Montréal, 5 août 2000  /  No 65
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE:
UNE AFFAIRE DE GROS SOUS?
 
par Gilles Guénette
  
  
         La juge américaine Marilyn Hall Patel est entrée dans l'histoire le mois dernier lorsqu'elle a émis une injonction forçant la fermeture de Napster, le site internet qui permet à ses utilisateurs d'échanger gratuitement des fichiers de format MP3. Accusé d'avoir facilité la violation des droits d'auteurs, Napster a obtenu un sursis à quelques heures de sa fermeture, le temps d'en appeler. À l'origine de tout ce brouhaha se trouvent encore une fois la RIAA (Recording Industry Association of America) qui regroupe les plus importantes maisons de disques au monde et quelques MégaStars du monde de la musique en perte de contrôle sur leur produit (voir NAPSTER / MP3 VS RIAA & METALLICA, le QL, no 62). Cette façon de repousser le progrès est des plus prévisibles...
 
L'art de réinventer la roue 

          Depuis que la loi sur la propriété intellectuelle existe, des entrepreneurs y ont recours pour protéger leur secteur de la concurrence. « Nearly 100 years ago, music publishers filed a copyright law suit to stop the manufacture of piano rolls, on the ground that they would undercut sales of music sheets. »(1) En cour suprême, les éditeurs de musique ont perdu en réussissant toutefois à faire amender la loi de façon à forcer les fabricants de rouleaux musicaux – et du tout nouveau phonographe – à payer de substantielles royautés. 

          Une vingtaine d'années plus tard, ces mêmes éditeurs poursuivaient des stations de radio pour qu'elles aussi payent des royautés sur les pièces diffusées. Les responsables des stations affirmaient à l'époque que leurs programmes étaient gratuits et qu'ils favorisaient la vente de feuilles de musique. Comme on le sait, les radios payent aujourd'hui des royautés sur le matériel qu'elles utilisent. 

          Lorsque les cassettes audio et plus tard les cassettes vidéo ont fait leur apparition sur le marché, les majors du cinéma et de la musique ont aussi sursauté. « Ces nouveaux supports vont tuer notre industrie en permettant à tous et chacun de copier disques et films pour ensuite se les échanger et/ou les revendre », se sont-ils écriés. Aujourd'hui, les cassettes audio sont en voie de disparition et Hollywood fait le gros de son argent avec la vente et la location de vidéocassettes.  

          On le voit, les gros joueurs ont toujours le même réflexe lorsqu'un nouveau support fait son apparition: ils tentent de le faire disparaître. Parce qu'ils ne le peuvent pas, ils se tournent immanquablement vers l'État, question de convaincre quelques politiciens d'intervenir et imposer une nouvelle taxe ou adopter un quelconque décret (voir ON CONNAÎT LA CHANSON II, le QL, no 28). Mais, ils finissent toujours par adopter le nouveau support et ultimement à en bénéficier. Alors quand les gens de la RIAA crient que Napster et ses semblables sont en train de tuer l'industrie du disque, il faut en prendre et en laisser. 

Mordre la main qui nous nourrit 

          Réalisée au mois de mai dernier auprès de 1,415 Canadiens (de 12 ans et +), la 3e édition de l'étude In the Name of Cool du Solutions Research Group révèle que 73% des internautes qui utilisent les services de Napster au pays ont acheté quatre disques compacts ou plus au cours des six derniers mois (comparativement à une moyenne de 49% pour les non-internautes) et qu'ils ont consacré environ 2.8 heures par jour à l'écoute de musique (comparativement à une moyenne de 2.1 heures dans le reste de la population). 

          « Most early adopters of Napster in Canada are passionate music fans – they score right off the scale on virtually every measure of interest in music. They are above-average music buyers – and many are influencers who turn their friends onto their favourite new songs and artists. »(2) Le directeur de recherche pour l'étude, Kaan Yigit, est catégorique: « Suing the fans sends the wrong message – does the industry itself really want to punish these loyal fans who also serve as their greatest promoters? » 

          Les internautes qui fréquentent les sites d'échanges sont avant tout des passionnés de musique et de loyaux fans. Ils se sont approprié le médium, l'utilisent sur une base quotidienne et ont une grande influence sur leur entourage immédiat. En poursuivant les propriétaires de sites comme Napster, Gnutella ou MP3.com sous prétexte qu'ils encouragent le piratage, les maisons de disques ne réussissent qu'à se mettre à dos ces clients potentiels (plusieurs pétitions, dont la Boycott-RIAA qui invite les consommateurs à boycotter les produits que représente la RIAA, circulent déjà sur le net). Au lieu d'avoir recours à de telles tactiques de marketing, elles devraient s'interroger sur les causes profondes de cette nouvelle tendance. 
 

