Montréal, 3 août 2002  /  No 107  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
LES MÉDIAS ET LA MORT
 
par Gilles Guénette
 
     « He thought of telling her about the Arab with the cut throat, but decided against it, because it was a sensational story and nothing more. »
 
– Patricia Highsmith
The Tremor of Forgery,1969
 
 
          Depuis l'avènement du direct et des chaînes d'information continue en télé, ce ne sont plus les sources de nouvelles qui manquent ce sont les nouvelles. Des dizaines et des dizaines de bulletins de nouvelles et autant d'émissions d'affaires publiques se disputent maintenant notre attention pour nous offrir sensiblement une seule et même chose: du bruit. 
 
          Comme le mentionnait l'auteur du livre Media Unlimited, Todd Gitlin, dans l'édition du 15 mai de La Presse, « Le bruit et la vitesse sont des sources d'incertitude et d'agitation, pas des catalyseurs de réflexion. » Ça tombe bien, les médias électroniques ne sont pas là pour favoriser la réflexion, ils sont là pour rapporter des sous – et la nouvelle, bien entendu. Or, quoi de mieux pour attirer de gros auditoires – et d'importants commanditaires – que le sensationnalisme! 
  
          Ne reculant devant rien, nos chaînes généralistes et télés spécialisées nous rapportent jour après jour les détails les plus scabreux des derniers accidents de voiture ou de train ou de bateau, des plus récents meurtres ou tentatives de meurtres, des incendies, des écrasements, des explosions, et cetera. Mais toutes ces informations sont-elles vraiment pertinentes pour vous et moi? Poser la question, c'est y répondre. 
  
La mort, ad nauseam 
  
          Les bulletins de nouvelles, toujours selon Gitlin, sont fabriqués « pour faire en sorte que nous passions d'une réaction à une autre, de la joie à l'indignation à la colère à l'intérieur d'un très court laps de temps. [...] Les émotions suscitées par les informations télévisées sont superficielles et de courte durée. » Comme rien n'encourage la réflexion ou la prise de position, le téléspectateur se contente de laisser s'échapper l'occasionnel « Ah, que c'est épouvantable! » ou l'inutile « C'est donc triste! » de temps en temps lorsqu'il regarde ses nouvelles. 
  
          Au-delà des futilités qu'on nous sert en information télé, un élément revient constamment dans les reportages: la mort. Si on peut très bien vivre sans y être souvent confronté, ça devient pratiquement impossible lorsqu'on se tient « informé ». Ainsi, que ce soit de façon directe – un cadavre a été découvert dans un boisé de Pointe-aux-Trembles – ou de façon indirecte – certains hôpitaux doivent fermer leurs urgences les week-ends faute de médecins –, la mort (ou son ombre) est toujours présente. 
  
          Mais à quoi sert de savoir qu'un résidant de Gaspé s'est tué dans un accident de voiture hier soir? Et que les pinces de décarcération ont été nécessaires pour dégager son corps du tas de ferraille? Ou qu'une inconnue s'est fait tuer à l'aide d'un objet contondant? Et qu'une autopsie sera nécessaire pour confirmer son identité – son corps étant pour l'instant trop amoché? Ou qu'un incendie a complètement ravagé un duplex du quartier Chomedey à Laval? Et qu'une vieille dame a failli y laisser sa peau? 
  
          Pire encore, à quoi peut bien servir de savoir qu'un couple et ses deux enfants sont morts dans un accident d'autocar près de Chihuahua au Mexique? Ou que 83 personnes ont perdu la vie dans l'écrasement d'un avion lors d'un show aérien en Ukraine? Ou que deux Palestiniens, dont une adolescente, ont été tués par des colons en colère à Hébron? Ça ne sert à rien. C'est bien triste, mais bon... On n'y peut rien. Les accidents se produisent. 
  
          Il y a pourtant des millions d'automobilistes qui se sont rendus là où ils voulaient aller durant la journée; des millions de propriétaires ou locataires qui ne se sont pas retrouvés à la rue après que leur demeure ait été la proie des flammes; des milliards d'humains qui ne se sont pas fait assassiner ou qui ne sont pas morts de façon tragique à l'étranger... Et leurs histoires ne se rendent pas jusqu'à votre petit écran. Pourquoi celles d'une poignée de décédés triés sur le tas le devraient-elles chaque jour? 
  
