La pantalonnade judiciaire(1)
du 30 juin dernier en fut le couronnement. Trente ou 40 000
personnes se sont réunies à Millau pour une grande manifestation
de soutien. Le jus fiscal y a coulé à flot, à travers
la construction aux frais des contribuables locaux d'infrastructures requises
par l'ampleur de l'événement(2).
M. Bové a d'ores et déjà annoncé
une manifestation encore plus importante pour le mois de septembre s'il
venait à être incarcéré. On n'en doute pas un
instant...
Rien de bien étonnant il est vrai, s'agissant d'un pays comme le
nôtre, dont la population à l'orée du XXIe siècle
s'arc-boute encore très largement sur les vieux réflexes
mercantilistes de la France de Colbert et les valeurs qui les accompagnent.
Festoyez joyeusement de moult produits de nos terroirs, loyaux sujets!
mais courbez l'échine sous le poids de la honte si vous ripaillez
de mets barbares et privez ainsi nos campagnes de leurs débouchés
« légitimes »! Vos choix leur appartiennent,
que diable! Imaginez le délitement de la nation s'il en était
autrement!
Pour mieux comprendre les mobiles à l'origine de cette kermesse,
il est nécessaire de revenir quelques instants sur les événement
qui précédèrent le fameux « démontage
», puis sur le « mouvement anti-mondialisation
» qui l'a suivi.
Les
enchaînements pervers du « protectionnisme »
Les médias l'ont rappelé à l'envie ici: c'est la surtaxe
américaine – je précise, des hommes de l'État fédéral
américain – sur les importations de Roquefort qui a motivé
la colère des producteurs français. Cependant, il ne faudrait
pas omettre de préciser que cette surtaxe était elle-même
une réponse du berger fédéral américain à
la bergère proto-fédérale européenne. En effet,
les eurocrates avaient manifesté leur opposition aux importations
de viande bovine américaine quelque temps auparavant – au nom du
fallacieux prétexte d'une « sécurité
alimentaire » dont ils revendiquent le monopole de la
garantie.
Cette levée de bouclier face à la barbaque dopée d'outre-Atlantique,
n'était pas – Ô hypocrites planificateurs – sans rapport aucun
avec les vicissitudes soviétiques du marché européen,
lui-même caractérisé par un savant assemblage de subventions
et de restrictions – la fameuse vache capotée d'outre-Manche par
exemple. À cet égard on relèvera que M. Bové
est bien plus réaliste sur le sujet que nombre de pachydermes de
la scène politique – je pense notamment au député
européen et bras droit du Colbert Gaulliste Charles Pasqua, j'ai
nommé M. William Abitbol(3).
M. Bové est, par exemple, parfaitement conscient de
la faible compétitivité réelle des producteurs français,
faiblesse fardée par la poudre aux yeux de la foire aux subventions
qu'organise la P.A.C. (politique agricole commune européenne).
« La France championne du marché mondial, c'est
illusoire quand cela n'existe que par l'impôt prélevé
sur l'ensemble des citoyens. »
Exact. Mais nous précisons: le jeu des protections participe lui
aussi de cette grande illusion. En effet, posons-nous la question: qui
les protections protègent-elles? De quoi? Et contre qui?
Les protections sont érigées au bénéfice de
certaines personnes, des producteurs. Elles les protègent
contre la concurrence de producteurs d'autres pays, c'est-à-dire
contre les contrats que des consommateurs vivant sous la coupe du
même Léviathan que les protégés pourraient passer
avec ces derniers. Or nous parlons d'échanges commerciaux, de contrats,
d'actes volontaires: un producteur étranger ne peut en aucune manière
contraindre un consommateur à faire affaire avec lui plutôt
qu'avec un producteur « local ». En dernière
analyse, ces mesures protègent toujours un producteur vivant
sous la coupe des hommes de l'État X contre les actes libres d'un
consommateur vivant sous la coupe des hommes du même État
X.
« Derrière leur accent du terroir et leur profil d'anar,
les hommes comme José Bové ne sont en réalité
qu'une version high-tech et internationalisante des grands bourgeois quémandeurs
de protection de la Monarchie de juillet. »
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D'ailleurs, nous ne devrions plus parler de protection et de protectionnisme,
mais bien de restriction et de restrictionnisme. Le mot protection a très
clairement une connotation défensive décalée qui voile
cyniquement ce dont il s'agit réellement: une agression.
Le restrictionnisme n'est ainsi rien d'autre qu'une atteinte portée
au droit de propriété de certains individus au bénéfice
d'autres individus. En ce sens, le restrictionnisme participe de la même
logique que le captage fiscal, ponction sur les uns pour irriguer les autres.
