En 1982, Ginette Major publiait Le cinéma québécois
à la recherche d'un public – bilan d'une décennie: 1970-1980,
un ouvrage dans lequel la spécialiste de l'audiovisuel faisait ressortir
les caractéristiques du cinéma québécois pour
tenter d'en expliquer le manque de popularité ici même au
Québec. Ce qu'elle a découvert explique le malaise qu'éprouve
le Québécois moyen lorsqu'il « se regarde
» sur grand écran. Rares
sont ceux qui osent dire tout haut ce que plusieurs pensent tout bas (surtout
dans un milieu aussi restreint que le cinéma québécois).
C'est
l'histoire d'un gars...
Pour définir ce qu'elle appelle « le modèle
québécois du cinéma de fiction »,
Ginette Major a disséqué dix des plus importantes productions
cinématographiques de la décennie 70/80 – Ti-Cul Tougas
(Jean-Guy Noël), L'amour blessé (Jean-Pierre Lefebvre),
O.K. Laliberté (Marcel Carrière), Panique (Jean-Claude
Lord), Pour le meilleur et pour le pire (Claude Jutra), L'eau
chaude, l'eau frette (André Forcier), Réjeanne Padovani
(Denys Arcand), Normande St-Onge (Gilles Carles), Le soleil
se lève en retard (André Brassard) et J.A. Martin,
photographe (Jean Beaudin).
Ces films ont été choisi parmi les plus connus du public,
ils représentaient un éventail complet des tendances manifestées
au cours des années 70 et trois générations y étaient
représentées – les plus de 40 ans, les moins de 30 ans et
la génération intermédiaire. Les films de genre, tels
les policiers, ont été laissés de côté
aux profit des scénarios originaux.
La première hypothèse de Mme Major était que «
les signes véhiculés par le cinéma québécois
de toutes tendances, populiste, intimiste, engagé, etc. sont perçus
par le public québécois comme appartenant à un univers
sémantique ou culturel différent du sien, ou du moins différent
de l'image qu'il se fait de lui même. En un mot, ce cinéma
est dévalorisant. » Sa seconde, beaucoup plus
spéculative selon elle, était que « le
cinéma offrait une vision particulièrement résignée,
fataliste de la vie. »
À partir de ces deux hypothèses, elle s'est composé
une liste de points de repère qui lui ont permis de vérifier
si ce qu'elle avançait était fondé. Pour se faire,
elle a opté pour l'analyse de contenu – analyse qu'elle échafaudera
sur les cinq grandes catégories suivantes:
1.
Spacio-temporalité: lieux, décor, déplacement, l'Ailleurs...;
2.
Micro-milieu: les liens familiaux des personnages;
3.
Comportement personnel et interpersonnel: amour, sexualité, rapport
de groupe...;
4.
Rapport au monde: vision des choses, bonheur, santé, occupation
et âge;
5.
Social: pouvoir établi, ordre public, appartenance culturelle, alimentation....
À la lumière des résultats de la recherche de Major,
on comprend pourquoi – malgré toutes les bonnes intentions du monde
– le cinéphile a de la difficulté à conserver son
intérêt jusqu'à la fin d'un film made in Québec.
En voici les grandes lignes:
Le
cadre spatio-temporel
Les milieux décrits sont majoritairement des milieux de petites
gens, petits par les revenus qu'ils commandent mais aussi par le niveau
des préoccupations; il s'agit le plus souvent de milieux psychologiquement
pauvres. [...] Les allées et venues débordent rarement les
limites du quartier; il n'y a pas de changement de ville, encore moins
de pays. L'idée même d'un déplacement à distance
n'est jamais évoquée autrement qu'au fil d'une conversation;
on ne relève nulle part de scènes d'aéroport, de gare
ou de port suggérant un départ ou un retour. [...] On peut
également parler d'exiguïté au plan de la temporalité.
Tous les films se déroulent dans un lapse de temps très court.
[...] Le Sud c'est le lieu des vacances projetées, c'est là
qu'iront les heureux gagnants de tous les concours.
Le
micro-milieu
À l'exception d'une seule, toutes les familles recensées
sont des échecs. [...] Cette famille exemplaire à tous les
égards (Soleil) sera anéantie par la mort violente
du père et des trois enfants dans un accident de la route, comme
si l'existence d'une famille heureuse et unie était dérogatoire
et qu'il importait qu'une force obscure agisse pour la sauvegarde d'un
ordre pré-établie. [...] À tous les échelons
la famille est donc en difficulté.
