magazine Canadian Business l'avenir est sans contredit sur le net – et on n'en doute pas un instant à la lecture de son long article.  

          Parce que de plus en plus de gens désertent la télé pour le net, de plus en plus d'entreprises et d'individus délaissent la production télévisuelle pour développer du matériel original pour le net. Des individus comme Doug Schwartz qui a évolué dans le milieu de la télévision américaine durant plus de trente ans et à qui on doit, entre autre, Baywatch, l'émission la plus regardée dans le monde (144 pays, dans 23 langues). Maintenant retiré complètement de la production télévisuelle, il consacre ses énergies exclusivement au développement de contenus pour le web. Loin de faire du grand art, il est confiant d'y faire éventuellement fortune.  

          Même chose pour le réalisateur Steven Spielberg qui annonçait récemment que son studio DreamWorks SKG en collaboration avec Imagine Entertainment et Vulcan Ventures inc s'étaient entendus pour investir plusieurs millions de dollars dans la création de POP.com, un site internet qui, dès le printemps prochain, offrira à une clientèle de jeunes surfers un mélange de films d'animation (des « pops », ou de très courts épisodes vidéo d'une durée variant de une à six minutes), de vidéos à la carte, de jeux électroniques et d'événements internet en direct. Le tout, hautement interactif. 

          Albert Nerenberg qui a longtemps travaillé avec la CBC et CBC Newsworld crée aussi du contenu uniquement pour le web. Son site Trailervision offre des publicités de films (trailers en anglais) qui n'existent pas. Ces parodies de productions américaines fictives, en plus d'être archivées sur son site, sont vendues au magazine Shift qui conserve l'exclusivité de chaque nouvelle production pour une semaine et à iCAST.com, une entreprise de diffusion de contenu internet installée à Boston. 

           Et la liste s'allonge. En plus de toutes les principales chaînes de télévisions canadiennes et américaines qui investissent de plus en plus dans du contenu original pour leurs sites internet, plusieurs consacrent toutes leurs énergies au net. C'est le cas de America One Television, une station de type généraliste basée à Irving au Texas, qui diffuse en temps réel toutes sortes d'émissions et de vieux films de série B; NetMovieMania qui offre un catalogue de classiques et « not-so-classics » du cinéma américain à l'internaute cinéphile; PlayTV.com qui offre une programmation originale de talk shows et de comédies; et caetera. 

IcraveTv.com 

          Dernier venu dans le milieu de la télé sur internet, IcraveTv.com offre aux Canadiens l'accès à plus d'une quinzaine de chaînes de télévision diffusées par voies hertziennes dans la grande région métropolitaine de Toronto sans avoir à débourser un sous en frais d'abonnement au câble. L'internaute, qui a préalablement fourni son indicatif téléphonique régional, a ainsi accès à des chaînes comme CBC, Global, CTV, Radio-Canada, City TV et même PBS, Fox, ABC et NBC. Toutes plus gratuites les unes que les autres... 

          Le président de IcraveTV.com, William Craig, se sert d'un vide juridique qui permet, ici au Canada, de retransmettre les ondes de télévision publiques en autant que le contenu n'est altéré d'aucune façon et que la transmission se fait en direct – deux règles de bases que respecte l'entreprise. Il se sert aussi du fait que les fonctionnaires du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes ont décidé en mai dernier de ne pas réglementer le secteur de l'internet. 

          Comme on s'en doute, ce genre de service ne fait pas l'affaire de tout le monde. Les câblodistributeurs crient « Au voleur! » Ces derniers n'ont d'ailleurs pas mis de temps à riposter en menaçant d'intenter des poursuites contre la compagnie torontoise qui, selon eux, détourne illégalement – et à des fins commerciales – leurs signaux en diffusant le contenu de leurs programmations sans payer pour les droits de diffusion. La Ligue Nationale de Football et quelques studios hollywoodiens sont aussi entré dans le bal pour « rediffusions non autorisées ». 
  
