Gouffre
sans fond
Maelström – qui signifie gouffre ou tourbillon en néerlandais
– est l'histoire d'une jeune femme qui, au lendemain d'un événement
traumatisant (on ne sait trop s'il s'agit de l'avortement ou de la rupture
avec le géniteur), et fortement intoxiquée, happe un passant
au volant de sa luxueuse voiture. Paniquée, elle abandonne le vieil
homme sur la chaussée et s'enfuit dans la nuit. Les jours qui vont
suivre ce délit de fuite seront passés à culpabiliser
et à tourner en rond, sans but ni projet – un passe-temps dans lequel
elle semble exceller...
Villeneuve dit s'être inspiré de la mythologie norvégienne
pour raconter cette histoire qui tourne beaucoup autour de l'eau. De facture
très européenne, la production rappelle par exemple les premiers
films du danois Lars von Trier qui étaient aussi très «
aquatiques » (The Element of Crime, Europa).
Clin d'oeil, concept, démarche personnelle, on serait tenté
de croire que les nombreuses références à l'eau sont
autant de métaphores qui visent à représenter le liquide
qui emplit la tête de notre « héroïne »,
mais bon...
Il n'y a pas que la scène d'avortement qui cause problème
pour les Oscars. Malgré des images d'une très grande beauté,
l'intrigue de Maelström est somme toute assez mince. Le scénario
est décousu et quelques fois confus, les personnages ne font rien
de constructif de leurs dix doigts (palmés ou pas), ils n'ont aucun
projet de vie, ne sortent aucunement « grandis »
par ce qui leur arrive (même s'il ne leur en arrive pas gros), et
comme si cela n'était pas assez, le film se termine en queue de
poisson – et n'allez pas croire que ceci est attribuable au concept!
Ce ne l'est pas parce que ça fait partie d'une tendance lourde au
Québec: la plupart des productions québécoises s'essoufflent
rapidement et s'accommodent facilement des quelques lignes descriptives
qui viennent de précéder. C'est d'ailleurs pour ça
qu'ils sont si peu « vendables », nos films. La
cause de cet étrange état de fait: l'absence du risque dans
le processus de création. Et au Québec, comme en France et
partout où l'on subventionne massivement l'art, l'élément
« risque » a complètement été
évacué du processus de création.
Risquer
sa chemise
« La graduelle transformation du cinéma français
en art d'État nous fait toucher du doigt une autre des perversions
inhérentes de l'exercice totalitaire du pouvoir culturel: l'élimination
du risque. Et éliminer le risque, c'est aussi, souvent, éliminer
le public. »(2)
Bien sûr il est question de la France dans cette citation de l'excellent
Pour en finir avec l'antiaméricanisme de Mario Roy, mais
il pourrait tout aussi bien s'agir du Québec. Ou du Canada. En fait,
il pourrait s'agir de n'importe quel pays ou province qui subventionne
la création. Le manque de risque de la part des « créateurs
» engendre des produits finalement plus... risqués.
« Le cinéma américain, poursuit M. Roy,
est rentable (l'image est la plus importante exportation des États-Unis
après les avions civils), mais il risque gros. Ses échecs
sont toujours retentissants. » Combien de fois avons-nous
lu ou entendu parler des débâcles d'un producteur qui venaient
de perdre quelques millions de dollars dans de quelconques aventures cinématographiques!
« Que nos artistes n'aient à toute fin pratique "rien à
perdre" lorsqu'ils travaillent fait en sorte que beaucoup d'entre eux ont
tendance à perdre de vue le public at
large. À la limite, il importe peu. Leurs "clients" sont des
"acheteurs" anonymes (des salariés de l'État). »
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Parlant de Claude Berri, le pdg du groupe industriel textile Chargeurs
et principal actionnaire de Pathé, Jérôme Seydoux,
raconte que le réalisateur, producteur et distributeur français
est reconnu pour aller « jusqu'au bord du gouffre [financier].
Il prétend que le cinéma sans risque est un cinéma
sans talent. »(3)
Sans avoir à faire face aux risques artistiques et/ou financiers,
l'artiste développe ce qu'on pourrait appeler le réflexe
du fonctionnaire. Un réflexe qui contrairement à celui de
l'entrepreneur tend à isoler l'artiste dans une bulle et à
le couper des réalités du marché.
Michel Schneider abonde dans le même sens. Directeur de la Musique
et de la Danse au ministère français de la Culture de 1988
à 1991, l'ex-fonctionnaire et auteur de plusieurs essais sur l'art
soutient qu'il ne revient pas à l'État de subventionner la
création. Que celle-ci « relève essentiellement
du risque individuel »(4).
Dans La comédie de la Culture (un portrait assassin de la
relation artiste subventionné/politicien subventionneur), il parle
de l'importance du risque en création et de celle aussi de la pluralité
des centres de décision:
Les mécènes des peintres de la Renaissance, les princes musiciens
du XVIIIe siècle, les bourgeois collectionneurs du XIXe siècle
étaient des sujets. Animés d'un désir – et
quel désir plus fort que celui du collectionneur? –, aiguisés
par leur goût, ils risquaient, avec leur fortune, leur
subjectivité dans leurs choix esthétiques. [...]
