Montréal, 6 janvier 2001  /  No 75
 
 
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Yvan Petitclerc est historien et habite à Montréal.
 
OPINION
  
RÉFLEXIONS SUR LA DÉMOGRAPHIE ÉTATSUNIENNE ET LA JUSTICE
 
par Yvan Petitclerc
  
 
          En ce début de 2001, les résultats du tout dernier recensement américain nous sont maintenant connus. Nos voisins comptent désormais 281 millions d'habitants. Outre les chiffres et pourcentages dont les spécialistes et démographes sont maintenant occupés à débattre, il y a dans ce même recensement tous les éléments de stratégies qui occuperont dans quatre ans les politiciens nationaux américains. Eh oui, déjà! Mais bien sûr il y a aussi en filigrane toutes les tendances lourdes qui débordent de loin le champ politique au sens strict.
 
          Avec le dernier recensement, les États que Georges W. Bush a remporté gagneront 7 voix au collège électoral lors d'une élection future alors que ceux ayant remporté la faveur d'Al Gore en perdront ensemble un total équivalent. Le tout s'explique par une croissance démographique plus importante dans le sud-ouest des États-Unis que dans le nord-est où sont regroupés les traditionnels bastions démocrates. Mais cela s'explique surtout par la nature même de cette nouvelle croissance démographique. 
 
Diversité électorale 
 
          Au fur et à mesure que le temps passe les constats suivants apparaissent donc. Lors de la dernière élection, les Juifs et les Noirs sont restés les deux groupes les plus fortement rangés derrière le Parti démocrate. D'autres groupes cependant n'ont pas fait de même. Ainsi les gays, les Latinos et les Asiatiques ont voté pour le parti Républicain dans des proportions approximatives de 30, 33 et 50% respectivement. 
  
          Or il se trouve que ces groupes, les Latinos et les Asiatiques principalement, sont ceux qui contribuent le plus à la croissance démographique de l'Ouest américain. On pense évidemment à l'exemple californien, mais on pourrait tout aussi bien songer au Nevada, à l'Arizona voire au Texas. Si l'on tient compte du fait que le système des votes au collège électoral accorde implicitement une importance accrue aux régions à forte densité urbaine, il n'est pas difficile de comprendre que la bataille pour les prochaines élections comme pour le présent mandat en sera une de popularité auprès de ces deux clientèles particulièrement ciblées. 
 
          De ce point de vue, ce que les républicains ont réussi cette fois n'est pas banal. Plus qu'une élection remportée à l'arrachée, c'est surtout le fait qu'ils aient finalement réussi à fragmenter le vote en blocs des dites « minorités » qui constitue peut-être leur fait d'armes marquant. 
  
          Les raisons en sont multiples. Les gays sont tentés de plus en plus de regarder ailleurs devant les excès de certaines de leur organisations gauchisantes qui dénoncent la religion, le système capitaliste, etc. Les Asiatiques comprennent que le système de discrimination positive soutenu par les élites noires se fait à leur détriment. Les Latinos sont aujourd'hui d'un statut économique souvent inférieur à celui des Noirs, dont la classe moyenne est croissante. Cependant ils chérissent particulièrement certaines valeurs traditionnelles qu'incarne mieux à leurs yeux le Parti républicain que le Parti démocrate. Le succès dans toute élection future pour un parti dit « conservateur » comme le Parti républicain dépend maintenant de la capacité de se gagner les faveurs de ces trois électorats cibles sans s'aliéner aucun d'eux en raison d'un excès quelconque dans un sens ou dans l'autre. 
 
  
     « Où s'arrête le concept de justice traditionnelle et où commence la notion de "justice cosmique", avec tous les effets pervers d'intervention étatique qu'elle peut parfois comporter? »  
 
 
          Dans l'autre sens la leçon est également de taille. Elle a montré comment avec une diversité démographique qui s'installe rapidement, le Parti démocrate ne peut plus s'asseoir sur ses lauriers en pensant qu'au chapitre des « minorités », le vote quasi monolithique des seuls Noirs et Juifs peut à l'avenir lui suffire. Il doit aussi réfléchir maintenant au fait que depuis plusieurs élections, les hommes blancs n'ont jamais majoritairement appuyé les démocrates (60% ont voté pour Bush lors des dernières élections). L'élection aura eu au moins ça de bon qu'elle forcera les démocrates à réfléchir à ce segment de l'électorat qu'ils devront maintenant essayer de reconquérir, à tout le moins en partie. Le « angry white male » américain d'aujourd'hui, c'est aussi parfois le Juif, ne l'oublions pas également. 
 
