Montréal, 11 novembre 2000  /  No 71
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
MAELSTRÖM ET L'IMPORTANCE
DU RISQUE DANS LA CRÉATION 
 
par Gilles Guénette
  
  
          Le film Maelström a été choisi parmi neuf autres productions pour représenter le Canada dans la catégorie « meilleur film de langue étrangère » lors de la prochaine remise des Oscars. Bonne nouvelle s'il en est une, son jeune réalisateur Denis Villeneuve qui en est à son second long métrage se dit très heureux même s'il ne nourrit pas trop d'espoir de remporter ladite statuette dorée: « le film commence avec une scène d'avortement [et] je ne suis pas sûr que ça plaira aux Américains puritains. »(1) Bravo pour la généralisation! Mais si Maelström n'est pas retenu par les membres de l'Académie des arts et des sciences américaine, ça ne sera pas nécessairement à cause de sa scène d'ouverture...
 
Gouffre sans fond 
  
          Maelström – qui signifie gouffre ou tourbillon en néerlandais – est l'histoire d'une jeune femme qui, au lendemain d'un événement traumatisant (on ne sait trop s'il s'agit de l'avortement ou de la rupture avec le géniteur), et fortement intoxiquée, happe un passant au volant de sa luxueuse voiture. Paniquée, elle abandonne le vieil homme sur la chaussée et s'enfuit dans la nuit. Les jours qui vont suivre ce délit de fuite seront passés à culpabiliser et à tourner en rond, sans but ni projet – un passe-temps dans lequel elle semble exceller... 
  
          Villeneuve dit s'être inspiré de la mythologie norvégienne pour raconter cette histoire qui tourne beaucoup autour de l'eau. De facture très européenne, la production rappelle par exemple les premiers films du danois Lars von Trier qui étaient aussi très « aquatiques » (The Element of Crime, Europa). Clin d'oeil, concept, démarche personnelle, on serait tenté de croire que les nombreuses références à l'eau sont autant de métaphores qui visent à représenter le liquide qui emplit la tête de notre « héroïne », mais bon...  

          Il n'y a pas que la scène d'avortement qui cause problème pour les Oscars. Malgré des images d'une très grande beauté, l'intrigue de Maelström est somme toute assez mince. Le scénario est décousu et quelques fois confus, les personnages ne font rien de constructif de leurs dix doigts (palmés ou pas), ils n'ont aucun projet de vie, ne sortent aucunement « grandis » par ce qui leur arrive (même s'il ne leur en arrive pas gros), et comme si cela n'était pas assez, le film se termine en queue de poisson – et n'allez pas croire que ceci est attribuable au concept! 
  
          Ce ne l'est pas parce que ça fait partie d'une tendance lourde au Québec: la plupart des productions québécoises s'essoufflent rapidement et s'accommodent facilement des quelques lignes descriptives qui viennent de précéder. C'est d'ailleurs pour ça qu'ils sont si peu « vendables », nos films. La cause de cet étrange état de fait: l'absence du risque dans le processus de création. Et au Québec, comme en France et partout où l'on subventionne massivement l'art, l'élément « risque » a complètement été évacué du processus de création. 
  
Risquer sa chemise 
  
          « La graduelle transformation du cinéma français en art d'État nous fait toucher du doigt une autre des perversions inhérentes de l'exercice totalitaire du pouvoir culturel: l'élimination du risque. Et éliminer le risque, c'est aussi, souvent, éliminer le public. »(2) Bien sûr il est question de la France dans cette citation de l'excellent Pour en finir avec l'antiaméricanisme de Mario Roy, mais il pourrait tout aussi bien s'agir du Québec. Ou du Canada. En fait, il pourrait s'agir de n'importe quel pays ou province qui subventionne la création. Le manque de risque de la part des « créateurs » engendre des produits finalement plus... risqués. 
  
          « Le cinéma américain, poursuit M. Roy, est rentable (l'image est la plus importante exportation des États-Unis après les avions civils), mais il risque gros. Ses échecs sont toujours retentissants. » Combien de fois avons-nous lu ou entendu parler des débâcles d'un producteur qui venaient de perdre quelques millions de dollars dans de quelconques aventures cinématographiques! 
 

 
     « Que nos artistes n'aient à toute fin pratique "rien à perdre" lorsqu'ils travaillent fait en sorte que beaucoup d'entre eux ont tendance à perdre de vue le public at large. À la limite, il importe peu. Leurs "clients" sont des "acheteurs" anonymes (des salariés de l'État). » 
 
 
          Parlant de Claude Berri, le pdg du groupe industriel textile Chargeurs et principal actionnaire de Pathé, Jérôme Seydoux, raconte que le réalisateur, producteur et distributeur français est reconnu pour aller « jusqu'au bord du gouffre [financier]. Il prétend que le cinéma sans risque est un cinéma sans talent. »(3) Sans avoir à faire face aux risques artistiques et/ou financiers, l'artiste développe ce qu'on pourrait appeler le réflexe du fonctionnaire. Un réflexe qui contrairement à celui de l'entrepreneur tend à isoler l'artiste dans une bulle et à le couper des réalités du marché. 
  
          Michel Schneider abonde dans le même sens. Directeur de la Musique et de la Danse au ministère français de la Culture de 1988 à 1991, l'ex-fonctionnaire et auteur de plusieurs essais sur l'art soutient qu'il ne revient pas à l'État de subventionner la création. Que celle-ci « relève essentiellement du risque individuel »(4). Dans La comédie de la Culture (un portrait assassin de la relation artiste subventionné/politicien subventionneur), il parle de l'importance du risque en création et de celle aussi de la pluralité des centres de décision: 
          Les mécènes des peintres de la Renaissance, les princes musiciens du XVIIIe siècle, les bourgeois collectionneurs du XIXe siècle étaient des sujets. Animés d'un désir – et quel désir plus fort que celui du collectionneur? –, aiguisés par leur goût, ils risquaient, avec leur fortune, leur subjectivité dans leurs choix esthétiques. [...] 
  
