C'est arrivé un 15 avril 1991, au château de Versailles. Michel
Schneider participait à une de ces soirées officielles en
compagnie du ministre de la Culture et de la Communication, Jack Lang,
de quelques hommes d'affaires, d'artistes, de la rédaction du Nouvel
Observateur au grand complet et d'une poignée de fonctionnaires
tout étonnés d'être là. Deux ans après
son départ, Schneider publie La comédie de la Culture(1),
un essai sur la politique culturelle de la France et ses nombreuses ratés.
Former
ou flatter?
« J'aime trop l'État pour accepter de le voir
n'être plus lui-même quand il s'occupe d'art. »
D'entrée de jeu, Michel Schneider ne cache pas son penchant pour
l'interventionnisme. Loin d'être libertarien, il se dit tout de même
déçu de la performance de la gauche en matière d'art:
« Par sa culture de clan, de clique et de claque, la
gauche au pouvoir s'est trop souvent comportée comme un maître
d'école circulant entre les bancs des artistes, tapotant les joues,
distribuant des retenues ou des sucres d'orge, dispensant des postes ou
des médailles avec une largesse et un cynisme qui n'excusait pas
le fait d'avoir été longtemps à l'écart du
pouvoir [...] »
« J'aime trop l'art pour admettre de le voir égaré
dans les procédures bureaucratiques et soumis à l'arbitraire
des politiques. »
L'auteur s'oppose à l'intervention de l'État dans le domaine
de la création artistique et indique quels doivent être ses
seuls champs d'intervention: « l'État ne devrait
pas afficher [ses goûts], car il n'en a pas, et ne doit pas en avoir.
[...] L'État, par artistes ou fonctionnaires interposés,
n'a pas à administrer la culture, n'a pas à faire
de choix artistiques, et doit s'en tenir aux trois missions qui n'en impliquent
aucun: préservation du patrimoine, accès démocratique
aux oeuvres, notamment par les enseignements artistiques et le soutien
à la pratique d'amateurs, réglementation. »
Et s'il est une « mission » qui ressorte davantage
de ces trois dans l'essai de Schneider, c'est celle de l'enseignement (à
vrai dire, les deux autres ne sont pas abordées). L'intervention
gouvernementale doit se limiter à « former la
demande » et non à continuellement «
favoriser » l'offre. Plutôt que de toujours «
investir » dans les infrastructures culturelles – la construction
de nouvelles salles de spectacles, la tenue de Fêtes de la culture
(ce que l'on appelle « festivals » de ce côté-ci
de l'Atlantique), etc. – l'État doit s'en tenir à former
les consommateurs de culture. Pour illustrer son propos, l'auteur aborde
entre autre le secteur de la poésie:
La poésie est en crise. On en publie moins, elle n'est plus lue
que par les poètes qui s'entre-lisent comme s'entre-dévorent
certains insectes? L'État crée une « Fête
de la poésie ». On ne veut pas voir les causes.
Elles invalideraient trop les remèdes. Dans une société
où se rétrécit la place de la mémoire et où
les modes de transmission sont de moins en moins contraignants, l'apprentissage
par coeur, qui est la clef du désir de poésie, a presque
disparu dans les écoles. [...] Si l'on voulait vraiment faire quelque
chose pour la poésie, il faudrait plutôt réapprendre
aux maîtres le sens et le goût du par coeur, pour qu'ils le
transmettent à leurs élèves. Apprendre par coeur,
l'expression n'est pas effrayante pourtant.
« Exposition » ne rime pas avec «
éducation » comme le prétendait l'auteur et
ministre d'État chargé des Affaires culturelles (1959-1969),
André Malraux, qui était persuadé que «
la seule présence des oeuvres parviendrait à créer
chez le public un choc émotionnel lui permettant de communier avec
la dimension universelle de l'art. »(2)
Pourtant, si les fêtards/festivaliers ne sont pas formés à
ces différentes disciplines, s'ils n'ont pas développé
leur goût pour l'art, comment peuvent-ils cultiver un intérêt?
