Perspective
historique sur Kalundborg
La « symbiose industrielle » est
une conception de l'activité économique selon laquelle les
sous-produits d'une entreprise devraient devenir les intrants d'une autre
oeuvrant dans un domaine différent. L'ironie de la chose, comme
je l'ai souligné dans une chronique précédente (voir
THE SECRET PAST OF RESOURCE RECOVERY,
le QL, no 44), c'est que les économies
de marché ont toujours opéré de la sorte. En fait,
bon nombre de commentateurs du tournant du siècle ont souligné
le rôle des agglomérations urbaines à cet égard.
Peter Lund Simmonds(1)
(voir LE LIBÉRALISME ET LE DÉVELOPPEMENT
DURABLE, le QL, no
62) observe ainsi à partir de ses travaux sur les pratiques
industrielles de l'Angleterre victorienne que les grandes entreprises ont
souvent un avantage « en raison de la grande quantité
de résidus à leur disposition » qui nécessitent
souvent un appareillage sophistiqué pour leur traitement. Il ajoute
cependant que « dans les grands centres industriels,
les sous-produits de plusieurs usines peuvent également être
assemblés », ce qui en facilite le traitement.
Il ajoute que le London Post-Office Directory de 1873 contient plus
de 2100 « manufacturiers, ou marchands »
de sous-produits industriels, mais que leur véritable nombre est
certainement beaucoup plus élevé, car plusieurs autres entreprises
sont situées dans la banlieue londonienne.
L'économiste américain Edward Ross(2)
observe le même phénomène quelques années plus
tard aux États-Unis et explique en partie la croissance des agglomérations
urbaines par « les grappes d'industries connexes qui
gravitent autour des grands abattoirs, des raffineries et des usines de
traitement de gaz, toutes engagées dans la récupération
des sous-produits ». Charles Devas(3),
un critique britannique de l'économie libérale, explique
également la concentration géographique de l'activité
manufacturière par, entre autres facteurs, « la
croissance d'industries subsidiaires qui fournissent des matériaux
et récupèrent les sous-produits, agissant de la sorte d'une
façon qui ne serait pas profitable pour une entreprise isolée
». L'ingénieur Frederick Talbot(4)
constate lui aussi une génération plus tard que la récupération
des sous-produits « ne peut être conduite de façon
profitable que dans les grandes villes en raison du volume de matériaux
requis qui peut facilement y être assemblé ».
« L'idée de créer des "écosystèmes industriels"
localisés, telle qu'elle a été promue par bon nombre
d'académiciens, de fonctionnaires d'agences gouvernementales ou
d'activistes communautaires, repose ultimement sur une méconnaissance
profonde de la nature des économies de marché. »
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Tous ces auteurs observent cependant que ces processus sont pratiqués
à une échelle beaucoup plus grande qu'une région métropolitaine.
Par exemple, un chroniqueur du Commercial Bulletin of Boston écrit
vers 1870: « Parmi les nombreux sous-produits, une large
portion du papier récupérée dans les États
du sud est accumulée dans les villes portuaires et expédiée
à Boston. Le principal lieu de collection est la Nouvelle-Orléans,
où une entreprise en expédie pour plus de 300 000 $
par mois »(cité par Simmonds). (Ce qui équivaudrait
à 6 millions $ aujourd'hui. Il faut toutefois garder à l'esprit
que la population américaine n'est alors que de 40 millions d'habitants,
contre plus de 260 millions aujourd'hui).
En Grande-Bretagne, la ville de Dewsbury (Yorkshire) est à l'époque
la capitale mondiale du vieux chiffon de laine qui y est expédié
de partout en Europe et en Amérique du nord (Talbot, 1920). On observe
le même phénomène pour les cocons et les rebuts de
soie dans d'autres villes du nord de l'Angleterre, Manchester:
The cocoons, after having had all the serviceable silk reeled from them,
were formerly thrown away as worthless, but they are now shipped to Manchester
from the Continent in considerable quantities. They are carded and made
into silken thread, used for the lower description of silk goods. Of the
waste or slave silk, called by the trade here « hubs
and husks, » a large quantity is imported annually from
France, China, the East Indies, Italy, etc. There is a large silk manufactory
in Leeds, which employs 550 hands in manufacturing waste silk(5).
À la même époque, plusieurs tonnes d'os récupérées
à Londres sont expédiées quotidiennement à
Paris, car, comme l'explique Peter Lund Simmonds, bien que les artisans
britanniques soient capables de transformer les os en manches de brosses
et plusieurs autres articles, ils ne sont toutefois pas aussi efficaces
que leurs compétiteurs parisiens pour créer de la valeur
ajoutée, que ce soit en termes de jouets ou d'objets décoratifs,
et ne peuvent donc offrir un prix aussi compétitif pour les sous-produits
que leurs compétiteurs parisiens(6).
Rien
de nouveau
Il est donc faux de croire que la récupération des déchets
industriels a toujours été pratiquée à une
échelle locale, ou même régionale. En fait, même
à Kalundborg plusieurs entreprises fournissant des intrants ou recyclant
des sous-produits sont situées à des centaines, voire même
à plus d'un millier de kilomètres de la ville. Les cendres
de la centrale thermique et le soufre de la raffinerie sont ainsi expédiés
sur la péninsule du Jutland à quelques centaines de kilomètres
de Kalundborg.
L'idée de créer des « écosystèmes
industriels » localisés, telle qu'elle a été
promue par bon nombre d'environnementalistes, d'académiciens, de
fonctionnaires d'agences gouvernementales ou d'activistes communautaires,
repose donc ultimement sur une méconnaissance profonde de la nature
des économies de marché, car le recyclage des sous-produits
industriels a toujours été prépondérant dans
les économies de marché, mais jamais à une échelle
aussi localisée qu'on le croit aujourd'hui.
1.
Peter Lund Simmonds, Waste Products and Undeveloped Substances: A Synopsis
of Progress Made in their Economic Utilisation During the Last Quarter
of a Century at Home and Abroad, 3rd edition, London, Hardwicke and
Bogue.1876. >> |
2.
Charles Devas, Political Economy, 2nd edition, London, Longman,
Green, and Co., 1901. >> |
3.
Edward Ross, « The Location of Industries »,
Quarterly Journal of Economics 10 (2): p. 247-268, 1896. >> |
4.
Frederick Talbot, Millions from Waste, Philadelphia, J.B. Lippincott
Company,1920. >> |
5.
Andrew Ure, The philosophy of manufactures, or, An exposition of the
scientific, moral, and commercial economy of the factory system of Great
Britain, London, H.G. Bohn,1861. >> |
6.
George E. Eyre and William Spottiswoode for Her Majesty's Stationery Office,
Descriptive Catalogue of the Collection Illustrating the Utilization
of Waste Products, Bethnal Green Branch Museum, London, 1875.
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Note:
Le lecteur voulant une analyse beaucoup plus détaillée sur
les écosystèmes industriels est invité à consulter
mon texte « Eco-Industrial
Parks: The Case for Private Planning ». |
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