Montréal, 8 juillet 2000  /  No 64
 
 
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Olivier Golinvaux est étudiant (DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.
 
À BON DROIT
  
JOSÉ BOVÉ ET LES RÉFLEXES MERCANTILISTES DE LA FRANCE
 
par Olivier Golinvaux
  
  
          Il y a presqu'un an, José Bové et ses amis de la Confédération paysanne entreprenaient le démontage d'un restaurant McDonald's en construction à Millau, dans l'Aveyron (sud de la France). Justifiant cette violation de propriété au nom de la « lutte contre la mal-bouffe et la mondialisation néolibérale », le charismatique M. Bové allait dans les mois qui suivirent devenir une véritable star médiatique. 
          La pantalonnade judiciaire(1) du 30 juin dernier en fut le couronnement. Trente ou 40 000 personnes se sont réunies à Millau pour une grande manifestation de soutien. Le jus fiscal y a coulé à flot, à travers la construction aux frais des contribuables locaux d'infrastructures requises par l'ampleur de l'événement(2). M. Bové a d'ores et déjà annoncé une manifestation encore plus importante pour le mois de septembre s'il venait à être incarcéré. On n'en doute pas un instant... 
  
          Rien de bien étonnant il est vrai, s'agissant d'un pays comme le nôtre, dont la population à l'orée du XXIe siècle s'arc-boute encore très largement sur les vieux réflexes mercantilistes de la France de Colbert et les valeurs qui les accompagnent. Festoyez joyeusement de moult produits de nos terroirs, loyaux sujets! mais courbez l'échine sous le poids de la honte si vous ripaillez de mets barbares et privez ainsi nos campagnes de leurs débouchés « légitimes »! Vos choix leur appartiennent, que diable! Imaginez le délitement de la nation s'il en était autrement! 
  
          Pour mieux comprendre les mobiles à l'origine de cette kermesse, il est nécessaire de revenir quelques instants sur les événement qui précédèrent le fameux « démontage », puis sur le « mouvement anti-mondialisation » qui l'a suivi. 
  
Les enchaînements pervers du « protectionnisme » 
  
          Les médias l'ont rappelé à l'envie ici: c'est la surtaxe américaine – je précise, des hommes de l'État fédéral américain – sur les importations de Roquefort qui a motivé la colère des producteurs français. Cependant, il ne faudrait pas omettre de préciser que cette surtaxe était elle-même une réponse du berger fédéral américain à la bergère proto-fédérale européenne. En effet, les eurocrates avaient manifesté leur opposition aux importations de viande bovine américaine quelque temps auparavant – au nom du fallacieux prétexte d'une « sécurité alimentaire » dont ils revendiquent le monopole de la garantie.  
  
          Cette levée de bouclier face à la barbaque dopée d'outre-Atlantique, n'était pas – Ô hypocrites planificateurs – sans rapport aucun avec les vicissitudes soviétiques du marché européen, lui-même caractérisé par un savant assemblage de subventions et de restrictions – la fameuse vache capotée d'outre-Manche par exemple. À cet égard on relèvera que M. Bové est bien plus réaliste sur le sujet que nombre de pachydermes de la scène politique – je pense notamment au député européen et bras droit du Colbert Gaulliste Charles Pasqua, j'ai nommé M. William Abitbol(3). M. Bové est, par exemple, parfaitement conscient de la faible compétitivité réelle des producteurs français, faiblesse fardée par la poudre aux yeux de la foire aux subventions qu'organise la P.A.C. (politique agricole commune européenne). 
  
          « La France championne du marché mondial, c'est illusoire quand cela n'existe que par l'impôt prélevé sur l'ensemble des citoyens. » 
  
          Exact. Mais nous précisons: le jeu des protections participe lui aussi de cette grande illusion. En effet, posons-nous la question: qui les protections protègent-elles? De quoi? Et contre qui? Les protections sont érigées au bénéfice de certaines personnes, des producteurs. Elles les protègent contre la concurrence de producteurs d'autres pays, c'est-à-dire contre les contrats que des consommateurs vivant sous la coupe du même Léviathan que les protégés pourraient passer avec ces derniers. Or nous parlons d'échanges commerciaux, de contrats, d'actes volontaires: un producteur étranger ne peut en aucune manière contraindre un consommateur à faire affaire avec lui plutôt qu'avec un producteur « local ». En dernière analyse, ces mesures protègent toujours un producteur vivant sous la coupe des hommes de l'État X contre les actes libres d'un consommateur vivant sous la coupe des hommes du même État X. 
  
  
     « Derrière leur accent du terroir et leur profil d'anar, les hommes comme José Bové ne sont en réalité qu'une version high-tech et internationalisante des grands bourgeois quémandeurs de protection de la Monarchie de juillet. » 
 
   
          D'ailleurs, nous ne devrions plus parler de protection et de protectionnisme, mais bien de restriction et de restrictionnisme. Le mot protection a très clairement une connotation défensive décalée qui voile cyniquement ce dont il s'agit réellement: une agression. 
  
