Montréal, 9 juin 2001  /  No 84  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
 
CRISE DE CRÉATIVITÉ AU CANADA?
PRIVATISEZ LA CULTURE!
 
par Gilles Guénette
 
     « Oh dear. I can't think of any metaphors this morning. I must be having a creativity crisis. That would figure, given that I'm a Canadian. »
 
 
          Pendant que près de 2500 personnes se dévêtaient pour le photographe américain Spencer Tunick devant le Musée d'art contemporain de Montréal, Patricia Pearson vivait une crise de créativité. Pendant que tout ce beau monde s'étendait nu sur le bitume froid du centre-ville, la chroniqueuse du National Post se penchait sur les recommandations d'un rapport du Conseil national de recherches Canada qui soutient que malgré l'existence de petites poches de créativité ici et là, le Canada est dans l'ensemble peu créatif. Et que si rien n'est entrepris dans les plus brefs délais, nous risquons d'exporter nos innovateurs plutôt que nos innovations ou de consommer des produits culturels élaborés à l'étranger plutôt qu'à la maison. Rien de tel qu'une bonne vieille crise pour créer l'état d'urgence!
 
De crises et de grands espaces 
 
          Peu créatif le Canada, voilà en gros le constat que dressent les auteurs du rapport Renaissance II: Créativité et innovation canadiennes au cours du nouveau millénaire – fruit de deux longues années d'étude et de discussion. Selon eux, des mesures concrètes doivent être mises de l'avant rapidement si l'on veut encourager les impulsions créatrices chez les Canadiens et ainsi générer cette culture d'innovation et de création tant souhaitée. Et dans la plus pure tradition de l'interventionnisme canadien, les auteurs recommandent la mise sur pied d'un National Task Force on Creativity, Inventiveness and Innovation. 
 
          Réflexe canadien s'il en est un, le recours à ces task forces mène immanquablement vers de longues séances de brassage de papiers qui elles mènent vers toujours plus de réglementations. Mais les principales entraves à la créativité ne sont-elles pas les règles et les restrictions? Comme l'écrivait Patricia Pearson, « Ask an architect why the city of Toronto, for all its wealth, is so pug ugly, and you will discover that a large part of the problem is neurotic safety codes. The great cities of the world have been built pêle-mêle in exuberant bursts of creative energy. That simply cannot happen when the government is looming over one's shoulder »(1). 
 
          Les crises, fussent-elles de la créativité, sont des subterfuges qui ne servent qu'à faire avancer les choses dans une seule et même direction: celle de l'intervention des gouvernements. Elles ne servent qu'à faire peur aux politiciens (et à la population) et à leur donner une excuse pour justifier les millions $ qu'ils vont débloquer pour tenter de les résorber (voir LA CRISE DE L'ÉTAT ET L'ÉTAT DE CRISE PERMANENT, le QL, no 2). Les crises ne servent en rien les intérêts de la majorité et se traduisent toujours par un « encadrement » accru d'un secteur donné. Or, l'encadrement est tout sauf souhaitable en création. 
 
Culture de « gatekeepers » 
 
          Le Canada baigne dans la réglementation. Avec ces restrictions en publicité (les codes pour l'alcool, le tabac, les médicaments, les enfants), en télédiffusion (l'administration du spectre des fréquences, l'allocation de permis de chaînes spécialisées), en radiophonie (les quotas de produits francophones et/ou canadiens, l'allocation de permis de diffusion), etc., et ces systèmes de bourses ou subventions gérés soit par des pairs (littérature, poésie, arts visuels...), soit par des fonctionnaires (cinéma, musique, télé...), comment imaginer stimuler quoi que se soit? Hmm... 
 
          Prenez le cas de la télé. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes gère les demandes de chaînes spécialisées au compte-gouttes même s'il n'a plus à composer depuis des années avec la gestion compliquée d'un spectre d'ondes hertziennes fini. Pourquoi ne pas laisser ce secteur s'administrer tout seul? Les entrepreneurs ne sont-ils pas les mieux placés pour savoir ce qu'ils peuvent ou ne peuvent pas offrir? 
 
          Non. Les bureaucrates du CRTC continuent d'administrer le secteur de la télédiffusion comme s'il n'y avait encore de place que pour une douzaine de chaînes dans l'offre. Pourtant, les téléviseurs à roulettes sont disparus depuis belle lurette! Il n'y a aucune raison de continuer à réglementer ce secteur si ce n'est que pour tenir occupés des centaines de fonctionnaires syndiqués (et bien rémunérés) et conserver un sentiment de contrôle sur la réalité – avec tous les avantages politiques que cela peut comporter: financement de partis, renvois d'ascenseurs, pots-de-vin... 
 