La différence est que le processus cleptocratique se fait différemment:
le poste de douane remplace le percepteur. Il s'agit toujours et encore
de producteurs qui entendent assurer leurs débouchés non
par des contrats volontaires, mais par l'asservissement d'une clientèle
captive. Dès lors, le petit jeu des fermetures de frontière
pour fermetures de frontière – parfaitement validé par l'OMC,
notons-le au passage – revient pour le quémandeur de restriction
à presser les hommes de son État de prendre ses compatriotes
en otage parce qu'une prise d'otage similaire opérée à
l'étranger le prive (illégitimement, je n'en disconviens
pas) de débouchés.
Comment sortir de cette spirale infernale, celle où chaque régulation
appelle une nouvelle régulation, celle où chaque mesure de
rétorsion « commerciale » en appelle une
autre en retour? José Bové nous propose une
solution toute française quant à son inspiration: il ne faut
pas en sortir du tout! Et dès lors pousser l'erreur à son
terme logique, c'est-à-dire la centralisation complète.
« Il faut absolument une Cour d'Appel internationale
face à l'OMC, pour défendre les droits des citoyens et des
États, actuellement bafoués par l'OMC. »
La
fuite dans la centralisation: vers un bureau mondial de la restriction
Les slogans des amis de M. Bové ne doivent pas nous abuser. Nombre
d'opposants à la mondialisation sont en réalité loin
d'être autant en opposition avec elle qu'il n'y paraît, du
moins avec une certaine forme de mondialisation comme je vais l'expliquer.
Oh! bien sûr, soyez certains que les plus intégristes d'entre
eux seraient prêts à mourir ensevelis sous dix tonnes de bleu
des causses plutôt que de céder le passage douanier à
une bouchée de hamburger préparé de vache barbare
et de soja non réglementaire. Mais déjà leur leader
conjecture sur des tactiques plus raffinées. En fin stratège
politique, José Bové a bien compris que son combat impliquait
d'orienter le mouvement restrictionniste vers les moyens les plus aptes
à servir ses fins. Or il est clair qu'en cette fin de vingtième
siècle, ces moyens ne passent plus par la citadelle autocratique
du seul contre tous.
Praxis disait Lénine, versons une larme nostalgique sur les
usines à gaz national-restrictionnistes d'antan … et passons à
la suivante; adaptons-nous aux circonstances, soyons « de
notre temps ». Et il n'est nul besoin d'être Machiavel
pour se rendre compte que dans le contexte politique et économique
actuel, très internationalisé, une revendication politique
d'ampleur comme l'est le restrictionnisme doit se hisser à des hauteurs
nouvelles, elles-mêmes internationales. Impossible d'y échapper
si l'on tient compte du fait que les échanges sont internationaux
et que les quémandeurs de restrictions ne manquent pas d'agir aux
quatre coins du globe auprès de leurs bureaucraties mercantilistes
respectives. Il s'agit alors d'aller frapper à la bonne porte, afin
d'obtenir une protection plus efficace et plus durable; peu importe si
l'on doit monter les étages.
Les restrictionnistes – et M. Bové tout particulièrement
– ont déjà bien compris les fonctions de bureau des restrictions
que peuvent jouer les institutions de l'Union Européenne, rempart
contre le reste du monde. Ainsi, pour le leader de la Confédération
paysanne, « on ne peut pas se replier sur l'hexagone,
le combat doit être mené au niveau de l'Europe. (...) Pour
bâtir des contre-pouvoirs efficaces, il faut des réponses
de même niveau. » Ils ont également fait
l'expérience des mêmes institutions jouant le rôle –
sur le plan intra-européen cette fois, de bureau d'octroi des
permis de restreindre. Et il suffit d'écouter M. Bové
pour se convaincre que les restrictionnistes ont d'ores et déjà
compris que les institutions mondiales telles l'OMC pourraient remplir
un tel rôle, en clair celui d'un bureau mondial des permis de
restreindre. D'ailleurs, un tel organisme politique ne peut pas être
autre chose, à bien le prendre; rien d'autre qu'un forum politique
où chacun vient avec ses consommateurs-otages sous le bras, une
véritable bourse des rapports de force.
Il est à prévoir que les restrictionnistes vont les uns après
les autres troquer l'étendard du nationalisme pour celui d'une certaine
mondialisation. Derrière les slogans « mondialisation
à visage humain », « mondialisation
équilibrée », « mondialisation
citoyenne », il y a bien une revendication de mondialisation
de la restriction.
L'idée de M. Bové d'une « Cour d'Appel
internationale face à l'OMC » et de «
remettre du droit international face au marché »
est l'aboutissement logique de cette fuite dans la centralisation. Le marché
est mondial? Régulons le marché par une bureaucratie mondiale!