Et si les fêtes/festivals ont tendance à mettre l'accent sur
l'une ou l'autre des formes d'art durant toute une journée, qu'advient-il
de celles-ci les autres journées de l'année? («
Comme disaient les féministes de la Fête des mères:
1 jour à la fête, 364 pour l'oubli », ironise
Schneider.)
Surfer
le musée
Quatre-vingt-dix mille personnes ont visité « gratuitement
» les musées de la grande région métropolitaine
le 29 mai dernier. Un record d'assistance de tous les temps pour la 14e
édition des Journées des musées montréalais.
Les amants de l'art n'avaient aucune excuse pour ne pas venir faire la
ligne devant – et dedans – les établissements, ils pouvaient s'y
rendre « gratuitement » grâce au circuit
d'autobus mis à leur disposition par la ville... Pourtant, comme
le souligna le directeur du Musée des beaux-arts de Montréal,
Guy Cogeval, quelques mois plus tard, « Ici, la multiplication
des festivals et autres événements artistiques et culturels
gratuits a détourné le public des musées. »(3)
« On aura beau engloutir des millions de francs/dollars dans des
campagnes de promotion clinquantes pour inciter les gens à lire,
visiter le musée ou fréquenter l'opéra, si on n'enseigne
pas les rudiments de ces disciplines dès le jeune âge, tous
ces efforts ne serviront à rien. »
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Au début de l'année, Catherine Trautmann, alors ministre
de la Culture et de la Communication de France, lançait une nouvelle
mesure visant à élargir l'accès à la culture
et à augmenter l'achalandage des musées nationaux: ces derniers
sont désormais ouverts « gratuitement »
tous les premiers dimanches du mois. Par voie de communiquer, elle rappelait
que: « Démocratiser l'accès à la
culture, ce n'est pas adapter la culture à un public plus large,
mais susciter un désir de culture, encore très minoritaire
aujourd'hui. » Après des années d'interventions
publiques, la ministre disait vouloir « accompagner
[les Français] dans leurs aspirations au savoir et à la connaissance.
»
Ces visiteurs seront-ils enclin à fréquenter les musées
sur une base régulière? Sur une base assistée – c'est-à-dire,
en attendant bien sagement la prochaine journée portes ouvertes?
Seront-ils en mesure d'apprécier pleinement ce qu'ils y voient (ou
y entrevoient)? Ou vont-ils simplement flâner à travers les
objets exposés tels des consommateurs qui déambuleraient
devant les vitrines d'une quelconque artère commerciale?
Les tenants de l'interventionnisme culturel nous répètent
qu'on ne peut comparer les produits de la culture à de vulgaires
produits de consommation. Pourtant, le rapport à l'art qu'encouragent
les politiques d'aide à la création tend à réduire
les premiers au niveau des seconds (Schneider: « le
ministère de la Culture [...] impose parmi la société
un rapport à la culture fait de vacuité, d'absence de profondeur,
de défaut d'esprit critique »). Ces événements
médiatico-politiques encouragent le visiteur à surfer
l'art. Ils l'encouragent à s'en tenir à l'observation
sommaire – là où tout se vaut: la sculpture de bronze 1970
= le grille-pain chromé 1950.
« Certes, le ministère de la Culture n'est pas
celui de l'Éducation, poursuit Schneider, mais si ce n'est pas le
même ministère, c'est le même État qui, d'un
côté, prétend développer la culture et, de l'autre,
laisse se défaire les enseignements qui en sont l'indispensable
condition d'accès, qui produit des manifestations artistiques tandis
qu'il ne divulgue pas les apprentissages qui leur donnent sens. La Fête
de la musique n'a jamais amené personne dans les conservatoires,
là où l'on acquiert les connaissances musicales. »
Pourtant, les interventions de nos politiciens visent à réduire
les inégalités culturelles. Elles visent à démocratiser
l'accès à la culture, à favoriser la diversité.
