Montréal, 12 mai 2001  /  No 83
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
  
LA STATUE À TI-POIL
 
par Martin Masse
  
  
          Ce n'est sans doute pas une coïncidence si, alors que l'Église perdait le contrôle de ses institutions, son influence et ses ouailles pendant les années 1960 et 1970, l'État acquérait en parallèle un prestige et accumulait un pouvoir sans précédent. La plupart des gens ont besoin de croire en une entité surnaturelle qui les guide et leur dit quoi faire et lorsque le petit Jésus et ses évêques ont perdu leur aura, ce sont l'État, ses politiciens et ses technocrates qui se sont revêtus des atours de l'autorité aussi bien temporelle que spirituelle.
 
          Les hommes d'État qui ont exercé ce pouvoir ont alors eu tendance à devenir sinon des dieux eux-mêmes, à tout le moins des saints, des surhommes, des géants. Se servir des « leviers de l'État » pour imposer par la force telle ou telle direction à la société et à la nation, dans ce nouveau catéchisme, c'est faire preuve de majesté et de grandeur et mériter une place au panthéon des « hommes qui ont marqué le cours de notre histoire » 
  
          Lorsqu'ils démissionnent ou qu'ils décèdent, leur mythe prend des proportions littéralement gigantesques. Ils deviennent rétrospectivement des guides cosmiques pour le peuple de brebis égarées, des « hommes qui ont marqué tout une génération », des esprits « qui ont incarné l'espoir de toute une nation ». C'est ce qui est arrivé il y a quelques mois lorsque le démagogue nationaliste Lucien Bouchard a quitté son poste de premier ministre du Québec (voir LUCIEN BOUCHARD, ENTRE LE CHARISME ET LA DÉMAGOGIE, le QL, no 75, et HE WAS NO GIANT) et l'année dernière lorsque le socialiste centralisateur Pierre Trudeau a quitté ce monde (voir L'HÉRITAGE EMPOISONNÉ DE PIERRE TRUDEAU, le QL, no 68). 
  
Saint Ti-Poil 
  
          L'ex-premier ministre péquiste René Lévesque, au pouvoir de 1976 à 1985, est sans doute l'homme d'État dans notre histoire récente qui se rapproche le plus de cet idéal de sainteté étatiste. On l'a qualifié de « père de la nation québécoise » pour avoir fondé le mouvement, transformé ensuite en parti, qui a lutté pour la séparation du Québec depuis plus de trois décennies. C'est aussi alors qu'il était au gouvernement (comme ministre libéral dans l'« équipe du tonnerre » de Jean Lesage au début des années 1960) que l'État provincial a débuté le mouvement soutenu d'expansion dans toutes les sphères d'activité économique et sociale que l'on a appelé la Révolution tranquille.  
  
          Le vice-président du Parti québécois, Fabien Béchard, décrivait ainsi son idole dans un texte diffusé en 1997, lors du 10e anniversaire du décès de Lévesque, texte qui exprime le mythe historique central du nationalo-étatisme tel qu'il s'est imposé ces dernières décennies (voir L'EXEMPLE DU PASSÉ QUÉBÉCOIS À L'ORÉE DU 21e SIÈCLE, le QL, no 73): 
          Jusqu'en 1960, le Québec avait pris du retard. Nous vivions dans une société cléricale, peu scolarisée, antisyndicale où patronage et politique faisaient bon ménage. Il faut donc considérer René Lévesque comme étant celui qui permit aux Québécois de prendre conscience de leur existence comme peuple et des capacités d'assurer leur développement. Bâtisseur d'une fierté oubliée, il a su canaliser nos forces et trouver les moyens de propulser le Québec dans la modernité. Durant les vingt-cinq années qui jalonnent sa vie politique, René Lévesque fera des gestes politiques motivés par la conviction profonde que les Québécois doivent maîtriser leur destin dans un souci d'égalité et d'équité. Il trouvera en l'État québécois l'outil privilégié pour atteindre ces objectifs.
          Sans Lévesque, nous serions encore une société arriérée. Sans Lévesque, nous ne nous serions pas développés. Sans Lévesque, nous n'aurions pu « canaliser nos forces » et devenir moderne. Sans Lévesque, nous ne maîtriserions pas notre destin. Sans Lévesque, nous n'aurions pas pris conscience de notre existence. Sans Lévesque, nous n'existerions tout simplement pas!  
  