Chacun ses goûts, c'est aussi cela, la démocratie; et l'État
ne devrait pas afficher les siens, car il n'en a pas, et ne doit pas en
avoir. [...] Exprimant leurs goûts propres – s'ils en ont –, les
gouvernants manquent à la démocratie: on ne les a pas élus
pour cela. [...]
On devrait par principe préférer la défiscalisation
à la subvention, car, outre qu'elle fait l'économie du coût
de gestion du prélèvement et de sa redistribution par un
appareil de fonctionnaires, elle organise la pluralité des centres
de décision. [...]
L'État, par artistes ou fonctionnaires interposés, n'a pas
à administrer la culture, n'a pas à faire de choix
artistiques, et doit s'en tenir aux trois missions qui n'en impliquent
aucun: préservation du patrimoine, accès démocratique
aux oeuvres, notamment par les enseignements artistiques et le soutien
à la pratique d'amateurs, réglementation.
Michel Schneider, on le voit, n'est pas libertarien, il est plutôt
en faveur de l'État. Il est toutefois convaincu que la place du
risque est primordiale dans le processus de création tout comme
le rôle du mécène privé l'est dans la
diversification de cette création. Il trouve navrant le spectacle
de « certains jeunes, et déjà las, [qui
viennent] chercher dans la subvention le point de départ d'une oeuvre
littéraire inexistante, le ressort d'une compagnie théâtrale
naissante, l'ébauche d'un festival à venir. "Dites-moi que
je suis", semblent-ils prier le pouvoir. »
Risquer...
le refus
Le seul risque qu'encourent nos artistes-fonctionnaires, c'est que leur
demandes de subvention soient rejetées. Si Denis Villeneuve avait
dû risquer quoi que ce soit dans la réalisation de son Maelström,
s'il avait dû risquer son propre fric, il aurait probablement fait
un tout autre film (il aurait peut-être opté pour un scénario
moins éclaté, un traitement moins sombre, une histoire plus
mainstream, des personnages plus complexes, qui auraient «
grandi » en cours de route, une fin plus heureuse...).
Que nos artistes n'aient à toute fin pratique « rien
à perdre » lorsqu'ils travaillent fait en sorte
que beaucoup d'entre eux ont tendance à perdre de vue le public
dans son ensemble. Ce dernier, à la limite, importe peu. Leurs «
clients » sont désormais des « acheteurs
» anonymes (des salariés de l'État). Nos artistes
ne travaillent plus pour faire des profits ou pour rejoindre le plus grand
nombre, ils travaillent pour enrichir la Culture, pour que celle-ci rayonne
à l'étranger – ou quelque abstraction de la sorte. Cela donne
des produits souvent prisés par une petite élite branchée,
mais largement boudés par les contribuables.
Ceci dit, souhaitons tout de même bonne chance à Villeneuve
aux Oscars. Il a encore de bonnes chances de se rendre en compétition
malgré une scène d'avortement qui pourrait déplaire
« à tous ces Américains puritains
» (je me demande s'il a eu une pensée pour les Canadiens
puritains lorsqu'il a tourné?) et une fin en queue de poisson. Après
tout, les gens de l'Académie, comme ceux qui peuplent le milieu
intello-artistique, affectionnent particulièrement ce genre de cinéma
hermétique et obscur...
1.
Stéphanie Bérubé, « Maelström
représentera le Canada aux Oscars », La Presse,
2 novembre 2000, p. C1. >> |
2.
Mario Roy, Pour en finir avec l'antiaméricanisme, Québec,
Les Éditions du Boréal, 1993. >> |
3.
Thierry Gandillot, « Le grand cinoche de Claude Berri
», le Nouvel Observateur, 6 mai 1993, p. 63 (aussi
cité dans Pour en finir avec l'antiaméricanisme de
Mario Roy). >> |
4.
Michel Schneider, La comédie de la Culture, Paris, Éditions
du Seuil, 1993. >> |
On apprenait récemment à la radio de Radio-Canada, que la
France trace un bilan catastrophique de son système de prix unique
sur le livre instauré il y a 20 ans. Alors que l'industrie québécoise
du livre envisage de se doter d'un tel système (voir DÉ(LIVRE)Z-NOUS
DU MARCHÉ II, le QL, no
70), ce sont les libraires français qui font les frais d'un
système qui avait pourtant été mis en place pour les
protéger. « Les livres en France sont trop chers
et ne se vendent plus. Cela n'empêche pas les éditeurs chaque
année de publier de plus en plus de titres [39,5 par 100 000 habitants
en 1998 – contre 20 aux É.-U. et 52 au Québec]. Où
est l'erreur? Dans le système de distribution à prix fixe
imposé en France il y a 20 ans pour protéger les petites
librairies contre les soldes des grandes surfaces. »
(Sounds familiar?) On se demande quoi faire? Mais on écarte
le recul... vous pensez bien. Le système du prix unique est un acquis.
Pris à leur propre piège, les libraires français se
retournent maintenant contre les bibliothèques qu'ils accusent de
« concurrence déloyale »!
N'empêche qu'il fallait y penser. « Selon eux,
si les livres ne se vendent plus c'est qu'on peut les emprunter gratuitement.
Ils aimeraient donc bien en finir avec le principe de la lecture gratuite
et devenir, à terme, les seuls intermédiaires entre l'éditeur
et l'acheteur. » Le dossier est sur le bureau du ministère
de la Culture. (Info-Culture, Radio-Canada, 29 octobre 2000).
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