          En fait, la conclusion à tirer des dernières élections en Amérique du Nord, c'est que la faillite des idéologies rattrape le monde des résultats électoraux dix ans plus tard. Bill Clinton n'était pas perçu comme un idéologue. Idem pour un Jean Chrétien aujourd'hui. De là leur succès. Le NPD ou l'Alliance canadienne, au contraire, le sont. Idem pour Al Gore qui était perçu comme un gauchisant version 1970. Est-il besoin de rappeler leur échec? En politique désormais le centre idéologique, c'est paradoxalement l'absence d'idéologie. Quelque chose en fait d'un succédané d'idéologie soft qui s'apparenterait davantage au « si ça marche on le garde, si ça ne marche pas on l'élimine ». 
 
          Après qu'il eut annoncé les nominations de Colin Powell et de Condoleezza Rice, on a demandé à Georges W. Bush s'il voulait par ce geste tenter de passer un message. Il répondit en quelque sorte « mets-en! », ajoutant que ce message était que quiconque y mettait les efforts et le prix pouvait réussir aux États-Unis. Difficile de trouver plus révélateur. Négation implicite du caractère prétendument équitable de l'« affirmative action » et tentative de toucher à la fois une corde particulièrement sensible de la communauté latino-américaine. 
  
Quelle sorte de justice sociale? 
  
          Aujourd'hui l'on parle beaucoup en Amérique du Nord de néolibéralisme ou de « conservatisme de compassion ». Or tous ces débats d'idées sur le rôle implicite de l'État (discrimination positive, quotas, justice sociale, redistribution, parité scolaire des résultats garçons-filles, etc) ne seront pertinents que lorsqu'on fera enfin le seul et vrai débat qui ne se fait pas aujourd'hui. Ce même débat Thomas Sowell l'a fait dans un ouvrage intitulé The Quest for Cosmic Justice. Un ouvrage à la prose claire et concise dépourvu de tout jargon comme il s'en fait malheureusement trop peu. 
  
          Au-delà des chicanes de parti la vraie question qui se doit d'être posée aujourd'hui est la suivante: où s'arrête le concept de justice traditionnelle et où commence la notion de « justice cosmique », avec tous les effets pervers d'intervention étatique qu'elle peut parfois comporter? Plus que jamais il devient évident que quiconque à droite ou à gauche ne tient pas compte de ce type d'argument et de point de vue manquera désormais d'une base non négligeable à sa réflexion. Voici des extraits du livre: 
          Implicit in much discussion of the need to rectify social inequities is the notion that some segments of society, through no fault of their own, lack things which others receive as windfall gains, through no virtue of their own. True as this may be, the knowledge required to sort this out intellectually, much less rectify it politically, is staggering and superhuman. Far from society being divided into those with a more or less standard package of benefits and those lacking those benefits, each individual may have both windfall advantages and windfall disadvantages. Add to this the changing circumstances of each individual over a lifetime with relative advantages and disadvantages changing with the passing years, – and the difficulties of merely determining the net advantages increases exponentially. 
  
          Whatever moral principle each of us believes in we call justice, so we are only talking in a circle when we say that we advocate justice unless we specify just what conception of justice we have in mind. This is especially so today when so many advocate what they call social justice often with great passion but with no definition. 
  
          The late Nobel Prize winning economist and free-market champion Friedrich A. Hayek for example declared « the manner in wich the benefits and burden are apportionned by the market mechanism would in many instances have to be regarded as very unjust if it were the result of a deliberate allocation to particular people ». The only reason he did not regard it as unjust was because « the particulars of a spontaneous order cannot be just or unjust. » [...] Only if we mean to blame a personal creator does it make sense to describe it as unjust that somebody has been born with a physical defect or been stricken with a disease or has suffered the loss of a loved one. 
  
          With people across virtually the entire ideological spectrum being offended by inequalities and their consequences, why do these inequalities persist? Why are we not all united in determination to put an end to them? Perhaps the most cogent explanation was that offered by Milton Friedman: « A society that puts equality – in the sense of equality of outcome – ahead of freedom will end up with neither equality nor freedom. The use of force to achieve equality will destroy freedom and the force introduced for good purposes will end up in the hands of people who use it to promote their own interest. »
 
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