Trop près du peuple 
  
          Malheureusement, la réalité physique ne correspond pas toujours au mythe étatiste. Ti-Poil, comme plusieurs l'appelaient affectueusement, faisait à peine, selon les sources, cinq pieds et trois pouces ou cinq pieds et cinq pouces. Et selon certains de ses apôtres, la statue grandeur nature dévoilée l'année dernière sur la colline parlementaire à Québec ne lui fait pas honneur.  
  
          C'est son épouse, Corinne Côté-Lévesque, qui avait voulu une oeuvre de cette taille, pour évoquer la personnalité d'un politicien qui se voulait populiste et près du peuple. Mais la statue est tellement petite que les passants et touristes se permettent de lui prendre la main et de se faire photographier lui tapant sur la tête. 
  
  
     « Trudeau et Lévesque, comme Bouchard, Landry ou Chrétien, sont en fait des politiciens interchangeables, si on fait abstraction de la capitale où ils ont réalisé leurs oeuvres; ils n'ont eu pour objectif, dans ce sempiternel débat, que d'augmenter leur pouvoir et celui du Léviathan qu'ils dirigent, à nos dépens. » 
 
 
          « Il faut à tout le moins qu'il repose sur un socle. Lorsqu'on veut rappeler un homme d'État à la mémoire collective, c'est un minimum » explique le président du caucus péquiste, François Gendron. Un minimum en effet.  
  
          « Chaque fois que je passe devant, j'ai toujours la même pensée: il faudra changer la statue et l'élever », ajoute son collègue Jacques Brassard, qui fut ministre sous Lévesque.  
  
          La statue sera donc vraisemblablement placée sur un socle et on discute même, à la Commission de la Capitale nationale (sic), d'en commander une autre qui ferait plutôt huit pieds et serait donc à la hauteur du personnage mythique qu'on souhaite honorer. 
  
L'héritage Lévesque 
  
          Si les étatistes ont tant besoin d'impressionner les foules avec des statues géantes et des phrases grandiloquentes, c'est bien sûr pour s'assurer que toute dissension basée sur une appréciation rationnelle de l'oeuvre de l'homme sera jugée impie et immédiatement rejetée du revers de la main. Essayons-nous quand même: qu'a fait René Lévesque pour mériter le titre de père de la nation et de grand homme d'État? Il a simplement utilisé plus que d'autres politiciens le pouvoir de coercition qui est la nature même de l'État.  
  
          La première grande « réalisation » de M. Lévesque en 1963 a été, alors qu'il était ministre libéral des Ressources naturelles, l'achèvement de la nationalisation de l'électricité, débutée sous Godbout en 1944. Nationalisation est un beau mot pour dire que les politiciens et bureaucrates se sont appropriés de force le contrôle de la propriété privée de ceux qui possédaient ces compagnies. Lévesque a donc créé le monopole géant, « l'État dans l'État », que nous connaissons aujourd'hui, une énorme bureaucratie gaspilleuse de ressources et inefficace qui devra un jour ou l'autre être de nouveau démantelée et privatisée, comme on le fait ces dernières années dans d'autres provinces et États du continent. 
  
