Montréal, 3 mars 2001  /  No 78
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
 
LE SUICIDE AU QUÉBEC:
UNE HISTOIRE DE GARS
 
par Gilles Guénette
  
  
          Les semaines se suivent mais ne se ressemblent pas. Semaine des aîné(e)s, de la sécurité routière, de la solidarité sociale, à chaque semaine sa cause. Ainsi, la Semaine provinciale de prévention du suicide avait lieu du 11 au 17 février sous le thème « Pour prévenir le suicide... agissons! » Et pour une troisième année consécutive, elle ciblait d'abord les jeunes hommes. Au-delà des statistiques (effarantes), comment expliquer qu'on retrouve encore cette année au Québec l'un des plus haut taux de suicide masculin de tous les pays industrialisés de la planète?
 
Ce monde n'est pas pour nous... 
  
          Le suicide est la toute première cause de mortalité chez les hommes de 20 à 40 ans au Québec et, selon les données de l'Institut de la statistique, la seule cause de mortalité qui soit en nette progression depuis les dix dernières années. En 1999, sur les 1551 personnes qui se sont enlevé la vie, 1233 étaient des hommes. Les plus récentes statistiques révèlent qu'un homme de 20 à 40 ans se tue à toutes les 17 heures et demi dans la Belle Province. C'est plus que partout ailleurs au Canada. 
  
          Ces statistiques ne tiennent pas compte des hommes qui ne réussissent pas leur coup, de ceux qui meurent dans des circonstances qui à première vue semblent être des accidents mais qui au fond n'en sont pas et de ceux qui se défoncent jour après jour et dont la vie n'est en fait qu'un long suicide tranquille. On connaît tous quelqu'un qui entrent dans l'une ou l'autre de ces catégories, on connaît tous quelqu'un qui s'est enlevé la vie... 

          Dans un communiqué intitulé La souffrance n'a pas de genre... et diffusé l'an dernier par l'Association québécoise de suicidologie, on imputait ce haut taux de suicides à deux facteurs: 1) la socialisation masculine qui facilite, d'une part, l'émergence de certains facteurs de risque et, d'autre part, inhibe certains facteurs de protection et 2) un réseau social beaucoup moins développé chez l'homme que chez la femme, ce qui rend plus difficile la détection et la prévention. 

          Mention anodine au bout d'un paragraphe: « Enfin, les années post-révolution tranquille semblent offrir de meilleures possibilités d'avenir aux femmes, alors qu'elles laissent les hommes dans un certain flou identitaire. » Se pourrait-il que notre mythique Révolution tranquille soit partiellement responsable de ce « malaise » qui chaque année chope la vie de milliers de Québécois? Une étude approfondie du sujet nous éclairerait sans doute, mais pour l'instant, le fait que le groupe d'hommes qui s'enlèvent le plus la vie soit celui des 20/40 ans – les enfants de cette révolution et leurs propres enfants – en dit suffisamment long... 

Say You Want a Revolution 
  
          Pourquoi plus ici qu'ailleurs? Le principal changement majeur à s'être produit depuis la Révolution tranquille dans la vie des Québécois, et qui expliquerait peut-être pourquoi le Québec possède l'un des plus haut taux de suicide masculin de tous les pays industrialisés, est l'élargissement de l'État. Si pour plusieurs la Révolution tranquille signale l'entrée du Québec dans la modernité, dans les faits, elle signale l'entrée en scène de l'État tel qu'on le connaît aujourd'hui: omniprésent. 

          Comme l'écrivait Jean-Luc Migué l'an dernier dans les pages du QL: « Concrètement, modèle québécois et révolution tranquille ont voulu dire gonflement de la taille de l'État par l'explosion des dépenses et l'alourdissement consécutif de la fiscalité: la part de l'État de l'activité économique est passée de 27-28% en 1960 à plus de 50% au début des années 90. » (LA RÉVOLUTION TRANQUILLE, UN TOURNANT POUR LE PIRE, le QL, no 56) 
 

 
     « L'homme traditionnel dont le rôle était de protéger et de subvenir aux besoins de sa famille a été détrôné par le bureaucrate. En tout cas, plus ici qu'ailleurs. » 
 
 
          Une des principales conséquences de ce gonflement de l'État dans la Belle Province aura été la transformation par le haut de la société, c'est-à-dire le remplacement des règles qui régissaient la vie des Québécois depuis des décennies par de nouvelles règles imaginées par une classe montante de bureaucrates. Des changements qui bien sûr ont eu d'importantes répercussions sur les rapports qu'entretenaient entre eux les citoyens, mais aussi sur tout ce qui touchait le domaine du privé. 
  