     « Les "psys" et "autres ogues" de salon vous diront que c'est parce que la mort nous confronte à notre propre mortalité et qu'elle nous rappelle que tôt ou tard, notre heure sonnera. Mais a-t-on besoin d'être constamment confronté à notre propre mortalité pour se sentir vraiment en vie? »
 
          Des milliers de ces inconnus ont sûrement réalisé des choses dignes de mention durant leur journée. Il y aurait sûrement assez de matériel là pour remplir plusieurs bulletins de nouvelles par jour. Mais les médias, d'un côté de l'Atlantique comme de l'autre, choisissent de garder leurs caméras bien braquées sur les décès – tragiques de préférence – de quelques inconnus (quand ils ne se mettent pas carrément en mode « conditionnel » pour nous offrir des nouvelles du genre: des milliers de personnes pourraient mourir si... 300 millions d'Africains pourraient décéder si... L'humanité tout entière pourrait disparaître si...).  
  
          Étonnamment, toute une catégorie de décès est occultée à la télé. En effet, les médias évitent systématiquement de parler des suicides. Le Québec a beau avoir l'un des taux de suicide les plus élevés du monde industrialisé, les médias ignorent complètement le phénomène. La seule « variante » qui se rende jusqu'à nous est celle dans laquelle un homme s'enlève la vie après avoir tué femme et enfants. Sans doute sont-ce ces derniers éléments qui rendent la chose « d'intérêt public »... 
  
Les gens meurent, c'est la vie! 
  
          Qu'est-ce qu'elle nous dit au fond la lectrice de nouvelles lorsqu'elle souligne le décès d'un parfait inconnu? « Voyez comme vous êtes chanceux d'être en vie pour regarder ce bulletin. » « Surtout, faites attention! personne n'est à l'abri d'un bête accident. » Quand elle souligne des morts survenues à l'étranger, elle vous dit: « Voyez comme on est en sécurité chez nous. » « Surtout, restez ici bien branché! c'est beaucoup plus sûr. » 
  
          Et les gens restent bien branchés. Bouches béates, ils absorbent images et détails et en discutent même entre eux: « As-tu vu les images de l'accident en Ukraine? C'était impressionnant en maudit! » « À voir le tas de ferraille, ça a dû être un méchant accident! » Ces gens sont-ils vraiment intéressés par les tragédies qui frappent de purs inconnus à l'autre bout de la province – ou de la planète – ou sont-ils simplement en manque de sujets de conversation?  
  
          Une chose est sûre, la mort leur fait de l'effet. On n'a qu'à voir comment des embouteillages se forment sur les lieux d'un accident pour se rendre compte à quel point ils deviennent complètement gagas à la vue d'un cadavre – ou à la possibilité d'un cadavre. Tout le monde ralentit, s'étire le cou et espère apercevoir au passage un bout de bras, une cervelle ou une marre de sang... 
  
          Les « psys » et « autres ogues » de salon vous diront que c'est parce que la mort nous confronte à notre propre mortalité et qu'elle nous rappelle que tôt ou tard, notre heure sonnera. Mais a-t-on besoin d'être constamment confronté à notre propre mortalité pour se sentir vraiment en vie? Si l'on se fie à la place qu'occupe la mort à la télé, il semblerait que oui. Mais n'allez pas croire que ce soit là le but de l'exercice. Les gens des médias ne sont pas si songés que ça. 
  
          Si les médias continuent de nous alimenter en histoires de meurtres ou de morts tragiques – tels des pushers fournissant en drogues leurs clients junkies –, c'est que ça ne coûte pas cher, ça meuble du temps d'antenne et ça tient son auditoire accroc. Pas grave si la seule chose que le téléspectateur est en mesure de constater en recevant sa dose quotidienne d'anecdotes morbides, c'est que beaucoup de monde meurt à tous les jours sur Terre et que certains connaissent des morts plus tragiques que d'autres... 
  
          L'information est pourtant censée nous aider à mieux comprendre notre monde en donnant du sens à ce qui s'y produit jour après jour. L'information est censée faire en sorte qu'il soit plus facile pour l'« informé » d'y vivre sereinement. Ces histoires sensationnelles ne font rien de tout cela. Elles sont à peine bonnes à nous secouer sur le coup et à laisser des résidus d'images choc dans nos têtes – des résidus qui seront remplacés par d'autres lorsqu'une nouvelle tragédie surviendra quelque part. 
  
          De savoir que ces morts ont eu lieu n'a d'intérêt que pour ceux qui connaissaient les victimes – parents, amis, collègues de travail, et peut-être même voisins et témoins d'accident –, celles-ci faisaient parties de leur monde. Mais pour 99% de la population, ces nouvelles ne sont que du bruit, ce que l'auteur américain Bernard Goldberg qualifie de Newszak dans son excellent Bias (voir BIAS: COMMENT LES MÉDIAS DÉFORMENT LA RÉALITÉ, le QL, no 106). 
  
          Qu'on mette tout ces faits divers, ces morts et ces tragédies dans des émissions de style Catastrophes ou Accidents 911 et qu'on laisse les gens que ça intéressent les regarder là. Mais qu'on cesse de nous les faire passer pour de l'information. 
  
 
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