Sommes-nous insatisfaits du rapport de force qu'organise la bureaucratie
mondiale? Instituons une autorité judiciaire mondiale! Et après?
Je sens venir l'assemblée plénière de l'ONU, n'est-il
pas? Et si cela ne devait suffire? Ma foi! Il ne reste plus qu'à
appeler un prêtre pour qu'il intercède auprès du Tout-Puissant
en notre faveur(4)...
La leçon que l'on pourrait tirer de l'affaire Bové est bien
celle-ci: l'alternative véritable n'est pas – ou n'est plus – entre
« protectionnisme » national(5)
et mondialisation, mais bien entre mondialisation politique et mondialisation
économique (voir À
BAS L'OMC, VIVE LE LIBRE-ÉCHANGE! et MENACÉS
PAR LA MONDIALISATION?, le QL, no
54), entre politiques commerciales d'où qu'elles viennent et
marché non entravé. Derrière leur accent du terroir
et leur profil d'anar, les hommes comme José Bové ne sont
en réalité qu'une version high-tech et internationalisante
des grands bourgeois quémandeurs de protection de la Monarchie de
juillet.
1.
M. Bové a été condamné à dix mois de
prison dont neuf avec sursis assorti d'une « mise à
l'épreuve ». Le jugement a été
mis en délibéré jusqu'au 13 septembre. Je tiens à
préciser, quoi que je puisse penser de M. Bové par ailleurs,
qu'en aucune manière je ne cautionne ce genre de décision
de « justice ». La violation de propriété
dont M. Bové s'est rendu coupable aurait du être réparée
par une indemnité proportionnée au dommage versée
à M. Marc Dehani, le franchisé McDonald's, point final.
>> |
2.
La Mairie n'a officiellement pris en charge que le coût des infrastructures
« réutilisables ». Une telle affirmation
devrait faire frémir les contribuables locaux car cela signifie
soit 1) qu'ils ont été privés jusqu'ici d'équipements
dont ils avaient un grand besoin, au point de les utiliser très
fréquemment, ou 2) que le politico-granguignolesque a tellement
le vent en poupe dans la région qu'il lui faut un chapiteau permanent.
>> |
3.
M. Abitbol, pour lequel « José Bové est
un souverainiste qui s'ignore » – joliment dit, au passage
– étalait sa science dans l'édition du Monde (électronique)
du 17-11-1999: « Seules les nations peuvent garantir
la santé et l'alimentation des gens. » Quand
on sait ce que ce genre de personnage entend par nation... >> |
4.
Les hordes de coupes-jarrets, commençant directement par là,
évitaient donc de bien coûteux et ridicules détours.
>> |
5.
Les contradictions protectionnistes ne datent pas d'hier, comme le montre
ce petit portrait sarcastique datant d'un siècle et demi: «
Être indépendant de l'étranger, c'est le thème
favori de l'aristocratie. Mais qu'est-il donc ce grand seigneur, cet avocat
de l'indépendance nationale, cet ennemi de toute dépendance
étrangère? Examinons sa vie. Voilà un cuisinier français
qui prépare le dîner pour le maître, et un valet
suisse qui apprête le maître pour le dîner – Mylady
qui accepte sa main est toute resplendissante de perles, qu'on ne trouve
jamais dans les huîtres britanniques, et la plume qui flotte sur
sa tête ne fît jamais partie de la queue d'un dindon anglais.
Les viandes de sa table viennent de la Belgique, ses vins du Rhin
ou du Rhône. Il repose sa vue sur des fleurs venues de
l'Amérique du Sud, et il gratifie son odorat de la fumée
d'une feuille venue de l'Amérique du Nord. Son cheval favori
est d'origine arabe, et son chien de la race de Saint-Bernard. Sa
galerie est riche de tableaux flamands et de statues grecques
– veut-il se distraire? Il va entendre des chanteurs italiens,
vociférant de la musique allemande, le tout suivi d'un ballet
français. S'élève-t-il aux honneurs judiciaires?
L'hermine qui décore ses épaules n'avait jamais figuré
jusque-là sur le dos d'une bête britannique – son esprit même
est une bigarrure de contributions exotiques. Sa philosophie et sa poésie
viennent de Grèce et de Rome; sa géométrie
d'Alexandrie; son arithmétique d'Arabie, et sa religion
de Palestine. Dès son berceau, il pressa ses dents naissantes
sur du corail de l'Océan indien; et lorsqu'il mourra, le
marbre de Carare surmontera sa tombe... Et voilà l'homme
qui dit: "Soyons indépendants de l'étranger!"
» W.J. Fox, Meeting de l'Anti Corn Law League du 26-1-1844.
(Cité dans Cobden et la Ligue de Frédéric Bastiat,
p.182.) >> |
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