Comportement
personnel et interpersonnel
Les personnages dits « faibles » ou «
pauvres » au plan caractériel foisonnent et, fait à
remarquer, ils sont majoritairement des hommes. Plusieurs d'entre eux ont
manifesté des comportements adolescents ou franchement attardés.
[...] Les caractères que nous avons identifiés comme «
riches » sont tous féminins – à l'exception
de Carol [un personnage efféminé dans Réjeanne
Padovani]. Toutes les femmes témoignent d'une vitalité
remarquable, d'une force de caractère qui tranche avec la mollesse
observée chez tant de personnages masculins. Tous les combats, toutes
les actions menées en vue d'un changement (Panique – Normande
– J.A. Martin) le sont par des femmes exclusivement et toujours face
à la désapprobation ou à l'indifférence du
conjoint ou partenaire.
« Le fait que le cinéma québécois soit si fataliste
et pessimiste en dit bien plus long sur l'état d'âme de nos
artistes que sur celui de la population en général.
»
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Au plan des relations interpersonnelles et des comportements de groupe,
les liens s'avèrent lâches. Il serait plus juste de parler
de complicité plutôt que d'amitié. [...] Au plan amoureux,
l'amour-passion est un sentiment rigoureusement absent. Certaines personnes
avouent avoir connu de grandes passions mais c'était toujours il
y a fort longtemps. Les relations de couple se situent au niveau de la
tendresse et de la complicité si le couple n'est pas marié;
s'il l'est, c'est l'indifférence et même l'hostilité
ouverte. Quelques personnages éprouvent certains émois passionnels
mais ce sont des personnages secondaires et surtout simplets ou attardés
et, de ce fait, l'amour-passion apparaît toujours comme un sentiment
ridicule. [...] Enfin, une dernière observation: toutes les fêtes
achoppent (sauf Tougas et Soleil). [...] Cet état
de fait est a priori imputable à la qualité des convives;
en réalité ces perturbations témoignent d'un profond
sentiment de fatalité, la fatalité du malheur, que sous-tend
une vision déterministe et défaitiste de la vie. À
la conviction d'être « né pour un petit
pain » s'allie la conviction que « le
bonheur n'est pas de ce monde ».
Rapport
au monde
Nous sommes face à des individus sans projet dans une société
du non-projet. Le quotidien pèse de tout son poids: tout émerge
de lui, tout est centré sur lui, tout s'arrête à lui.
[...] Seul Panique – Tougas – Padovani développent des problématiques
qui n'ont pas comme assise le quotidien. [...] On vit au jour le jour,
porté par les événement. Même les projets, lorsqu'on
en a, sont toujours reliés au quotidien (sauf Normand – Panique).
Aussi bien dire que qu'il ne se passe rien, rien qui vaille une vie. C'est
le cadre de l'« univers répétitif
», un univers marqué par l'absence de sens [...] Ici
l'évasion s'est substitués au rêve; c'est la fuite
sur place dans tout ce que cette société peut offrir comme
dérivé: consommation, alcool, nourriture, jeux de hasard,
loteries, sexualité, etc. c'est la société de consommation
greffée à un sentiment d'impuissance. [...] L'emphase du
quotidien a comme épiphénomène la médiocrité.
Le cadre de vie proposé est peu propice aux dépassements,
aux grandes passions, à l'éclosion de destinées exceptionnelles.
[...] Cette quotidienneté manque de grandeur parce que le combat
y est absent. Ce n'est ni « l'eau chaude »
ni « l'eau frette », mais l'eau tiède.
La température sociale et individuelle rejoint le cadre climatique
dominant: l'entre-saison.
Autre point saillant à ce présent chapitre est l'importance
du dossier médical. L'examen de celui-ci révèle des
malformations cardiaques, des psychoses, des cancers, des comas prolongés,
des cas d'aliénation mentale, des cas d'alcoolisme, des asthmatiques,
des drogués, enfin des paralytiques. D'autres maladies de moindre
gravité se profilent également: la surdité, le bégaiement,
la boulimie. La morbidité se manifeste encore par un nombre relativement
élevé de personnages désaxés au niveau des
rôles de premiers et de seconds plans, et par la présence
souvent intrigante de figurants totalement aliénés aperçus
à distance ou croisés au hasard dans la rue. Il faut également
noter l'importance des environnements malsains ou des scènes franchement
morbides.
Social
Bien que l'on ne puisse pas dire que le cinéma québécois
soit un cinéma violent, la violence y est néanmoins omniprésente.