     « Les crises, fussent-elles de la créativité, sont des subterfuges qui ne servent qu'à faire avancer les choses dans une seule et même direction: celle de l'intervention des gouvernements. »
  
          Si par exemple une entreprise est persuadée de la viabilité d'une chaîne spécialisée dans les films de Série B au Canada et qu'elle se dit prête à y investir temps et argent, pourquoi l'en empêcher? Pourquoi ne pas laisser cette entreprise mener son projet à terme et se démener pour s'assurer de sa rentabilité? Pourquoi ne pas laisser les chaînes naître et disparaître? N'est-ce pas de cette façon qu'on créer de nouvelles opportunités pour nos entrepreneurs et nos artistes? N'est-ce pas de cette façon qu'on créer de la diversité dans un secteur donné? 
 
          De la même façon qu'il n'en coûte rien à personne lorsqu'un restaurateur ferme les portes de son établissement, il n'en coûte rien à personne lorsqu'une entreprise de télécommunication tire la plogue sur une chaîne spécialisée (Montréal serait-elle reconnue comme étant l'une des capitales mondiales de la gastronomie si le secteur de la restauration était réglementé de la même façon que l'est celui de la télédiffusion? Pas sûr...!). Laissons les entrepreneurs créer l'offre culturelle et la financer eux-mêmes. Encadrer leur démarche ne fait que créer des distorsions dans le marché – avec les résultats que l'on voit. 
 
          Prenez la radio. Durant des années des projets de radios consacrées à la musique country ont été présentés devant le CRTC pour la grande région de Montréal. Durant des années le Conseil les a refusé. Il y a un peu plus d'un an, il se ravisait et permettait à CJMS Country (située sur la Rive-Sud de Montréal) d'entrer en ondes sur la bande AM. Cette station de radio est maintenant l'une des plus dynamiques dans le genre. Elle est devenue une incroyable fenêtre pour les artistes locaux et est impliquée dans la présentation de nombreux concerts et festivals dans la grande région métropolitaine. 
 
          Bien sûr, la situation dans le domaine de la radiodiffusion est bien différente de celle qui prévaut dans celui de la télédiffusion – les bandes AM et FM sont des espaces finis contrairement à la câblodistribution qui, avec les avancées technologiques, est un espace à toute fin pratique infini –, toujours est-il qu'il y avait un marché pour une station comme CJMS Country dans la grande région montréalaise et que n'eut été de l'intervention du CRTC, ce marché serait possiblement plus important qu'il ne l'est présentement. 
 
De restrictions et de réglementations 
 
          Si les différents paliers de gouvernements remettaient tous les millions $ qu'ils « investissent » dans la culture – ou dans « l'observation » de la culture – dans les poches des consommateurs culturels et qu'ils leur laissaient le soin de décider de ce qui devrait exister ou pas, la culture canadienne serait beaucoup plus dynamique. S'ils laissaient aux consommateurs et aux entrepreneurs le soin de « subventionner » eux-mêmes ce qu'ils souhaitent écouter, lire et regarder, la culture canadienne ne pourrait être que plus pertinente pour chacun d'eux. 
 
          L'État ne rend pas service à ses artistes/fonctionnaires en les rémunérant même lorsqu'ils ne produisent rien ou en mettant de l'avant des mesures protectionnistes pour leur assurer une présence sur le marché. Ce système de règles et de critères d'admission ne sert que les intérêts d'une minorité de gros joueurs et empêche les plus petits artistes de vivre pleinement de leur art ou de se décrocher de plus gros cachets auprès d'une clientèle privée – celle-ci n'étant aucunement encouragée à financer la culture alors qu'elle est déjà surtaxée pour, entre autre, la financer. 
 
          S'il existe une crise de créativité quelque part, c'est dans le domaine de la recherche qu'elle se trouve – recommander la mise sur pied d'un énième task force dans un domaine déjà sur-étudié comme celui de la culture, c'est définitivement de faire preuve de peu de créativité... 
 
          Il n'y a pas un manque de créativité au Canada, la créativité est simplement trop réglementée. Les restrictions et réglementations qui encadrent ce secteur empêchent les artistes de créer et les entrepreneurs de risquer en toute liberté. Elles sont autant de freins qui empêchent notre culture de s'épanouir comme elle le pourrait. La culture canadienne serait fort plus dynamique si elle n'était pas tant réglementée et si, au lieu de constamment la décortiquer pour tenter d'en comprendre la mécanique, on la laissait aller. 
 
 
1. Patricia Pearson, « Creativity crisis? Canada rocks », National Post, 26 mai 2001, p. A14.  >>
 
 
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