          Dans l'héritage de Lévesque, on retrouve bien sûr au premier plan la loi 101, c'est-à-dire la loi qui établit les règles du nettoyage linguistique qui se poursuit dans cette province depuis un quart de siècle. Cette loi a confirmé l'existence de deux types de citoyens avec des droits différents: ceux qui parlent et utilisent la « langue officielle », et ceux qui se servent toujours de la langue de la « minorité nationale », tolérée mais à l'intérieur de certaines bornes seulement. Une police de la langue s'assure de faire respecter les restrictions décrétées et persécute commerçants et autres citoyens qui s'aventurent à utiliser des mots prescrits. Voilà pour « l'égalité et l'équité ». 
  
          À la fin de sa vie, M. Lévesque se disait d'abord et avant tout fier de sa loi sur le financement des partis politiques, une loi qui oblige les partis à produire des rapports financiers, à dévoiler l'origine des dons qui excèdent 200 $ et qui plafonne les dons à 3000 $ par électeur. Le but officiel était bien d'éliminer l'influence de soi-disant « caisses occultes » et de « mettre un terme à la domination du pouvoir de l'argent sur celui du citoyen » 
  
          En réalité, comme toutes les réglementations qui réduisent la marge de manoeuvre des joueurs extérieurs à l'establishment politico-étatiste (tel un Berlusconi en Italie – voir dans ce numéro BERLUSCONI, DUCE?), celle-ci visait à assurer le pouvoir continu des partis en place, en particulier celui qui pouvait compter sur une armée de bureaucrates et de syndiqués bien motivés à défendre leurs intérêts – alors que les citoyens ordinaires, en tant que consommateurs et payeurs de taxes, ont naturellement moins tendance à se mobiliser, comme l'explique de façon classique la théorie du Public Choice (voir dans ce numéro CHOIX POLITIQUES ET DICTATURE DE LA MAJORITÉ). Ce parti, évidemment, était celui de Lévesque. Un grand démocrate, bref, qui n'a pas hésité à manipuler subtilement la loi électorale pour asseoir son pouvoir et celui de ses acolytes.  
  
Politiciens interchangeables 
  
          On pourrait faire une longue liste des loi passées sous le régime Lévesque qui ont accru la taille de l'État, accru son emprise sur l'économie, accru le nombre de ses ingérences dans la vie des individus, accru l'ampleur des programmes sociaux et de la redistribution de la richesse, accru le pouvoir discrétionnaire des bureaucrates, etc., etc. Et c'est sans compter sa contribution centrale au futile débat qui déchire le Québec depuis quarante ans, c'est-à-dire lequel de nos deux États, le fédéral ou le provincial, devrait pouvoir nous écraser le plus sous le poids des taxes, des réglementations et des restrictions de toutes sortes à la liberté individuelle. Trudeau et Lévesque, comme Bouchard, Landry ou Chrétien, sont en fait des politiciens interchangeables, si on fait abstraction de la capitale où ils ont réalisé leurs oeuvres; ils n'ont eu pour objectif, dans ce sempiternel débat, que d'augmenter leur pouvoir et celui du Léviathan qu'ils dirigent, à nos dépens.  
  
          Quelqu'un peut-il mentionner une seule action politique dans la carrière de René Lévesque qui a permis d'augmenter l'espace de la liberté individuelle, ou de diminuer la concentration du pouvoir étatique? Aucune ne me vient à l'esprit, et même s'il y en avait, son impact serait insignifiant à côté de la montagne de lois liberticides que l'homme nous a livrée en héritage.  
  
          René Lévesque, pas plus que Trudeau, Bouchard et les autres, n'était un géant. Il n'a été qu'un petite despote nationalo-étatiste assoiffé de pouvoir, comme ses prédécesseurs et ceux qui l'ont suivi. Lévesque n'était qu'un pygmée, à tous égards, et pour une fois, la statue qu'on a consacrée à ce politicien, en plus d'être réaliste sur le plan physique, l'est aussi sur le plan politique. On devrait la laisser comme elle est.  
  
  
Articles précédents de Martin Masse
 
 
 
  
Le Québec libre des nationalo-étatistes  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
  
        « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »    

Alexis de Tocqueville   
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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