Par exemple, l'idée que des gains de productivité réels
et significatifs peuvent être réalisés autrement que
par un investissement comptabilisé en capital ou en R &
D est classique au point de porter un nom: l'« X-efficiency
» et résulte des travaux documentés de Liebenstein
à la fin des années soixante... Reprocher à des économistes
d'utiliser des statistiques conventionnelles sur la R & D
relève également de la naïveté. On fait avec
ce qu'on a.
Par exemple, tout économiste sait que les statistiques sur les investissements
ne donnent un portrait que très partiel des capacités futures
de production d'une économie parce qu'elles occultent généralement
la dimension des investissements en capital humain, plus difficilement
mesurables, lesquels sont considérés comme tout aussi importants.
Donnez-vous la peine de jeter un rapide coup d'oeil sur quelques ouvrages
rédigés bien avant les travaux de Liebenstein, comme par
exemple On the Economy of Machinery and Manufactures de Charles
Babbage (1832), Industry and Trade de Alfred Marshall (1919), A
History of Mechanical Inventions de Abbott Payson Usher (1929) et The
Sources of Invention de John Jewkes (1959), et vous réaliserez
rapidement que, malgré le caractère archaïque de ces
ouvrages, ces auteurs avaient une vision de l'innovation technique tenant
pour acquis que « des gains de productivité réels
puissent être réalisés autrement que par un investissement
comptabilisé en capital ou en R & D. » Ils
avaient même des choses à dire qui échappent encore
à nombre d'économistes contemporains. En fait, comme l'a
remarqué récemment l'économiste Nathan Rosenberg (que
vous considérez peut-être comme une relique en raison de son
âge avancé et du fait qu'il n'ait jamais utilisé une
régression dans ses écrits):
Babbage had a great deal to say about one of the most complex of all
economic activities: the invention of new technologies. It is a fair criticism
of the state of economic theory today to point out that the discipline
still encounters great difficulties in modeling the process, although some
important progress has indeed been made over the past decade. But the deeper
point is that it is extremely difficult to identify general principles
in analyzing the inventive process, and theorists have preferred to remain
at a highly abstract level of analysis where they do not have to address
some of the intractable aspects and the contingent nature of inventive
activity(1).
En fait, ce qui est selon moi étonnant est que l'on en soit venu
à comptabiliser des statistiques de R & D qui ne
riment à rien, mais cela s'explique sans doute encore une fois par
la difficulté de modéliser la réalité (je n'ai
toutefois pas l'intention ici d'assommer le lecteur avec certaines lacunes
de la New Growth Theory des dernières années. J'y
reviendrai dans une chronique subséquente). Rien de plus facile
en effet que de construire des modèles simplistes disant que l'innovation
technique résulte d'un effort de R & D et de compiler
des statistiques bidons sur le sujet pour les valider.
Il est donc difficile d'endosser le mauvais travail de certains chercheurs
en disant qu'ils font avec ce qu'ils ont, i.e. des statistiques inadéquates
compilées par des agences gouvernementales. Mais qu'est-ce qui empêche
un chercheur de concevoir un cadre théorique alternatif et de colliger
des données pertinentes? C'est ce que j'ai essayé de faire
dans le cadre de ma dissertation doctorale, dont l'un des points de départ
est une série d'analyses économiques sur la «
diffusion intersectorielle » des technologies.
Un
« mirage »
En gros, certains économistes ont entrepris à partir du début
des années 1980 de mesurer les « flux technologiques
» entre différents secteurs d'activités, c'est-à-dire
l'adoption dans une « industrie » de technologies
développées dans une autre « industrie »(2).
Le problème avec cette approche est que la notion même de
« secteur industriel » est, pour
reprendre la formule du défunt économiste Zvi Griliches,
un « mirage »(3).
L'ennui ici est que les classifications industrielles sont construites
autour du principal produit final d'une entreprise à partir duquel
on établit des regroupements arbitraires(4).
Pour ne citer qu'une lacune majeure de cette approche, la plupart des entreprises
oeuvrent dans des domaines bien différents et changent souvent leur
classement industriel d'un recensement à l'autre selon le produit
qui représente le pourcentage le plus important de leur chiffre
de vente(5).
« Il est difficile d'endosser le mauvais travail de certains chercheurs
en disant qu'ils font avec ce qu'ils ont, i.e.: des statistiques inadéquates
compilées par des agences gouvernementales. Qu'est-ce qui empêche
un chercheur de concevoir un cadre théorique alternatif et de colliger
des données pertinentes? »
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Dans un article résumant la première vague de ces travaux,
l'économiste Christian DeBresson souligne que l'on ne sait jamais
trop « ce qui [y] est mesuré, quelles suppositions
et hypothèses sont sous-jacentes à l'analyse, ni comment
l'innovation, l'invention ou la R & D est conçue
dans le [tableau d'échange inter-industriel] ».
Il ajoute même que les économistes, dans leur «
ardeur à utiliser l'outil puissant de l'analyse inter-industrielle
», ont peut-être abusé en portant une attention
insuffisante à la rigueur théorique des concepts et au bien-fondé
de leurs suppositions(6).
En termes plus clairs, plusieurs économistes choisissent la facilité
parce que des données qui ne veulent rien dire sont facilement utilisables
à l'intérieur de leurs cadres théoriques irréalistes.