Cette violence revêt des formes diverses: crime passionnel [...],
vols majeurs [...], violence sociale, celle qui s'exerce du sommet vers
la base (Padovani) et celle qui s'exerce de la base vers le sommet
(Panique). Et puis, il y a le chantage, la collusion et toutes les
formes d'intimidation qui apparaissent ici et là, à des degrés
divers, tant sur le plan individuel que social dans presque touts les films
qui ont fait l'objet de l'étude. Le vol et l'escroquerie constituent
une source de revenus pour un nombre non négligeable de personnages
et les coups de feu sont fréquents. [...] Le pouvoir politique y
est peu représenté mais lorsqu'il l'est, il apparaît
toujours veule, sans envergure et dominé soit par la pègre
soit par le grand capital.
Résidus
d'individus
La tendance s'est-elle maintenue au-delà des années soixante-dix?
L'arrivée de femmes cinéastes en fiction a-t-elle changé
la donne? Pour le savoir Major a poursuivi son étude avec quelques
films populaires de l'heure – Les bons débarras, l'Arrache-coeur
et l'Homme à tout faire. Après analyse, elle en vient
à la conclusion que la situation est sensiblement la même.
Comment expliquer?
Bien que les films, du moins les films québécois,
ne puissent être considérés comme des mythes au sens
fort, c'est-à-dire des modèles logiques qui visent à
surmonter des contradictions, il n'en demeurent pas moins que ceux-ci constituent
une forme de représentation mythique, comme reflet d'un inconscient
collectif. Façonné par l'histoire, par une forme de quotidienneté,
l'inconscient collectif trouve comme lieu d'expression privilégiée
la représentation dite de masse, qui illustre les contradictions
profondes, les angoisses inconscientes, les contenus intimes d'une collectivité.
Les films deviennent ainsi des miroirs, une forme de restitution de réalités
collectivement perçues. C'est ainsi qu'ils expriment une vision
du monde.
Que l'on souscrive ou non à l'existence d'un tel « inconscient
collectif », on ne peut nier que le cinéma est
une sorte de miroir, une forme de restitution de la réalité.
Mais de quelle réalité? Là est la question.
Si une majorité de Québécois ne s'identifient pas
à celle qu'offre leur cinématographie nationale, c'est probablement
parce qu'elle n'a rien à voir avec eux. Ces « miroirs
» ne sont donc pas les mises en forme d'une quelconque «
identité collective ».
Le fait que le cinéma québécois soit si fataliste
et pessimiste en dit bien plus long sur l'état d'âme de nos
artistes que sur celui de la population en général. Si nos
artistes penchent tous du même bord et qu'ils sont tous à
l'emploi du même patron, faut-il s'étonner que leur cinéma
soit toujours à la recherche d'un public?
L'impopularité
des films d'ici est bien plus imputable aux réalisateurs dont la
sensibilité ne rejoint pas celle du « vrai monde
» qu'à une mythique « collectivité »
qui se « sentirait » mal servie. Tant et aussi
longtemps qu'ils ne s'ajusteront pas aux réalités du marché,
leur art continuera d'être boudé par un large segment de la
population. Ceci dit, plusieurs films québécois sont tout
de même excellents: Les bons débarras, La ligne de chaleur,
Erreur sur la personne, 2 secondes...
Mea Culpa. Dans un article précédent (voir LE
SEXE DIVERSIFIÉ DANS LA CULTURE CANADIENNE,
no 66) il était question
de la prolifération de produits canadiens qui traitent abondamment
de sexualité et qui sont subventionnés par l'État.
Le film Kissed y était mentionné au passage. Or il
semblerait que Lynne Stopkewich, la réalisatrice du long métrage
qui rappelons-le raconte l'histoire d'une femme qui se plaît à
coucher avec des cadavres..., n'ait pas reçu de fonds publics pour
le tournage de cette première production – comme elle n'en a pas
reçu pour le tournage de sa seconde, Suspicious River, qui
sortira bientôt sur nos écrans. Comme je le mentionnais alors,
il n'y a rien de répréhensible dans la réalisation
de films qui, par exemple, traitent de sujets aussi légers que la
nécrophilie. Ce qui l'est par contre c'est qu'on nous
force à les financer sous prétexte qu'ils sont notre seule
planche de salut. Notre seule arme contre l'inévitable américanisation.
Et cetera. En passant, Suspicious River
est décrit comme étant très sombre et met en scène
une réceptionniste de motel aux tendances auto-destructives qui
s'enfonce dans les méandres de la prostitution sans jamais éveiller
les soupçons de son mari...
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