          Certains diront, « Oui, mais nous vivons dans un monde violent et impersonnel où tout va maintenant plus vite qu'avant et c'est la véritable cause du mal de vivre des Québécois ». Comment expliquer alors que les hommes d'ici se suicident plus qu'ailleurs? Les Québécois font-ils face à un monde plus violent ou impersonnel que d'autres ailleurs? Leur réalité est-elle pire que celle des Ontariens, des Américains ou des Australiens? Et les femmes, comment expliquer qu'elles ne se suicident pas en aussi grand nombre? 

          Peut-être s'accommodent-elles mieux d'un État-providence qui prend soin d'elles que leur tendre moitié. Comme Martin Masse le mentionnait dans un Courrier des lecteurs (le QL, no 70), « Ne trouvez-vous pas ironique de voir toutes ces féministes prétendument « libérées » des structures patriarcales et du pouvoir masculin clamer leur attachement au paternalisme d'État et exiger une dépendance encore plus grande envers le pouvoir public? » La Révolution tranquille n'aurait finalement pas changé grand-chose dans la vie des femmes: « Un homme, un programme, l'important c'est que je puisse élever mes enfants! »  

          Mais pendant que madame jouit de son nouveau statut, monsieur se questionne: « Si elle peut élever sans moi fiston, que sont devenues mes fonctions? Si elle n'a même plus besoin de moi pour la protéger, ai-je encore une quelconque utilité? » Il semblerait que non. L'homme traditionnel dont le rôle était de protéger et de subvenir aux besoins de sa famille a été détrôné par le bureaucrate. En tout cas, plus ici qu'ailleurs.  
  
          Si les années post-révolution tranquille « semblent offrir de meilleures possibilités d'avenir aux femmes » et que les hommes se retrouvent « dans un certain flou identitaire », c'est peut-être à cause de cette transformation par le haut de la société entreprise avec la Révolution tranquille. Ça expliquerait certaines choses. Ça confirmerait en tout cas ce que dit Migué: l'organisation centralisée de la société ne peut pas fonctionner: 

          Les décideurs publics [sont] incapables d'appréhender et de traiter l'infinie variété d'informations que la coordination sociale implique. [...] l'ordre qui règne dans une société repose sur la division et la combinaison des connaissances diffusées à travers la multitude des individus. [...] L'illusion fatale domine pourtant la pensée chez nous, selon laquelle la poursuite aveugle de leurs intérêts par les individus mène à l'arbitraire et au désordre, à moins que les experts de l'État, guidés par les élus, n'introduisent la rationalité dans ce chaos. (Étatisme et déclin du Québec: Bilan de la Révolution tranquille)
L'homme surprotégé 

          Il n'existe pas de solution magique. Cette « problématique » est évidemment très complexe. Mais pour s'y attaquer, l'État pourrait commencer par se retirer graduellement de la gestion au quotidien de la vie du citoyen pour le laisser se débrouiller davantage avec les conséquences de ses actes. Il pourrait cesser de l'encourager à adopter des comportements irresponsables et arrêter de le prendre pour un être « à améliorer » qu'il faut continuellement sensibiliser. 

          Plus facile à dire qu'à faire! La pléiade de groupes d'aide/de pression et d'intervenants sociaux que l'État a aidé à constituer au fil des ans refusent systématiquement de remettre en question quelque « acquis » que ce soit. Pourquoi s'attaquer au coeur du problème et risquer de rendre obsolètes des dizaines de programmes d'aide aux « bénéficiaires » quand on peut chercher de nouvelles façon de mieux (?) les encadrer – tout en conservant nos emplois bien rémunérés? 

          Nul ne peut douter des bonnes intentions des gens qui oeuvrent dans le domaine de la prévention du suicide, sauf qu'après plusieurs années d'intervention, force est de constater qu'eux et leur « patron » font davantage partie du problème que de la solution. 
  
 
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