Montréal, 5 août 2000  /  No 65
 
 
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Pierre Desrochers est Senior Research Fellow (Urban Studies) à l'Institute for Policy Studies de l'Université Johns Hopkins à Baltimore. 
 
LE MARCHÉ LIBRE
  
LA FIN DU TRAVAIL, UNE ABSURDITÉ
(seconde partie)
 
par Pierre Desrochers
  
  
          J'ai rappelé brièvement dans ma chronique précédente (voir la première partie, le QL, no 64) l'argumentation des tenants du chômage technique. L'ennui pour ces alarmistes, c'est que si les nouvelles techniques créaient vraiment du chômage, le rapport entre la population active et la population inactive serait l'inverse de ce qu'il est actuellement. Pourquoi les Jeremy Rifkin de ce monde ont-ils donc toujours eu tort sur toute la ligne?
 
          L'erreur fondamentale des tenants de la « fin du travail » est qu'ils observent seulement la diminution du nombre de travailleurs entraînée par l'introduction d'une machine en un lieu donné et qu'ils ne s'attardent pas à ses effets secondaires. Si l'on adopte une perspective plus large, on observe immanquablement trois phénomènes: 1) une demande accrue de travail pour produire les nouvelles machines; 2) l'extension du marché, car les nouvelles technologies permettent ultimement de diminuer le prix de vente des produits, ce qui laissent plus d'argent dans la poche des consommateurs; 3) l'apparition de nouvelles activités répondant à de nouveaux besoins.  
  
Les retombées secondaires du progrès technique 
  
          Imaginons le cas d'un manufacturier qui introduit une nouvelle machine lui permettant de produire des manteaux en utilisant deux fois moins de travailleurs. Dans le pire scénario, on crée des emplois pour produire les nouvelles machines, mais il est entendu que l'on n'en crée pas autant que l'on en a perdu. Le manufacturier, en homme d'affaires averti, n'aurait toutefois pas acheté les nouvelles machines si elles ne lui permettaient pas d'économiser de l'argent. S'il vend ses manteaux au même prix, il fera des profits plus intéressants une fois qu'il aura remboursé le coût de sa machine. Il peut alors faire trois chose de ses revenus: 1) réinvestir cet argent pour agrandir son usine et produire davantage de manteaux; 2) investir dans de nouvelles activités; 3) augmenter sa consommation. 
  
          Le manufacturier opère toutefois dans une économie de marché concurrentielle, ce qui veut dire que ses compétiteurs adoptent rapidement les nouvelles méthodes de production. Une fois que l'ensemble des producteurs dans le domaine ont adopté les nouvelles techniques, le prix des manteaux chute de façon considérable, ce qui permet au reste de la population de mieux se vêtir, ou alors de se vêtir à moindre coût. Les consommateurs disposent aussi d'un pouvoir d'achat accru, ce qui faIt que la demande pour d'autres produits augmente, créant par le fait même plusieurs nouveaux emplois. 
  
  
     « Comme le démontre toutes les études historiques et contemporaines sérieuses, il y a toujours plus d'emplois après l'introduction des nouvelles techniques qu'auparavant. » 
 
  
          Au bout du compte, comme le démontrent toutes les études historiques et contemporaines sérieuses, il y a toujours plus d'emplois après l'introduction des nouvelles techniques qu'auparavant. Une autre facette intéressante de la dynamique du progrès technique, c'est que les pertes d'emplois dans les entreprises novatrices sont assez rares, car les entrepreneurs et les gestionnaires qui introduisent des machines réduisant les besoins en main-d'oeuvre trouvent souvent de nouveaux marchés pour leur production et créent alors de nouveaux emplois à l'interne, que ce soit dans la recherche, la production, l'entretien, la vente, la distribution, etc.(1). 
  
Le discours optimiste 
  
          Les pionniers de la science économique étaient bien conscients de ces processus. L'économiste libéral français Jean-Baptiste Say écrit ainsi au début du dix-neuvième siècle que « le service des machines n'est funeste à la classe des ouvriers qu'à l'époque où l'on commence à se servir d'une nouvelle machine; car l'expérience nous apprend que les pays où l'on fait le plus d'usage des machines, sont ceux où l'on occupe le plus d'ouvriers. »(2) 
  
          De même, Robert Thomas Malthus, dont les écrits sur le sujet sont bien meilleurs que sa vision apocalyptique de la surpopulation de la planète, ajoute à la même époque: « Aussitôt qu'une machine est inventée, qui, en épargnant la main-d'oeuvre, fournit des produits à un prix plus bas qu'auparavant, l'effet le plus ordinaire qui se manifeste, c'est une extension de la demande, pour des objets, qui, par leur bon marché, sont mis à la portée d'un plus grand nombre d'acheteurs; et cette extension est telle que la valeur de la masse des objets fabriqués par ces nouvelles machines surpasse de beaucoup celle des produits qui étaient manufacturés auparavant. »(3) 
  
          Au début du siècle, l'économiste John Bates Clark fait le même constat: « As progess closes one field of employment it opens others, and it has come about that after a century and a quarter of brilliant invention and of rapid and general substitution of machine work for handwork, there is no larger proportion of the laboring population in idleness now than there was at the beginning of the period. »(4) 
  
          L'argumentation des tenants du progrès technique a donc toujours été vérifiée par les faits. Je crois toutefois que les auteurs s'étant intéressé au sujet n'ont pas suffisamment insisté sur la dynamique du changement technique. Les alarmistes ont donc toujours la partie belle pour prédire que les leçons du passé ne s'appliquent plus en raison du caractère « révolutionnaire » des nouvelles techniques qui fait que « rien ne sera jamais plus comme avant ». Or comme je l'ai souligné à quelques reprises dans des chroniques précédentes, les processus novateurs sont toujours les mêmes car indépendamment du lieu ou de l'époque, les inventeurs résolvent des problèmes en combinant des choses qui existent déjà. Et quiconque s'intéresse au monde de l'invention réalise rapidement que les problèmes et les nouvelles idées ne manquent pas...  
  
  
1. Voir notamment D. Hoke, Ingenious Yankees: The Rise of the American System of Manufactures in the Private Sector, New York: Columbia University Press, 1990 et P.N. O'Farrel et R.P. Oakey, « The Employment and Skill Implications of the Adoption of New Technology: A Comparison of Small Engineering Firms in Core and Peripheral Regions », Urban Studies 30 (3), p. 507-526, 1993.  >>
2. Cité par Antoine Cassan, « L'invention française du libéralisme », L'esprit libre 14, p. 13-14, 1996.  >>
3. Cité par A. Sauvy, La machine et le chômage, Paris: Dunod, 1980.  >>
4. Cité par  E. Fano, « A Wastage of Men: Technological Progress and Unemployment in the United States », Technology and Culture 32 (2), p. 264-292, 1991.  >>
  
  
Suggestions de lecture:  
  
Le lecteur voulant consulter quelques écrits sensés sur la problématique du chômage technique est invité à lire les ouvrages suivants: 
Bruce Bartlett, « Is Industrial Innovation Destroying Jobs? », Cato Journal 4 (2), p. 625-643, 1984. 
Henry Hazlitt, Economics in One Lesson, New York: Crown Trade Paperback, 1946/1979. 
Mauricio Rojas, Millenium Doom: Fallacies about the End of Work, London, The Social Market Foundation, 1999 (voir un article sur le sujet sur le site du Timbro et une recension de l'ouvrage par Jorg Guido Hulsman dans le Quarterly Journal of Austrian Economics vol. 3, no. 1 (à paraître).
  
  
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