Montréal,  4 mars 2000  /  No 57
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
LE MYTHE DE LA MENACE CULTURELLE AMÉRICAINE
 
par Gilles Guénette
« Notre culture est réellement fragilisée par le géant américain. Nous savons bien que la culture américaine, majoritairement soutenue par l'entreprise privée, consiste à créer des oeuvres accessibles à tous: c'est ce que j'appelle le nivellement par le bas. » 
 
          Ces deux phrases, n'importe qui au Québec aurait pu les écrire. Qu'elles l'aient été par le metteur en scène et dramaturge Serge Marois(1) importe peu; elles ne détonnent en rien du discours intellectuel prédominant – celui qui veut que l'on soit culturellement vulnérable face à nos voisins du Sud et que ceux-ci ne veulent que nous écraser avec leur McCulture. Mais qu'en est-il de cette menace américaine? Existe-t-elle vraiment ou n'est-ce qu'une invention pour justifier les constantes interventions de l'État dans la chose culturelle? 

Nous et Eux 

          L'anti-américanisme primaire qui s'exprime régulièrement dans notre milieu culturel n'est en fait qu'une variante du collectivisme qui règne au Québec. Il relève d'une des tactiques les plus communes employées par les collectivistes pour susciter la solidarité et l'attachement à un « Nous » qu'ils défendent, nommément la création de repoussoirs, de « monstres » hors de notre contrôle qui menacent le bien-être de la collectivité: les Canadiens anglais menacent notre « droit » à l'auto-détermination; les néolibéraux, notre « droit » à nos programmes sociaux; et les Américains, notre « droit » à notre propre culture. 

          Ces monstres, une fois identifiés, permettent la mobilisation des soi-disant « forces vives de la nation » – concept abstrait, s'il en est un – dont le rôle est de réclamer toujours plus de mesures protectionnistes pour assurer la souveraineté de l'espace collectif – le tout, bien entendu, dans l'incontournable climat d'urgence. 

          À chaque jour, une nouvelle crise vient ébranler les fondations de notre coin de pays (voir LA CRISE DE L'ÉTAT ET L'ÉTAT DE CRISE PERMANENT, le QL, no 2). À force de se faire dire que tout est menacé, on en vient à le croire et à accepter la multiplication des interventions étatiques et des mesures coercitives mises de l'avant pour remédier à la situation. Mais le monstre américain qui insidieusement fragiliserait notre culture n'existe pas. Il n'existe que dans la tête de ceux qui entretiennent ce mythe, cet état de crise. 
  
Une histoire inventée 

          Ainsi, à entendre nos artistes, nos politiciens et les membres de notre élite intellectuelle, nous vivons dans une province assiégée par la culture américaine. Pourtant, à y regarder de plus près, la McCulture est difficile à repérer au royaume de la poutine. À part les quelques mégacomplexes cinématographiques qui poussent ici et là dans les grands centres urbains, la culture de l'Oncle Sam se fait rare. 

          Les Américains ne nous font pas concurrence au théâtre. Certes, il se joue quelques pièces de dramaturges américains de temps en temps dans une de nos salles montréalaises – que ce soit A Streetcar Named Desire de Tennessee Williams ou La Mort d'un commis voyageur d'Arthur Miller –, reste que ce sont des Québécois qui les mettent en scène et qui les jouent ces pièces. Les productions exclusivement américaines présentées au Québec le sont dans le cadre d'événements comme le Festival de Théâtre des Amériques ou le Fringe Festival 
 

 
     « La menace culturelle américaine n'existe pas. Ce n'est qu'un monstre créé de toutes pièces par des artistes et leurs "représentants" pour ne pas avoir à faire face à la concurrence et au marché. » 
 
 
          Même chose du côté de la nouvelle danse. Montréal est l'une des plus importantes plaques tournantes de la danse contemporaine au monde. O Vertigo Danse, La La La Human Steps, Gilles Maheu et Carbone 14, Margie Gillis, Marie Chouinard, pour ne nommer que ceux-là, sont reconnus à travers le globe pour leur travail. Le dernier danseur américain à prendre le monde d'assaut a été John Travolta dans Saturday Night Fever! 