          Le restrictionnisme n'est ainsi rien d'autre qu'une atteinte portée au droit de propriété de certains individus au bénéfice d'autres individus. En ce sens, le restrictionnisme participe de la même logique que le captage fiscal, ponction sur les uns pour irriguer les autres. La différence est que le processus cleptocratique se fait différemment: le poste de douane remplace le percepteur. Il s'agit toujours et encore de producteurs qui entendent assurer leurs débouchés non par des contrats volontaires, mais par l'asservissement d'une clientèle captive. Dès lors, le petit jeu des fermetures de frontière pour fermetures de frontière – parfaitement validé par l'OMC, notons-le au passage – revient pour le quémandeur de restriction à presser les hommes de son État de prendre ses compatriotes en otage parce qu'une prise d'otage similaire opérée à l'étranger le prive (illégitimement, je n'en disconviens pas) de débouchés. 
  
          Comment sortir de cette spirale infernale, celle où chaque régulation appelle une nouvelle régulation, celle où chaque mesure de rétorsion « commerciale » en appelle une autre en retour? José Bové nous propose une solution toute française quant à son inspiration: il ne faut pas en sortir du tout! Et dès lors pousser l'erreur à son terme logique, c'est-à-dire la centralisation complète. 
  
          « Il faut absolument une Cour d'Appel internationale face à l'OMC, pour défendre les droits des citoyens et des États, actuellement bafoués par l'OMC. »  
  
La fuite dans la centralisation: vers un bureau mondial de la restriction 
  
          Les slogans des amis de M. Bové ne doivent pas nous abuser. Nombre d'opposants à la mondialisation sont en réalité loin d'être autant en opposition avec elle qu'il n'y paraît, du moins avec une certaine forme de mondialisation comme je vais l'expliquer. Oh! bien sûr, soyez certains que les plus intégristes d'entre eux seraient prêts à mourir ensevelis sous dix tonnes de bleu des causses plutôt que de céder le passage douanier à une bouchée de hamburger préparé de vache barbare et de soja non réglementaire. Mais déjà leur leader conjecture sur des tactiques plus raffinées. En fin stratège politique, José Bové a bien compris que son combat impliquait d'orienter le mouvement restrictionniste vers les moyens les plus aptes à servir ses fins. Or il est clair qu'en cette fin de vingtième siècle, ces moyens ne passent plus par la citadelle autocratique du seul contre tous. 
  
          Praxis disait Lénine, versons une larme nostalgique sur les usines à gaz national-restrictionnistes d'antan … et passons à la suivante; adaptons-nous aux circonstances, soyons « de notre temps ». Et il n'est nul besoin d'être Machiavel pour se rendre compte que dans le contexte politique et économique actuel, très internationalisé, une revendication politique d'ampleur comme l'est le restrictionnisme doit se hisser à des hauteurs nouvelles, elles-mêmes internationales. Impossible d'y échapper si l'on tient compte du fait que les échanges sont internationaux et que les quémandeurs de restrictions ne manquent pas d'agir aux quatre coins du globe auprès de leurs bureaucraties mercantilistes respectives. Il s'agit alors d'aller frapper à la bonne porte, afin d'obtenir une protection plus efficace et plus durable; peu importe si l'on doit monter les étages. 
  
          Les restrictionnistes – et M. Bové tout particulièrement – ont déjà bien compris les fonctions de bureau des restrictions que peuvent jouer les institutions de l'Union Européenne, rempart contre le reste du monde. Ainsi, pour le leader de la Confédération paysanne, « on ne peut pas se replier sur l'hexagone, le combat doit être mené au niveau de l'Europe. (...) Pour bâtir des contre-pouvoirs efficaces, il faut des réponses de même niveau. » Ils ont également fait l'expérience des mêmes institutions jouant le rôle – sur le plan intra-européen cette fois, de bureau d'octroi des permis de restreindre. Et il suffit d'écouter M. Bové pour se convaincre que les restrictionnistes ont d'ores et déjà compris que les institutions mondiales telles l'OMC pourraient remplir un tel rôle, en clair celui d'un bureau mondial des permis de restreindre. D'ailleurs, un tel organisme politique ne peut pas être autre chose, à bien le prendre; rien d'autre qu'un forum politique où chacun vient avec ses consommateurs-otages sous le bras, une véritable bourse des rapports de force.  
  
          Il est à prévoir que les restrictionnistes vont les uns après les autres troquer l'étendard du nationalisme pour celui d'une certaine mondialisation. Derrière les slogans « mondialisation à visage humain », « mondialisation équilibrée », « mondialisation citoyenne », il y a bien une revendication de mondialisation de la restriction. 
  