J'ai choisi d'étudier la même problématique dans ma
dissertation doctorale, mais d'un point de vue « autrichien
». Pour ce faire, je suis parti d'une évidence pour
quiconque s'est donné la peine de lire de « vieux
auteurs », nommément celle que l'innovation résulte
de la combinaison de choses différentes. J'ai ensuite combiné
des apports de plusieurs disciplines (psychologies cognitive, histoire
des techniques, management, etc.) et interrogé 45 inventeurs pour
confronter mes idées à la réalité. (Je ne comprends
d'ailleurs pas pourquoi nombre d'économistes refusent systématiquement
de sortir de leur bureau pour parler à des individus. La communication
orale n'est-elle pas un avantage important pour l'étude des humains
vis-à-vis celle des électrons?)
Sans vouloir trop présumer de la qualité de mon travail,
je crois modestement avoir prouvé l'absurdité des approches
économiques sur la question et comblé les lacunes soulignées
par DeBresson. Il est toutefois entendu que ma recherche serait jugée
inacceptable dans la plupart des départements d'économie
contemporains (on m'a dit que je me serais peut-être tiré
d'affaires à George Mason University).
Détour
Nobel d'économie
Vous me permettrez également de mentionner les derniers lauréats
du dernier prix Nobel d'économie qui, à n'en pas douter,
symbolisent admirablement l'économique néo-classique contemporaine(7).
Je ne les ai évidemment jamais lu, mais je ne doute pas de leur
intelligence, ni de l'originalité de leur contribution sur des sujets
importants (ce sont après tout les critères du Nobel d'économie,
n'est-ce pas?) Je trouve toutefois intéressant qu'à l'instar
de la plupart des étudiants aux cycles supérieures en économie
aujourd'hui, l'un ait d'abord été formé en mathématiques
et l'autre en physique. J'avoue également être perplexe face
à la citation de l'Académie Royale des Sciences de Suède:
Dans le domaine de la microéconométrie, les lauréats
ont développé chacun des théories et des méthodes
qui sont très largement utilisées dans l'analyse statistique
du comportement des individus et des ménages, tant en sciences économiques
que dans les autres sciences humaines. La microéconométrie
est une méthodologie – à la croisée entre l'économie
et la statistique – utilisée pour analyser des microdonnées,
c'est-à-dire des relations économiques au sein de groupes
importants d'individus,
de ménages et d'entreprises.
Les possibilités accrues d'accès aux microdonnées
et à des ordinateurs puissants ont permis l'étude de toute
une série de nouvelles questions. Par exemple, quels sont les facteurs
qui déterminent si une personne choisit de travailler ou non, et
dans l'affirmative, combien d'heures? Comment les incitations économiques
influencent-elles les choix de formation, de métier et de lieu de
résidence?
Voyez-vous, un simple amateur comme moi ne peut s'empêcher de répondre
quelque chose du genre: « Mais est-ce que cela ne dépend
pas avant tout des choix subjectifs des individus? »
Je terminerai cette missive en soulignant que je partage jusqu'à
un certain point la critique de bons nombres d'économistes du courant
dominant à l'endroit des tenants de l'école autrichienne,
c'est-à-dire que bon nombre d'entre eux se contentent de relire
le « canon » (Mises, Hayek et Rothbard) et qu'ils
s'empêtrent souvent dans des critiques méthodologiques plutôt
que de faire du travail empirique. C'est un écueil que j'essaie
pour ma part d'éviter et que je dois avant tout à ma (dé)formation
de géographe. Je suis toutefois convaincu que dans un siècle
l'oeuvre de Friedrich Hayek sera encore étudiée, tandis que
celles des lauréats Nobel James Heckman et Daniel McFadden auront
depuis longtemps été reléguées aux oubliettes
de la théorie économique.
1.
Nathan Rosenberg, « Charles Babbage in a Complex World
», In David Colander (ed.). Complexity and the History
of Economic Thought, London: Routledge, 2000. >> |
2.
Pour une synthèse de ces travaux, voir C. DeBresson, «
L'analyse inter-industrielle et le changement
technologique », Revue d'économie politique
100 (6): pp. 833-869, 1990; Z. Griliches, « The
Search for R&D Spillovers », Scandinavian Journal
of Economics 94: S29-S47, 1992; B. Van Pottelsberghe de la Potterie,
« Issues in Assessing the Effect of Interindustry Spillovers
», Economic Systems Research 9: 331-356, 1997.
>> |
3.
Zvi Griliches, « Patent Statistics as Economic Indicator:
A Survey », Journal of Economic Literature 28
(12): 1661-1707, 1990. >> |
4.
Par exemple, dans l'ancienne classification industrielle américaine,
les horloges et les montres ne
font pas partie de la même catégorie que les chronomètres,
tandis que l'on ne trouvait aucunecatégorie pour des industries
plus récentes comme le plastique et l'électronique.
>> |
5.
Pour une critique beaucoup plus élaborée (et également
plus nuancée), voir ma dissertation doctorale
« De l'influence d'une ville diversifiée
sur la combinaison de techniques: Typologie et analyse de processus
» (Département de géographie, Université
de Montréal, Janvier 2000). Mon premier article académique
sur le sujet paraîtra bientôt dans le journal Growth and
Change. >> |
6.
DeBresson, opt. Cit., p. 833. >> |
7.
Voir http://www.nobel.se/announcement/2000/ecofr.html.
>> |
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