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Montréal, 3 août 2002 / No 107 |
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par
Gilles Guénette
Depuis l'avènement du direct et des chaînes d'information continue en télé, ce ne sont plus les sources de nouvelles qui manquent ce sont les nouvelles. Des dizaines et des dizaines de bulletins de nouvelles et autant d'émissions d'affaires publiques se disputent maintenant notre attention pour nous offrir sensiblement une seule et même chose: du bruit. |
Comme le mentionnait l'auteur du livre Media Unlimited, Todd Gitlin,
dans l'édition du 15 mai de La Presse, Ne reculant devant rien, nos chaînes généralistes et télés spécialisées nous rapportent jour après jour les détails les plus scabreux des derniers accidents de voiture ou de train ou de bateau, des plus récents meurtres ou tentatives de meurtres, des incendies, des écrasements, des explosions, et cetera. Mais toutes ces informations sont-elles vraiment pertinentes pour vous et moi? Poser la question, c'est y répondre. La mort, ad nauseam Les bulletins de nouvelles, toujours selon Gitlin, sont fabriqués Au-delà des futilités qu'on nous sert en information télé, un élément revient constamment dans les reportages: la mort. Si on peut très bien vivre sans y être souvent confronté, ça devient pratiquement impossible lorsqu'on se tient Mais à quoi sert de savoir qu'un résidant de Gaspé s'est tué dans un accident de voiture hier soir? Et que les pinces de décarcération ont été nécessaires pour dégager son corps du tas de ferraille? Ou qu'une inconnue s'est fait tuer à l'aide d'un objet contondant? Et qu'une autopsie sera nécessaire pour confirmer son identité – son corps étant pour l'instant trop amoché? Ou qu'un incendie a complètement ravagé un duplex du quartier Chomedey à Laval? Et qu'une vieille dame a failli y laisser sa peau? Pire encore, à quoi peut bien servir de savoir qu'un couple et ses deux enfants sont morts dans un accident d'autocar près de Chihuahua au Mexique? Ou que 83 personnes ont perdu la vie dans l'écrasement d'un avion lors d'un show aérien en Ukraine? Ou que deux Palestiniens, dont une adolescente, ont été tués par des colons en colère à Hébron? Ça ne sert à rien. C'est bien triste, mais bon... On n'y peut rien. Les accidents se produisent. Il y a pourtant des millions d'automobilistes qui se sont rendus là où ils voulaient aller durant la journée; des millions de propriétaires ou locataires qui ne se sont pas retrouvés à la rue après que leur demeure ait été la proie des flammes; des milliards d'humains qui ne se sont pas fait assassiner ou qui ne sont pas morts de façon tragique à l'étranger... Et leurs histoires ne se rendent pas jusqu'à votre petit écran. Pourquoi celles d'une poignée de décédés triés sur le tas le devraient-elles chaque jour?
Des milliers de ces inconnus ont sûrement réalisé des choses dignes de mention durant leur journée. Il y aurait sûrement assez de matériel là pour remplir plusieurs bulletins de nouvelles par jour. Mais les médias, d'un côté de l'Atlantique comme de l'autre, choisissent de garder leurs caméras bien braquées sur les décès – tragiques de préférence – de quelques inconnus (quand ils ne se mettent pas carrément en mode Étonnamment, toute une catégorie de décès est occultée à la télé. En effet, les médias évitent systématiquement de parler des suicides. Le Québec a beau avoir l'un des taux de suicide les plus élevés du monde industrialisé, les médias ignorent complètement le phénomène. La seule Les gens meurent, c'est la vie! Qu'est-ce qu'elle nous dit au fond la lectrice de nouvelles lorsqu'elle souligne le décès d'un parfait inconnu? Et les gens restent bien branchés. Bouches béates, ils absorbent images et détails et en discutent même entre eux: Une chose est sûre, la mort leur fait de l'effet. On n'a qu'à voir comment des embouteillages se forment sur les lieux d'un accident pour se rendre compte à quel point ils deviennent complètement gagas à la vue d'un cadavre – ou à la possibilité d'un cadavre. Tout le monde ralentit, s'étire le cou et espère apercevoir au passage un bout de bras, une cervelle ou une marre de sang... Les Si les médias continuent de nous alimenter en histoires de meurtres ou de morts tragiques – tels des pushers fournissant en drogues leurs clients junkies –, c'est que ça ne coûte pas cher, ça meuble du temps d'antenne et ça tient son auditoire accroc. Pas grave si la seule chose que le téléspectateur est en mesure de constater en recevant sa dose quotidienne d'anecdotes morbides, c'est que beaucoup de monde meurt à tous les jours sur Terre et que certains connaissent des morts plus tragiques que d'autres... L'information est pourtant censée nous aider à mieux comprendre notre monde en donnant du sens à ce qui s'y produit jour après jour. L'information est censée faire en sorte qu'il soit plus facile pour De savoir que ces morts ont eu lieu n'a d'intérêt que pour ceux qui connaissaient les victimes – parents, amis, collègues de travail, et peut-être même voisins et témoins d'accident –, celles-ci faisaient parties de leur monde. Mais pour 99% de la population, ces nouvelles ne sont que du bruit, ce que l'auteur américain Bernard Goldberg qualifie de Newszak dans son excellent Bias (voir BIAS: COMMENT LES MÉDIAS DÉFORMENT LA RÉALITÉ, Qu'on mette tout ces faits divers, ces morts et ces tragédies dans des émissions de style Catastrophes ou Accidents 911 et qu'on laisse les gens que ça intéressent les regarder là. Mais qu'on cesse de nous les faire passer pour de l'information.
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