          L'idée de M. Bové d'une « Cour d'Appel internationale face à l'OMC » et de « remettre du droit international face au marché » est l'aboutissement logique de cette fuite dans la centralisation. Le marché est mondial? Régulons le marché par une bureaucratie mondiale! Sommes-nous insatisfaits du rapport de force qu'organise la bureaucratie mondiale? Instituons une autorité judiciaire mondiale! Et après? Je sens venir l'assemblée plénière de l'ONU, n'est-il pas? Et si cela ne devait suffire? Ma foi! Il ne reste plus qu'à appeler un prêtre pour qu'il intercède auprès du Tout-Puissant en notre faveur(4)...  
  
          La leçon que l'on pourrait tirer de l'affaire Bové est bien celle-ci: l'alternative véritable n'est pas – ou n'est plus – entre « protectionnisme » national(5) et mondialisation, mais bien entre mondialisation politique et mondialisation économique (voir À BAS L'OMC, VIVE LE LIBRE-ÉCHANGE! et MENACÉS PAR LA MONDIALISATION?, le QL, no 54), entre politiques commerciales d'où qu'elles viennent et marché non entravé. Derrière leur accent du terroir et leur profil d'anar, les hommes comme José Bové ne sont en réalité qu'une version high-tech et internationalisante des grands bourgeois quémandeurs de protection de la Monarchie de juillet. 
 
 
1. M. Bové a été condamné à dix mois de prison dont neuf avec sursis assorti d'une « mise à l'épreuve ». Le jugement a été mis en délibéré jusqu'au 13 septembre. Je tiens à préciser, quoi que je puisse penser de M. Bové par ailleurs, qu'en aucune manière je ne cautionne ce genre de décision de « justice ». La violation de propriété dont M. Bové s'est rendu coupable aurait du être réparée par une indemnité proportionnée au dommage versée à M. Marc Dehani, le franchisé McDonald's, point final.  >>
2. La Mairie n'a officiellement pris en charge que le coût des infrastructures « réutilisables ». Une telle affirmation devrait faire frémir les contribuables locaux car cela signifie soit 1) qu'ils ont été privés jusqu'ici d'équipements dont ils avaient un grand besoin, au point de les utiliser très fréquemment, ou 2) que le politico-granguignolesque a tellement le vent en poupe dans la région qu'il lui faut un chapiteau permanent.  >>
3. M. Abitbol, pour lequel « José Bové est un souverainiste qui s'ignore » – joliment dit, au passage – étalait sa science dans l'édition du Monde (électronique) du 17-11-1999: « Seules les nations peuvent garantir la santé et l'alimentation des gens. » Quand on sait ce que ce genre de personnage entend par nation...  >>
4. Les hordes de coupes-jarrets, commençant directement par là, évitaient donc de bien coûteux et ridicules détours.  >>
5. Les contradictions protectionnistes ne datent pas d'hier, comme le montre ce petit portrait sarcastique datant d'un siècle et demi: « Être indépendant de l'étranger, c'est le thème favori de l'aristocratie. Mais qu'est-il donc ce grand seigneur, cet avocat de l'indépendance nationale, cet ennemi de toute dépendance étrangère? Examinons sa vie. Voilà un cuisinier français qui prépare le dîner pour le maître, et un valet suisse qui apprête le maître pour le dîner – Mylady qui accepte sa main est toute resplendissante de perles, qu'on ne trouve jamais dans les huîtres britanniques, et la plume qui flotte sur sa tête ne fît jamais partie de la queue d'un dindon anglais. Les viandes de sa table viennent de la Belgique, ses vins du Rhin ou du Rhône. Il repose sa vue sur des fleurs venues de l'Amérique du Sud, et il gratifie son odorat de la fumée d'une feuille venue de l'Amérique du Nord. Son cheval favori est d'origine arabe, et son chien de la race de Saint-Bernard. Sa galerie est riche de tableaux flamands et de statues grecques – veut-il se distraire? Il va entendre des chanteurs italiens, vociférant de la musique allemande, le tout suivi d'un ballet français. S'élève-t-il aux honneurs judiciaires? L'hermine qui décore ses épaules n'avait jamais figuré jusque-là sur le dos d'une bête britannique – son esprit même est une bigarrure de contributions exotiques. Sa philosophie et sa poésie viennent de Grèce et de Rome; sa géométrie d'Alexandrie; son arithmétique d'Arabie, et sa religion de Palestine. Dès son berceau, il pressa ses dents naissantes sur du corail de l'Océan indien; et lorsqu'il mourra, le marbre de Carare surmontera sa tombe... Et voilà l'homme qui dit: "Soyons indépendants de l'étranger!" » W.J. Fox, Meeting de l'Anti Corn Law League du 26-1-1844. (Cité dans Cobden et la Ligue de Frédéric Bastiat, p.182.)  >>
 
 
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