Montréal, 14 octobre 2000  /  No 69
 
 
<< page précédente 
 
 
 
 
Pierre Desrochers est post-doctoral fellow à la Whiting School of Engineering de l'Université Johns Hopkins à Baltimore. 
 
LE MARCHÉ LIBRE
  
LA MATHÉMATISATION DE L'ÉCONOMIE:
LA MODÉRATION A BIEN MEILLEUR GOÛT
(seconde partie)
 
par Pierre Desrochers
  
  
[ndlr: Cette chronique est la suite de la réponse de notre chroniqueur à la lettre du professeur Patrick Gonzalez du département de sciences économiques de l'Université Laval.] 

Monsieur Gonzalez, 

          Vous me permettrez maintenant de traiter d'un sujet qui me tient à coeur, l'innovation technique. Vous défendez sur ce sujet l'usage des indicateurs contemporains en soutenant que de mauvais indicateurs sont mieux que pas d'indicateurs du tout:

 
          Par exemple, l'idée que des gains de productivité réels et significatifs peuvent être réalisés autrement que par un investissement comptabilisé en capital ou en R & D est classique au point de porter un nom: l'« X-efficiency » et résulte des travaux documentés de Liebenstein à la fin des années soixante... Reprocher à des économistes d'utiliser des statistiques conventionnelles sur la R & D relève également de la naïveté. On fait avec ce qu'on a.  
  
          Par exemple, tout économiste sait que les statistiques sur les investissements ne donnent un portrait que très partiel des capacités futures de production d'une économie parce qu'elles occultent généralement la dimension des investissements en capital humain, plus difficilement mesurables, lesquels sont considérés comme tout aussi importants.
          Donnez-vous la peine de jeter un rapide coup d'oeil sur quelques ouvrages rédigés bien avant les travaux de Liebenstein, comme par exemple On the Economy of Machinery and Manufactures de Charles Babbage (1832), Industry and Trade de Alfred Marshall (1919), A History of Mechanical Inventions de Abbott Payson Usher (1929) et The Sources of Invention de John Jewkes (1959), et vous réaliserez rapidement que, malgré le caractère archaïque de ces ouvrages, ces auteurs avaient une vision de l'innovation technique tenant pour acquis que « des gains de productivité réels puissent être réalisés autrement que par un investissement comptabilisé en capital ou en R & D. » Ils avaient même des choses à dire qui échappent encore à nombre d'économistes contemporains. En fait, comme l'a remarqué récemment l'économiste Nathan Rosenberg (que vous considérez peut-être comme une relique en raison de son âge avancé et du fait qu'il n'ait jamais utilisé une régression dans ses écrits): 
          Babbage had a great deal to say about one of the most complex of all economic activities: the invention of new technologies. It is a fair criticism of the state of economic theory today to point out that the discipline still encounters great difficulties in modeling the process, although some important progress has indeed been made over the past decade. But the deeper point is that it is extremely difficult to identify general principles in analyzing the inventive process, and theorists have preferred to remain at a highly abstract level of analysis where they do not have to address some of the intractable aspects and the contingent nature of inventive activity(1).
          En fait, ce qui est selon moi étonnant est que l'on en soit venu à comptabiliser des statistiques de R & D qui ne riment à rien, mais cela s'explique sans doute encore une fois par la difficulté de modéliser la réalité (je n'ai toutefois pas l'intention ici d'assommer le lecteur avec certaines lacunes de la New Growth Theory des dernières années. J'y reviendrai dans une chronique subséquente). Rien de plus facile en effet que de construire des modèles simplistes disant que l'innovation technique résulte d'un effort de R & D et de compiler des statistiques bidons sur le sujet pour les valider. 
  
          Il est donc difficile d'endosser le mauvais travail de certains chercheurs en disant qu'ils font avec ce qu'ils ont, i.e. des statistiques inadéquates compilées par des agences gouvernementales. Mais qu'est-ce qui empêche un chercheur de concevoir un cadre théorique alternatif et de colliger des données pertinentes? C'est ce que j'ai essayé de faire dans le cadre de ma dissertation doctorale, dont l'un des points de départ est une série d'analyses économiques sur la « diffusion intersectorielle » des technologies.  
  
Un « mirage » 
  
          En gros, certains économistes ont entrepris à partir du début des années 1980 de mesurer les « flux technologiques » entre différents secteurs d'activités, c'est-à-dire l'adoption dans une « industrie » de technologies développées dans une autre « industrie »(2) 
  
          Le problème avec cette approche est que la notion même de « secteur industriel » est, pour reprendre la formule du défunt économiste Zvi Griliches, un « mirage »(3). L'ennui ici est que les classifications industrielles sont construites autour du principal produit final d'une entreprise à partir duquel on établit des regroupements arbitraires(4). Pour ne citer qu'une lacune majeure de cette approche, la plupart des entreprises oeuvrent dans des domaines bien différents et changent souvent leur classement industriel d'un recensement à l'autre selon le produit qui représente le pourcentage le plus important de leur chiffre de vente(5). 
  
  
     « Il est difficile d'endosser le mauvais travail de certains chercheurs en disant qu'ils font avec ce qu'ils ont, i.e.: des statistiques inadéquates compilées par des agences gouvernementales. Qu'est-ce qui empêche un chercheur de concevoir un cadre théorique alternatif et de colliger des données pertinentes? » 
 
  
          Dans un article résumant la première vague de ces travaux, l'économiste Christian DeBresson souligne que l'on ne sait jamais trop « ce qui [y] est mesuré, quelles suppositions et hypothèses sont sous-jacentes à l'analyse, ni comment l'innovation, l'invention ou la R & D est conçue dans le [tableau d'échange inter-industriel] ». Il ajoute même que les économistes, dans leur « ardeur à utiliser l'outil puissant de l'analyse inter-industrielle », ont peut-être abusé en portant une attention insuffisante à la rigueur théorique des concepts et au bien-fondé de leurs suppositions(6) 
  
          En termes plus clairs, plusieurs économistes choisissent la facilité parce que des données qui ne veulent rien dire sont facilement utilisables à l'intérieur de leurs cadres théoriques irréalistes. 
 