 
     « The music industry has to wake up and recognize that the one-hit, 15-song CD isn't working anymore. The music buyer wants choice, and if the industry doesn't provide that choice, they'll explore the options that technology provides. » 
 
 
          Selon Edward Skira, consultant pour l'étude In the Name of Cool, « The widespread use of Napster points to a need for the music industry to rethink its business model. The music industry has to wake up and recognize that the one-hit, 15-song CD isn't working anymore. The music buyer wants choice, and if the industry doesn't provide that choice, they'll explore the options that technology provides. » Plutôt que de combattre le futur, l'industrie doit s'adapter aux goûts changeants du consommateur. 

          D'ailleurs, les statistiques sur les ventes de disques compacts font mentir les propos alarmistes de ceux qui soutiennent que la popularité des MP3 a une incidence négative sur l'industrie: les chiffres démontrent que les ventes sont à la hausse aux États-Unis depuis le début de l'année. Le seul secteur qui semble être touché par le phénomène MP3 est celui du hip hop parce qu'il s'adresse à une clientèle jeune et sans le sou. Tous les autres secteurs se portent bien. 

L'avenir est incertain 

          Nous dirigeons-nous vers un univers où les produits culturels seront gratuits – les artistes faisant leur argent ailleurs? Ou sommes-nous en train de créer un monde dans lequel les échanges de produits culturels sont compliqués et hyper réglementés? Dur de prédire l'avenir. Pour l'instant, avec les possibilités grandissantes d'échange et de copiage qu'offre internet, les créateurs et leurs nombreux représentants se font de plus en plus entendre. Déjà, ils fourbissent leurs armes, s'organisent et revendiquent différentes formes de compensations. 

          Ainsi, dans la foulée du jugement Patel, la SOCAN (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) et la CRIA (Association de l'industrie canadienne de l'enregistrement) réclament que les établissements commerciaux (tels les bars, les magasins et les restaurants) qui diffusent la musique de stations de radio soient tenus, au même titre que ces dernières, de payer des royautés – présentement ce sont les radios qui payent les royautés sur les pièces qu'elles diffusent, leurs auditeurs étant considérés comme des « utilisateurs secondaires ».(3) Idem lorsque ces mêmes établissements diffusent de la musique à partir de cassettes de ou compacts disques.  

          Ce genre de réglementations, s'il n'entraîne pas une diminution de l'offre culturelle (plus d'espaces silencieux dans les centre-villes des grandes cités – ce qui n'est pas nécessairement une mauvaise chose... mais bon), entraînera très certainement une hausse des coûts pour le consommateur. À qui pensez-vous que le commerçant va refiler la facture pour les royautés à payer? Eh oui! Et où cela s'arrête-t-il? En serons-nous bientôt réduits à taxer nos amis lorsqu'ils viennent souper à la maison et qu'on a le malheur de leur faire écouter un disque? Hmm... 

Dans le vrai monde 

          On le voit, la question des droits d'auteurs en est une des plus délicates – difficile de faire le tour et de trancher d'un côté ou de l'autre dans le cadre d'un petit article. Disons pour l'instant que les créateurs et leurs représentants (qu'ils soient d'associations ou d'entreprises cotées en bourse) ont intérêt à travailler avec ceux qui créent les nouvelles technologies et non contre eux. Et qu'une éventuelle fermeture de Napster ne donnerait rien à court, moyen ou long terme – les internautes qui fréquentent l'endroit se tourneraient simplement vers d'autres alternatives (Gnutella, Freenet, CuteMX, Scour.com, etc.) pour continuer de télécharger leurs chansons préférées.  

          De plus, la configuration du net rend la répression à toute fin impossible. Les échanges de fichiers ne se font plus à partir d'un point central et facilement repérable comme c'était le cas auparavant. Depuis l'arrivée de Napster, ils se font d'un internaute à un autre (peer-to-peer). La nouvelle génération de sites d'échanges – et les prochaines – ont un net avantage sur la première: ils ne stockent pas de fichiers. Les MP3 sont entreposés sur les disques durs des utilisateurs. Et à moins de localiser chaque internaute « délinquant » et de le poursuivre personnellement – ce qui impliquerait un investissement plus-que-massif dans la répression policière virtuelle –, on ne peut rien y faire. 

          La loi sur la propriété intellectuelle semble bien plus profiter à de grosses entreprises comme Walt Disney Co., Sony Corp. et Time Warner Inc. et aux associations officielles (RIAA, SOCAN, CRIA, etc.) qu'à l'ensemble des artistes qu'ils représentent. La très grande majorité des musiciens et chanteurs de ce monde ne sont pas des Britney Spear ou des Ricky Martin. Et pour la majorité d'entre eux, internet est une opportunité extraordinaire de se faire connaître et de propager ses idées. Se servir des droits d'auteurs pour réglementer le net ne servirait à personne. 
  
 
1. Paul Goldstein, « Music firms may stop Napster, but not the advance of technology », The Gazette, 29 juillet 2000, p. B7  >>
2. Communiqué de presse annonçant les résultats de la troisième édition de l'étude In the Name of Cool, 10 juillet 2000  >>
3. Alan Toulin, « Radio and TV music may cost businesses money », National Post, 28 juillet 2000, p. A8  >>
  
  
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