          Si on ne peut rien trouver à redire de la démarche entreprise par les équipes de sport professionnelles et les studios américains, on peut questionner celle des câblodistributeurs qui après tout, ont fait exactement la même chose à leurs débuts. Eux aussi ont « volé » les signaux des chaînes de télévision qui, à l'époque, s'occupaient elles-mêmes de leur diffusion. Eux aussi ont dû faire face à la montée de boucliers des télédiffuseurs qui, comme les câblodistributeurs aujourd'hui, se sentaient lésés par ce mariage forcé. Mais des négociations ont été entreprises et des ententes ont été signées. Et les diffuseurs y ont trouvé leur compte – entre autre, avec la création d'un fonds d'aide à la production. 

          Il est à prévoir que les choses se passeront sensiblement de la même façon avec l'arrivée d'internet. Et c'est ce que souhaite M. Craig. En attendant, et à la lumière du nombre de visites effectuées sur son site (soixante millions en décembre seulement), il annonce qu'il envisage ouvrir un bureau dans la région de Vancouver afin d'avoir accès aux ondes télé diffusées dans l'Ouest canadien et dans la région de Seattle aux États-Unis. De plus, il entend bientôt offrir son service de retransmission de chaînes de télé canadiennes aux Américains. 

          Bien sûr, la télévision ne disparaîtra pas du jour au lendemain à cause d'internet. Tout comme la radio, les journaux, les magazines et le téléphone ne disparaîtront pas. Elle devra simplement se réinventer et s'adapter. Par contre, les mesures protectionnistes mises en place dans ce domaine par nos gouvernements ne pourront continuer d'exister encore bien longtemps. Car lorsque la technologie sera au point et que la qualité de l'image sur internet sera plus potable qu'elle ne l'est présentement, l'internaute pourra regarder ce qu'il veut, quand il le veut, sans que la ministre du Patrimoine canadien Sheila Copps et ses amis n'y puissent rien.  

          Fini le temps où il était interdit de regarder un Super Bowl dans son intégralité (c'est-à-dire avec son lot de publicités américaines) sous prétexte qu'une chaîne canadienne diffuse quelque part une version « autorisée » avec publicités locales. Fini le temps où des consommateurs et des entrepreneurs canadiens se faisaient saisir leur équipement de télévision numérique par quelques zélés de la Gendarmerie royale sous prétexte qu'il donne accès à des signaux « illégaux » (voir TOUT APPARTIENT AU GOUVERNEMENT, le QL, p. 8). Fini le temps où une poignée de lobbyistes et de fonctionnaires frustrés décident à notre place de ce qui est propre, ou impropre, à la consommation pour ensuite nous imposer une grille horaire qui ne fait pas toujours notre affaire.  

          Les produits culturels qui trouveront preneurs dans l'avenir seront populaires parce qu'ils répondent à une demande et non parce qu'ils sont favorisés par un système de quotas qui fait d'eux des produits protégés – et de nous tous, un auditoire captif. Comme l'écrit Joe Chidley dans son article du Canadian Business: « When the unregulated internet starts taking on the cable and satellite industries in Canada, the pressure to deregulate culture as a whole will become intense. That's good news for Canadian filmmakers and producers who have the foresight and the ability to compete in the open market. And it's great news for the Canadian consumer, who might finally be able to watch whatever she wants, in front of a screen that will offer her more value and entertainment than she's ever seen before. So don't cry for Canadian TV – its time has come. » 
  
 
 
1. Martine Turenne, « Le virage de la télé », L'actualité, Janvier 2000, 
    p. 224.  >> 
2. Joe Chidley, « How the Internet Killed Television », Canadian Business, 
    Novembre 1999, p. 111 à 130.  >> 
3. Vicki Haddock, « Kids devote hours to TV, Cds, videos », The Gazette, 
    20 novembre 1999, D20.  >> 
 
 
  
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