          J'ai choisi d'étudier la même problématique dans ma dissertation doctorale, mais d'un point de vue « autrichien ». Pour ce faire, je suis parti d'une évidence pour quiconque s'est donné la peine de lire de « vieux auteurs », nommément celle que l'innovation résulte de la combinaison de choses différentes. J'ai ensuite combiné des apports de plusieurs disciplines (psychologies cognitive, histoire des techniques, management, etc.) et interrogé 45 inventeurs pour confronter mes idées à la réalité. (Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi nombre d'économistes refusent systématiquement de sortir de leur bureau pour parler à des individus. La communication orale n'est-elle pas un avantage important pour l'étude des humains vis-à-vis celle des électrons?) 
  
          Sans vouloir trop présumer de la qualité de mon travail, je crois modestement avoir prouvé l'absurdité des approches économiques sur la question et comblé les lacunes soulignées par DeBresson. Il est toutefois entendu que ma recherche serait jugée inacceptable dans la plupart des départements d'économie contemporains (on m'a dit que je me serais peut-être tiré d'affaires à George Mason University).  
  
Détour Nobel d'économie 
  
          Vous me permettrez également de mentionner les derniers lauréats du dernier prix Nobel d'économie qui, à n'en pas douter, symbolisent admirablement l'économique néo-classique contemporaine(7). Je ne les ai évidemment jamais lu, mais je ne doute pas de leur intelligence, ni de l'originalité de leur contribution sur des sujets importants (ce sont après tout les critères du Nobel d'économie, n'est-ce pas?) Je trouve toutefois intéressant qu'à l'instar de la plupart des étudiants aux cycles supérieures en économie aujourd'hui, l'un ait d'abord été formé en mathématiques et l'autre en physique. J'avoue également être perplexe face à la citation de l'Académie Royale des Sciences de Suède: 
          Dans le domaine de la microéconométrie, les lauréats ont développé chacun des théories et des méthodes qui sont très largement utilisées dans l'analyse statistique du comportement des individus et des ménages, tant en sciences économiques que dans les autres sciences humaines. La microéconométrie est une méthodologie – à la croisée entre l'économie et la statistique – utilisée pour analyser des microdonnées, c'est-à-dire des relations économiques au sein de groupes importants d'individus, de ménages et d'entreprises. 
  
          Les possibilités accrues d'accès aux microdonnées et à des ordinateurs puissants ont permis l'étude de toute une série de nouvelles questions. Par exemple, quels sont les facteurs qui déterminent si une personne choisit de travailler ou non, et dans l'affirmative, combien d'heures? Comment les incitations économiques influencent-elles les choix de formation, de métier et de lieu de résidence?
          Voyez-vous, un simple amateur comme moi ne peut s'empêcher de répondre quelque chose du genre: « Mais est-ce que cela ne dépend pas avant tout des choix subjectifs des individus? » 
  
          Je terminerai cette missive en soulignant que je partage jusqu'à un certain point la critique de bons nombres d'économistes du courant dominant à l'endroit des tenants de l'école autrichienne, c'est-à-dire que bon nombre d'entre eux se contentent de relire le « canon » (Mises, Hayek et Rothbard) et qu'ils s'empêtrent souvent dans des critiques méthodologiques plutôt que de faire du travail empirique. C'est un écueil que j'essaie pour ma part d'éviter et que je dois avant tout à ma (dé)formation de géographe. Je suis toutefois convaincu que dans un siècle l'oeuvre de Friedrich Hayek sera encore étudiée, tandis que celles des lauréats Nobel James Heckman et Daniel McFadden auront depuis longtemps été reléguées aux oubliettes de la théorie économique. 
 
 
1. Nathan Rosenberg, « Charles Babbage in a Complex World », In David Colander (ed.). Complexity and the History of Economic Thought, London: Routledge, 2000.  >>
2. Pour une synthèse de ces travaux, voir C. DeBresson, « L'analyse inter-industrielle et le changement technologique », Revue d'économie politique 100 (6): pp. 833-869, 1990; Z. Griliches, « The Search for R&D Spillovers », Scandinavian Journal of Economics 94: S29-S47, 1992; B. Van Pottelsberghe de la Potterie, « Issues in Assessing the Effect of Interindustry Spillovers », Economic Systems Research 9: 331-356, 1997.  >>
3. Zvi Griliches, « Patent Statistics as Economic Indicator: A Survey », Journal of Economic Literature 28 (12): 1661-1707, 1990.  >>
4. Par exemple, dans l'ancienne classification industrielle américaine, les horloges et les montres ne font pas partie de la même catégorie que les chronomètres, tandis que l'on ne trouvait aucunecatégorie pour des industries plus récentes comme le plastique et l'électronique.  >>
5. Pour une critique beaucoup plus élaborée (et également plus nuancée), voir ma dissertation doctorale « De l'influence d'une ville diversifiée sur la combinaison de techniques: Typologie et analyse de processus » (Département de géographie, Université de Montréal, Janvier 2000). Mon premier article académique sur le sujet paraîtra bientôt dans le journal Growth and Change>>
6. DeBresson, opt. Cit., p. 833.  >>
7. Voir http://www.nobel.se/announcement/2000/ecofr.html>>
 
 
Articles précédents de Pierre Desrochers
 
 
<< retour au sommaire
PRÉSENT NUMÉRO