          Chacun ses goûts, c'est aussi cela, la démocratie; et l'État ne devrait pas afficher les siens, car il n'en a pas, et ne doit pas en avoir. [...] Exprimant leurs goûts propres – s'ils en ont –, les gouvernants manquent à la démocratie: on ne les a pas élus pour cela. [...]  
  
          On devrait par principe préférer la défiscalisation à la subvention, car, outre qu'elle fait l'économie du coût de gestion du prélèvement et de sa redistribution par un appareil de fonctionnaires, elle organise la pluralité des centres de décision. [...] 
  
          L'État, par artistes ou fonctionnaires interposés, n'a pas à administrer la culture, n'a pas à faire de choix artistiques, et doit s'en tenir aux trois missions qui n'en impliquent aucun: préservation du patrimoine, accès démocratique aux oeuvres, notamment par les enseignements artistiques et le soutien à la pratique d'amateurs, réglementation.
          Michel Schneider, on le voit, n'est pas libertarien, il est plutôt en faveur de l'État. Il est toutefois convaincu que la place du risque est primordiale dans le processus de création tout comme le rôle du mécène privé l'est dans la diversification de cette création. Il trouve navrant le spectacle de « certains jeunes, et déjà las, [qui viennent] chercher dans la subvention le point de départ d'une oeuvre littéraire inexistante, le ressort d'une compagnie théâtrale naissante, l'ébauche d'un festival à venir. "Dites-moi que je suis", semblent-ils prier le pouvoir. » 
  
Risquer... le refus 
  
          Le seul risque qu'encourent nos artistes-fonctionnaires, c'est que leur demandes de subvention soient rejetées. Si Denis Villeneuve avait dû risquer quoi que ce soit dans la réalisation de son Maelström, s'il avait dû risquer son propre fric, il aurait probablement fait un tout autre film (il aurait peut-être opté pour un scénario moins éclaté, un traitement moins sombre, une histoire plus mainstream, des personnages plus complexes, qui auraient « grandi » en cours de route, une fin plus heureuse...). 
  
          Que nos artistes n'aient à toute fin pratique « rien à perdre » lorsqu'ils travaillent fait en sorte que beaucoup d'entre eux ont tendance à perdre de vue le public dans son ensemble. Ce dernier, à la limite, importe peu. Leurs « clients » sont désormais des « acheteurs » anonymes (des salariés de l'État). Nos artistes ne travaillent plus pour faire des profits ou pour rejoindre le plus grand nombre, ils travaillent pour enrichir la Culture, pour que celle-ci rayonne à l'étranger – ou quelque abstraction de la sorte. Cela donne des produits souvent prisés par une petite élite branchée, mais largement boudés par les contribuables. 
  
          Ceci dit, souhaitons tout de même bonne chance à Villeneuve aux Oscars. Il a encore de bonnes chances de se rendre en compétition malgré une scène d'avortement qui pourrait déplaire « à tous ces Américains puritains » (je me demande s'il a eu une pensée pour les Canadiens puritains lorsqu'il a tourné?) et une fin en queue de poisson. Après tout, les gens de l'Académie, comme ceux qui peuplent le milieu intello-artistique, affectionnent particulièrement ce genre de cinéma hermétique et obscur... 
  
 
1. Stéphanie Bérubé, « Maelström représentera le Canada aux Oscars », La Presse, 2 novembre 2000, p. C1.  >>
2. Mario Roy, Pour en finir avec l'antiaméricanisme, Québec, Les Éditions du Boréal, 1993.  >>
3. Thierry Gandillot, « Le grand cinoche de Claude Berri », le Nouvel Observateur, 6 mai 1993, p. 63 (aussi cité dans Pour en finir avec l'antiaméricanisme de Mario Roy).  >>
4. Michel Schneider, La comédie de la Culture, Paris, Éditions du Seuil, 1993.  >>
  
 
 
 
          On apprenait récemment à la radio de Radio-Canada, que la France trace un bilan catastrophique de son système de prix unique sur le livre instauré il y a 20 ans. Alors que l'industrie québécoise du livre envisage de se doter d'un tel système (voir DÉ(LIVRE)Z-NOUS DU MARCHÉ II, le QL, no 70), ce sont les libraires français qui font les frais d'un système qui avait pourtant été mis en place pour les protéger. « Les livres en France sont trop chers et ne se vendent plus. Cela n'empêche pas les éditeurs chaque année de publier de plus en plus de titres [39,5 par 100 000 habitants en 1998 – contre 20 aux É.-U. et 52 au Québec]. Où est l'erreur? Dans le système de distribution à prix fixe imposé en France il y a 20 ans pour protéger les petites librairies contre les soldes des grandes surfaces. » (Sounds familiar?) On se demande quoi faire? Mais on écarte le recul... vous pensez bien. Le système du prix unique est un acquis. 
  
          Pris à leur propre piège, les libraires français se retournent maintenant contre les bibliothèques qu'ils accusent de « concurrence déloyale »! N'empêche qu'il fallait y penser. « Selon eux, si les livres ne se vendent plus c'est qu'on peut les emprunter gratuitement. Ils aimeraient donc bien en finir avec le principe de la lecture gratuite et devenir, à terme, les seuls intermédiaires entre l'éditeur et l'acheteur. » Le dossier est sur le bureau du ministère de la Culture. (Info-Culture, Radio-Canada, 29 octobre 2000). 
  
 
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