          Que dire de la situation en littérature? Bien sûr les Américains sont présents dans tous les secteurs de l'édition, mais les Québécois aussi! Nous avons nos auteurs de livre de recettes (Daniel Pinard), de self-help books (Guy Corneau) et, bien sûr, de romans (la liste serait trop longue). D'ailleurs, comment se fait-il qu'on ne parle pas de « menace » française dans ce domaine? La popularité d'auteurs français comme Alexandre Jardin et Daniel Pennac n'est-elle pas aussi importante ici que ne l'est celle d'auteurs à succès américains comme Mary Higgins Clark ou John Grisham? 

          Dans un domaine plus populaire comme la télévision, on ne peut pas non plus parler de concurrence démesurée de la part des Américains. Chaque nouvelle publication des cotes d'écoute Nielsen ne fait que confirmer ce que nous savons déjà: les émissions les plus regardées au Québec sont toutes produites ici. Malgré le fait que les signaux de télévisions américaines soient des plus accessibles, les Québécois continuent de regarder religieusement leurs épisodes de Virginie, de La petite vie et du Poing J. 

          Peut-on parler de domination américaine dans le secteur de la musique pop? À part quelques divas vaguement anorexiques et spécialisées dans une musique moelleuse aux mélodies accrocheuses, et quelques chanteurs latinos à la testostérone animée, la pop music américaine est aussi fragmentée qu'ailleurs – donc, inoffensive. Bien sûr, il y a la musique country qui accapare une part importante du marché là-bas, mais ce phénomène demeure insignifiant de ce côté-ci de la frontière alors... S'il y a domination en pop music, elle est anglaise – on n'a qu'à penser à toutes les « British invasions » auxquelles nous avons assisté depuis les Beatles. 

          Domination dans les arts visuels? L'architecture? La photographie? La poésie? Où ça?! 
  
          En fait, à part les gros films d'action – et les trop nombreux drames psychologiques mettant en vedette Julia Roberts et/ou Tom Hanks –, les Américains ne dominent rien. Et encore, quand on parle de domination cinématographique, il faut faire la distinction entre cinéma américain et cinéma hollywoodien. Car, s'il y a quelque chose qui domine quelque part, c'est Hollywood – une culture de masse qui n'a aucun rapport avec la réalité quotidienne américaine (pensons aux films d'action et/ou de science-fiction) et qui vise avant tout, et au même titre que les industries de la voiture ou du micro-ordinateur, un marché mondial.  

          Si la machine hollywoodienne est passée maître dans l'art de produire des longs métrages dont les principales propriétés sont d'éveiller les plus bas instincts du cinéphile pour ensuite lui procurer une bonne dose de gratifications instantanées, qu'on l'accepte et qu'on passe à autre chose. Nous pouvons faire mieux dans d'autres domaines, investissons-y temps et énergies. 

Monstrueuse magouille  
  
          La menace culturelle américaine n'existe pas. Ce n'est qu'un monstre créé de toutes pièces par des artistes et leurs « représentants » pour ne pas avoir à faire face à la concurrence et au marché. Pas de menaces, pas de programmes d'aide, pas de protections spéciales... Le milieu artistique alimente la menace américaine pour une raison: avoir accès aux fonds publics. 

          Cette manoeuvre profite à l'ensemble des artistes, à tous les représentants qui font carrière sur leur dos (unions d'artistes, guildes de musiciens, alliances de ci et de ça...), aux entreprises subventionnées qui oeuvrent dans ce secteur et, bien sûr, aux politiciens qui accroissent leur importance et assoient un peu plus leur emprise à chaque nouvelle intervention. Bref, à tout le monde sauf à ceux et celles à qui on fait constamment les poches. 

          Lorsque les artistes ou leur porte-parole descendent sur la place publique pour alerter la population aux dangers du présumé monstre américain, ils ne visent pas la protection d'une culture québécoise fragilisée ou menacée d'extinction, ils visent avant tout la protection de leur petite magouille.  
  
          Et de toute façon, les monstres, tout le monde sait que ça n'existe pas... 
  
  
1. Serge Marois, « Arts: c'est au tour de l'État à jouer le rôle de mécène », La Presse, 
    7 février 2000, B3.  >> 
 
 
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