Montréal, 17 mars 2001  /  No 79
 
 
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Pierre Desrochers est post-doctoral fellow à la Whiting School of Engineering de l'Université Johns Hopkins à Baltimore. 
 
LE MARCHÉ LIBRE
  
LES ÉCOSYSTÈMES INDUSTRIELS ET
LA NATURE DE L'ÉCONOMIE DE MARCHÉ
(seconde partie)
 
par Pierre Desrochers
  
 
          J'ai brièvement décrit dans ma dernière chronique le cas de la petite ville danoise de Kalundborg où certaines entreprises locales recyclent mutuellement leurs décharges industrielles. Bien que Kalundborg soit considérée par les experts du « développement durable » comme une rupture radicale avec les pratiques industrielles traditionnelles, je vais maintenant montrer qu'il n'en est rien.
 
Perspective historique sur Kalundborg 
  
          La « symbiose industrielle » est une conception de l'activité économique selon laquelle les sous-produits d'une entreprise devraient devenir les intrants d'une autre oeuvrant dans un domaine différent. L'ironie de la chose, comme je l'ai souligné dans une chronique précédente (voir THE SECRET PAST OF RESOURCE RECOVERY, le QL, no 44), c'est que les économies de marché ont toujours opéré de la sorte. En fait, bon nombre de commentateurs du tournant du siècle ont souligné le rôle des agglomérations urbaines à cet égard. 
  
          Peter Lund Simmonds(1) (voir LE LIBÉRALISME ET LE DÉVELOPPEMENT DURABLE, le QL, no 62) observe ainsi à partir de ses travaux sur les pratiques industrielles de l'Angleterre victorienne que les grandes entreprises ont souvent un avantage « en raison de la grande quantité de résidus à leur disposition » qui nécessitent souvent un appareillage sophistiqué pour leur traitement. Il ajoute cependant que « dans les grands centres industriels, les sous-produits de plusieurs usines peuvent également être assemblés », ce qui en facilite le traitement. Il ajoute que le London Post-Office Directory de 1873 contient plus de 2100 « manufacturiers, ou marchands » de sous-produits industriels, mais que leur véritable nombre est certainement beaucoup plus élevé, car plusieurs autres entreprises sont situées dans la banlieue londonienne.  
  
          L'économiste américain Edward Ross(2) observe le même phénomène quelques années plus tard aux États-Unis et explique en partie la croissance des agglomérations urbaines par « les grappes d'industries connexes qui gravitent autour des grands abattoirs, des raffineries et des usines de traitement de gaz, toutes engagées dans la récupération des sous-produits ». Charles Devas(3), un critique britannique de l'économie libérale, explique également la concentration géographique de l'activité manufacturière par, entre autres facteurs, « la croissance d'industries subsidiaires qui fournissent des matériaux et récupèrent les sous-produits, agissant de la sorte d'une façon qui ne serait pas profitable pour une entreprise isolée ». L'ingénieur Frederick Talbot(4) constate lui aussi une génération plus tard que la récupération des sous-produits « ne peut être conduite de façon profitable que dans les grandes villes en raison du volume de matériaux requis qui peut facilement y être assemblé ». 
  
  
     « L'idée de créer des "écosystèmes industriels" localisés, telle qu'elle a été promue par bon nombre d'académiciens, de fonctionnaires d'agences gouvernementales ou d'activistes communautaires, repose ultimement sur une méconnaissance profonde de la nature des économies de marché. » 
 
  
          Tous ces auteurs observent cependant que ces processus sont pratiqués à une échelle beaucoup plus grande qu'une région métropolitaine. Par exemple, un chroniqueur du Commercial Bulletin of Boston écrit vers 1870: « Parmi les nombreux sous-produits, une large portion du papier récupérée dans les États du sud est accumulée dans les villes portuaires et expédiée à Boston. Le principal lieu de collection est la Nouvelle-Orléans, où une entreprise en expédie pour plus de 300 000 $ par mois »(cité par Simmonds). (Ce qui équivaudrait à 6 millions $ aujourd'hui. Il faut toutefois garder à l'esprit que la population américaine n'est alors que de 40 millions d'habitants, contre plus de 260 millions aujourd'hui).  
  