Foutaise, dixit Schneider: « La formation est
[...] le premier moyen, et le seul, d'une vraie politique de réduction
des inégalités d'accès à la culture. [...]
Pour la musique, l'exemple des orchestres de régions et de l'Orchestre
de Paris illustre ce paradoxe de subventions qui croissent à mesure
que diminue le nombre d'auditeurs touchés. L'absence de renouvellement
par la formation des jeunes génération risque à terme
de tarir la vie musicale: sans une demande formée, curieuse, exigeante,
nombreuse, pas d'offre. »
Fait
ce que doit?
Que devrait faire l'État? Pour Schneider, « la
première réorientation serait [...] que l'État produise
moins de spectacles et plus de spectateurs, qu'il soit moins organisateur
de concerts et plus formateurs de publics, qu'il se dégage du financement
de biens pour un financement des conditions d'accès aux oeuvres.
L'État ne doit faire que ce qu'il est le seul à pouvoir faire,
et que ni les autres collectivités, ni le mécénat
ni le marché ne peuvent faire. »
On aura beau engloutir des millions de francs/dollars dans des campagnes
de promotion clinquantes pour inciter les gens à lire, visiter le
musée ou fréquenter l'opéra, si on n'enseigne pas
les rudiments de ces disciplines dès le jeune âge, tous ces
efforts ne serviront à rien. On aura beau prendre chaque citoyen
par la main et le promener d'une activité à l'autre, les
références culturelles n'y étant pas, l'exercice demeurera
futile – il se promènera d'une expo gratuite à une autre
soit pour passer le temps, parce que c'est à la mode, qu'il faut
participer... Mais tel un jouet dont les piles ne seraient pas incluses,
les références culturelles ne viennent pas avec l'exposition.
Malheureusement, on ne peut compter sur les politiciens pour changer quoi
que ce soit dans cette direction. Il est beaucoup plus « payant
» pour eux de financer la création culturelle que de
financer la compréhension de l'art. L'approche politique à
court terme, celle qui rend possible la construction de nouvelles salles
de concerts (ou de Grande bibliothèque), la multiplication des livres
et la surabondance des fêtes/festivals, permet des résultats
immédiats et surtout visibles – dans notre monde médiatique,
c'est un plus pour quiconque veut montrer qu'il est actif et attentionné.
L'approche à long terme de son côté, celle qui favorise
la compréhension et la formation par l'éducation, ne permet
pas de résultats visibles et immédiats mais plutôt
sur quelques générations – et on le sait, le politicien n'a
pas de temps à perdre! Il n'a que quelques années pour laisser
sa trace...
Que l'on soit pour ou contre l'interventionnisme de l'État dans
la culture, La comédie de la Culture est une lecture des
plus stimulantes intellectuellement. La plume de Schneider est assassine
à souhait quand vient le temps de remettre à leur place les
politiciens (et tout ce qui grouille autour) et le discours mis de l'avant
est très rafraîchissant à une époque où
l'effort, le dépassement et l'excellence ne font plus partie du
vocable des nombreux fonctionnaires et décideurs du milieu scolaire.
Schneider ne veut peut-être pas le retrait complet de l'État
du secteur culturel, mais l'alternative qu'il offre est déjà
une énorme enjambée dans la bonne direction – le problème
c'est que le système public d'éducation n'est pas parti pour
suivre... mais ça, c'est une autre histoire!
1.
Michel Schneider, La comédie de la Culture, Paris, Éditions
du Seuil. 1993. >> |
2.
Jean-Philippe Uzel, « Grandes expositions et démocratie
culturelle », Démocratisation de la culture
ou démocratie culturelle? Deux logiques d'action publique, sous
la direction de Guy Bellavance, Québec, Les Éditions de l'IQRC,
2000, p.126. >> |
3.
Guy Cogeval, « Musées de l'avenir: originalité
exigée », La Presse, 29 janvier 2000,
p. B8. >> |
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