          En Grande-Bretagne, la ville de Dewsbury (Yorkshire) est à l'époque la capitale mondiale du vieux chiffon de laine qui y est expédié de partout en Europe et en Amérique du nord (Talbot, 1920). On observe le même phénomène pour les cocons et les rebuts de soie dans d'autres villes du nord de l'Angleterre, Manchester: 
          The cocoons, after having had all the serviceable silk reeled from them, were formerly thrown away as worthless, but they are now shipped to Manchester from the Continent in considerable quantities. They are carded and made into silken thread, used for the lower description of silk goods. Of the waste or slave silk, called by the trade here « hubs and husks, » a large quantity is imported annually from France, China, the East Indies, Italy, etc. There is a large silk manufactory in Leeds, which employs 550 hands in manufacturing waste silk(5).
          À la même époque, plusieurs tonnes d'os récupérées à Londres sont expédiées quotidiennement à Paris, car, comme l'explique Peter Lund Simmonds, bien que les artisans britanniques soient capables de transformer les os en manches de brosses et plusieurs autres articles, ils ne sont toutefois pas aussi efficaces que leurs compétiteurs parisiens pour créer de la valeur ajoutée, que ce soit en termes de jouets ou d'objets décoratifs, et ne peuvent donc offrir un prix aussi compétitif pour les sous-produits que leurs compétiteurs parisiens(6). 
  
Rien de nouveau 
  
          Il est donc faux de croire que la récupération des déchets industriels a toujours été pratiquée à une échelle locale, ou même régionale. En fait, même à Kalundborg plusieurs entreprises fournissant des intrants ou recyclant des sous-produits sont situées à des centaines, voire même à plus d'un millier de kilomètres de la ville. Les cendres de la centrale thermique et le soufre de la raffinerie sont ainsi expédiés sur la péninsule du Jutland à quelques centaines de kilomètres de Kalundborg.  
  
          L'idée de créer des « écosystèmes industriels » localisés, telle qu'elle a été promue par bon nombre d'environnementalistes, d'académiciens, de fonctionnaires d'agences gouvernementales ou d'activistes communautaires, repose donc ultimement sur une méconnaissance profonde de la nature des économies de marché, car le recyclage des sous-produits industriels a toujours été prépondérant dans les économies de marché, mais jamais à une échelle aussi localisée qu'on le croit aujourd'hui. 
  
  
1. Peter Lund Simmonds, Waste Products and Undeveloped Substances: A Synopsis of Progress Made in their Economic Utilisation During the Last Quarter of a Century at Home and Abroad, 3rd edition, London, Hardwicke and Bogue.1876.  >>
2. Charles Devas, Political Economy, 2nd edition, London, Longman, Green, and Co., 1901.  >>
3. Edward Ross, « The Location of Industries », Quarterly Journal of Economics 10 (2): p. 247-268, 1896.  >>
4. Frederick Talbot, Millions from Waste, Philadelphia, J.B. Lippincott Company,1920.  >>
5. Andrew Ure, The philosophy of manufactures, or, An exposition of the scientific, moral, and commercial economy of the factory system of Great Britain, London, H.G. Bohn,1861.  >>
6. George E. Eyre and William Spottiswoode for Her Majesty's Stationery Office, Descriptive Catalogue of the Collection Illustrating the Utilization of Waste Products, Bethnal Green Branch Museum, London, 1875.  >>
 
Note: Le lecteur voulant une analyse beaucoup plus détaillée sur les écosystèmes industriels est invité à consulter mon texte « Eco-Industrial Parks: The Case for Private Planning ».
 
 
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